Africa-Press – Gabon. L’arrestation d’Harold Leckat, directeur de Gabon Media Time (GMT), sur le tarmac de l’aéroport Léon-Mba de Libreville, le 15 octobre 2025, a tout d’un scénario écrit d’avance: un journaliste aux arrêts, une procédure disproportionnée, un récit de détournement monté en épouvantail. Officiellement, il s’agirait d’un dossier de “détournement de fonds publics” dans le cadre d’un contrat de communication entre GMT et la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC). En réalité, tout dans cette affaire respire l’acharnement, la manipulation et la volonté d’humilier un homme dont la liberté de ton dérange.
Les faits, en eux-mêmes, sont triviaux: un contrat signé en 2020 entre la CDC et GMT, d’un montant mensuel de 10,9 millions de FCFA, renouvelé jusqu’en 2023 – soit environ 460 millions au total. Pas d’appel d’offres, affirment les enquêteurs. Mais dans un pays où la quasi-totalité des marchés publics échappent à la concurrence, cette accusation tient du comique. Comme le rappelle Alain-Claude Bilie-By-Nze, «les faits supposés, s’ils étaient avérés, ne pourraient en aucun cas être qualifiés de détournement de deniers publics, puisque M. Harold Leckat n’était ni ordonnateur, ni comptable des fonds publics.»
Une interpellation théâtrale, un prétexte administratif
Lourde de sens, la précision de l’ancien Premier ministre déconstruit toute la rhétorique judiciaire. Pour Alain-Claude Bilie-By-Nze, cette affaire aurait dû être traitée devant le tribunal du commerce, entre deux entités juridiquement constituées. Et d’ajouter, dans un argument implacable: «Les autorités auraient été crédibles si elles avaient procédé de même pour toutes les entreprises ayant obtenu des contrats jugés léonins sans mise en concurrence. Faute de quoi, ce deux poids deux mesures confirme qu’il s’agit d’une cabale et que la plainte de la CDC ne sert ici que d’alibi maladroitement agencé pour justifier le forfait.»
L’Organisation Patronale des Médias (OPAM), présidée par Jean-Yves Ntoutoume, n’a pas mâché ses mots: elle fustige «la méthode cavalière» de la DGR, et rappelle que Leckat, journaliste connu et joignable, n’est pas «un terroriste, ni un fugitif, ni un individu susceptible de compromettre la stabilité des institutions de la République.» L’organisation pointe «le silence du procureur de la République, maître des poursuites, sur une affaire qui suscite une émotion légitime au sein de la corporation.». L’OPAM appelle à la libération immédiate du journaliste, tandis que d’autres médias interpellent directement le chef de l’État: comment un gouvernement qui se réclame de la restauration de la justice peut-il tolérer de telles dérives?
Deux poids, deux mesures: l’indignation de Bilie-By-Nze
Pour Bilié-By-Nze, le contraste est saisissant: «Quid des 97 % des entreprises ayant obtenu des marchés publics sans appels d’offres selon le ministère de l’Économie?» Ce chiffre, vérifiable dans les propres rapports de la Task Force sur la dette intérieure et extérieure, suffit à mesurer le cynisme de la situation. Des entreprises comme SOBEA, SOWAE ou Galaxy Corporation ont englouti des dizaines de milliards de francs dans des chantiers fantômes, surfacturé jusqu’à 60 % les travaux publics, ou facturé des moustiquaires à 55 000 FCFA pièce… sans qu’aucun dirigeant ne soit arrêté.
La Task Force, en novembre 2023, avait pourtant dressé un constat implacable: plus de 7 000 milliards de dettes publiques, des surfacturations à tous les étages, et une “tolérance zéro” promise… mais jamais appliquée. En juillet 2024, un autre rapport a révélé que l’Agence Nationale des Parcs Nationaux (ANPN) avait englouti 85 milliards sans infrastructures, 90 % des fonds ayant servi à son propre fonctionnement. Pas d’interpellation spectaculaire. Pas de menottes. Pas de DGR sur le tarmac.
Un pouvoir qui choisit ses coupables?
Dès lors, la question n’est plus de savoir si Harold Leckat est coupable, mais pourquoi lui. Pourquoi ce journaliste, critique, incisif, souvent frondeur envers le pouvoir, se retrouve-t-il à payer le prix fort d’un système qui, depuis des décennies, protège les vrais prédateurs? Nombreux sur les réseaux sociaux y voient une dérive dangereuse: «La justice n’est pas un instrument de vengeance ni un théâtre pour rassurer les foules. Quand elle s’en prend aux faibles et protège les puissants, elle perd son âme et trahit la République.»
Cette affaire dépasse donc le cas Leckat. Elle expose un mode opératoire: disqualifier les voix indépendantes, détourner l’attention de la gabegie publique, et offrir au peuple un coupable commode. Mais dans un pays classé 41e au monde pour la liberté de la presse, cette mise en scène grotesque sonne comme un retour en arrière.
La transition voulait “restaurer la justice”. Elle risque désormais de restaurer la peur. Car quand un journaliste devient un symbole de trop de liberté, c’est tout le corps social qui comprend que certains acteurs de l’espace public n’ont pas changé: ils ont seulement emprunté le costume du changement.
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