Africa-Press – Gabon. Sciences et Avenir: Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à l’affaire du chlordécone ?
Marie Baléo: C’est un cas d’école: une écrasante majorité des 730.000 Français vivant aux Antilles ont été contaminés par cet insecticide. Si les acteurs économiques de ce dossier ont agi avec une cupidité et un cynisme flagrant, l’État et certains élus ont également failli à de multiples reprises dans leur mission de protection des citoyens.
Au départ, pourtant, l’État via le ministère de l’Agriculture a joué son rôle en refusant d’homologuer le chlordécone dès 1968, le classant même parmi les produits toxiques.
Oui, car il appartient à la famille des organochlorés, dont certaines molécules, comme le DDT, avaient déjà prouvé leur toxicité. En Guadeloupe et en Martinique, un autre organochloré, le HCH (hexachlorocyclohexane), interdit en France métropolitaine en 1969, était pourtant resté autorisé pour traiter les bulbes des bananeraies attaqués par les larves de charançon ou les tiges souterraines ciblées par l’insecte adulte.
Il fallait 200 kilos de HCH pour protéger un hectare de bananes, car au fil du temps, le charançon était devenu plus résistant à cet insecticide, contre seulement quelques kilos par an de Kepone, le nom commercial du chlordécone. C’est ce qui explique pourquoi, en 1972, le Kepone a été autorisé dans le cadre de la culture de la banane et le HCH interdit.
Il faut aussi noter que ce pesticide ne se retrouve pas dans la pulpe de la banane, car il est très peu soluble dans l’eau et ne remonte pas dans la sève. Il n’atteint donc pas directement les consommateurs de bananes, ce qui a constitué une autre raison à son autorisation.
Quand des alertes ont-elles montré que cette molécule n’était pas sans risques ?
Les premières alertes remontent à 1962. L’entreprise Allied Chemical, inventrice de la molécule, avait réalisé une série de tests sur le chlordécone pour évaluer son potentiel sur le marché américain. Les résultats avaient révélé que, chez les rongeurs, le chlordécone agissait comme un perturbateur endocrinien, entraînant infertilité, stérilité et diminution de la taille des testicules chez les mâles. Par conséquent, aux États-Unis, le chlordécone était uniquement commercialisé comme appât pour les cafards et les fourmis.
En France ?
Les alertes sur la dangerosité du chlordécone ont commencé dès 1974, deux ans après le début de son utilisation dans les bananeraies, lorsque les ouvriers agricoles de Martinique en ont fait un axe de leurs revendications pendant les grandes grèves de cette année-là. Cependant, c’est des États-Unis qu’est venu un signal d’alarme fort, avec l’affaire de la ville de Hopewell en Virginie. Vingt-neuf ouvriers de l’usine Life Science Products, sous-traitant d’Allied Chemical et seul fabricant au monde de Kepone, ont été hospitalisés pour empoisonnement. Par la suite, les investigations ont révélé que le Kepone était également présent dans le James, le grand fleuve de Virginie, ainsi que dans sa faune aquatique, ce qui a conduit les États-Unis à interdire, en 1978, à la fois la fabrication et l’utilisation de cette molécule.
Puis en 1979, le CIRC (Centre International de Recherche sur le Cancer) publie un rapport sur les produits chimiques et conclut que le chlordécone est probablement cancérogène pour l’homme (classé groupe 2B), nuit à la fertilité et est foetotoxique.
Et pour la pollution des eaux et des sols de la Martinique et de la Guadeloupe ?
Deux rapports de chercheurs de l’INRA ont tiré la sonnette d’alarme: celui de Jacques Snegaroff en 1977, suivi de celui d’Alain Kermarrec en 1980.
Comment expliquer alors qu’en France, son interdiction n’intervienne pas à ce moment-là ?
Les producteurs de bananes se trouvaient dans une impasse. Depuis les années 1960, la culture de ce fruit s’est orientée vers une monoculture intensive centrée sur une seule variété dominante: la Cavendish. Cette spécialisation la rend particulièrement vulnérable. Les catastrophes naturelles ne tardent pas à le montrer: en 1979, l’ouragan David anéantit 90 % des bananeraies des Antilles, suivi, l’année suivante, d’un cyclone encore plus dévastateur, qui favorise également la prolifération du charançon.
Pas question donc de se passer du chlordécone. Or, Allied Chemical, principal fournisseur mondial, a cessé sa fabrication. C’est alors qu’une entreprise antillaise, les Établissements Laguarigue (aujourd’hui GLSA), décide, en collaboration avec l’entreprise française Calliope, basée à Port-La-Nouvelle, de produire le Curlone, un produit équivalent au Kepone. Ils obtiennent ainsi une autorisation de commercialisation pour un an.
Pour l’homologation définitive, donnée en 1986, l’industrie bananière exerce une forte pression sur les pouvoirs publics. Elle justifie sa demande par la fragilité économique de la filière, l’absence d’alternatives viables et la nécessité de préserver la paix sociale dans les Antilles françaises.
En 1991, la Commission européenne interdit le chlordécone. Comment a-t-il pu continuer à être utilisé dans les bananeraies jusqu’à la fin des années 1990 ?
Plutôt que de réfléchir à des alternatives déjà existantes (Counter ou Rugby), la filière banane, soutenue à l’époque par un député de Martinique, Guy Lordinot, plaide auprès des ministères pour obtenir plusieurs dérogations successives afin de trouver une solution de remplacement. Ces dérogations leur permettent non seulement de continuer à utiliser le chlordécone, mais aussi à faire des stocks pour poursuivre son épandage, très probablement jusqu’au début des années 2000.
Le ministère de l’agriculture a donc fait le choix de préserver la filière ?
Oui, pourtant l’Europe et l’État disposaient de leviers d’action pour encourager de nouvelles pratiques car cette filière bénéficiait (et bénéficie toujours) d’un soutien important de la part des pouvoirs publics. L’Union européenne avait mis en place des compensations financières pour les producteurs des pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) à la suite de la signature des accords avec l’OMC. Elle accordait également des subventions directes pour soutenir les exploitations en difficulté, et des aides ponctuelles ont été fournies par la France, comme les 22 millions d’euros alloués en 1993 en réponse à l’occupation du tarmac de l’aéroport de Fort-de-France par les planteurs.
Quelles sont les conséquences écologiques de ces vues à court terme ?
Le chlordécone est un polluant extrêmement persistant en raison de sa structure moléculaire robuste, composée d’atomes de carbone entourés d’atomes de chlore, ce qui lui confère une grande stabilité physique et chimique. Cette stabilité limite ses possibilités de dégradation, entraînant une rémanence dans les sols pouvant aller de quelques décennies à plusieurs siècles.
En Guadeloupe et en Martinique, cette pollution touche l’eau (90 % des sources d’eau en Martinique), les sols (20% de la surface agricole utile en Guadeloupe, 40 % en Martinique) et le système marin (toute la côte Atlantique et la baie de Fort-de-France en Martinique et toute la bordure de Grand Cul-de-Sac Marin en Guadeloupe).
Selon une étude de Santé Publique France menée en 2013 et 2014, près de 95 % des Guadeloupéens et 92 % des Martiniquais avaient alors des traces de chlordécone dans leur organisme. On attend avec espoir que la prochaine étude en cours révèle une diminution de ces taux.
La contamination provient principalement de l’exposition directe pour les anciens ouvriers agricoles et de la consommation d’aliments concentrant cette molécule pour le reste de la population. Parmi les aliments pollués figurent les légumes-racines (patates douces, ignames, carottes, navets, radis), les tubercules (dachine, madère) et certaines épices comme le gingembre et le curcuma. La viande bovine, la volaille et les poissons, notamment ceux situés en haut de la chaîne alimentaire, sont également affectés.
Manifestation « vérité et réparation » en hommage aux victimes du chlordécone à Fort-de-France (Martinique) le 28 octobre 2023. © Thomas THURAR / AFP
Du point de vue sanitaire ?
Le chlordécone est suspecté de favoriser les cancers de la prostate, comme l’a montré l’étude Karuprostate de l’Inserm en 2010, dans une région où une susceptibilité génétique existe déjà chez les Afrodescendants. On estime que 10 % des cas de cancer de la prostate qui se déclarent chaque année aux Antilles pourraient être liés à l’exposition au chlordécone. Par ailleurs, le suivi de la cohorte mère-enfant Ti-Moun a révélé des troubles du développement hormonal, du comportement, des pertes de motricité et une diminution du QI chez les enfants exposés. Ce pesticide augmente également le risque de prématurité, selon une recherche de l’Inserm publiée en 2014. D’autres résultats sont attendus, notamment ceux de l’étude KARU-FERTIL, qui examine l’impact du chlordécone sur la fertilité féminine, et un travail mené par l’ANSES sur l’exposition alimentaire actuelle des Antillais à ce pesticide.
Comment les pouvoirs publics ont-ils réagi face à la crise du chlordécone au fil des années ?
Pendant plusieurs années, les alertes scientifiques sur les dangers du chlordécone ont été ignorées ou minimisées. Des chercheurs ou fonctionnaires comme René Seux, Éric Godard, ou les professeurs Luc Multigner et Pascal Blanchet ont vu leurs travaux contestés ou négligés. En 2002, un nouveau scandale éclate lorsqu’un lot de patates douces en provenance de la Martinique, contaminé par le chlordécone, est saisi à Dunkerque. En 2007, le rapport du cancérologue Dominique Belpomme, malgré ses failles, a le mérite d’entraîner une première enquête sénatoriale. La France commence alors à prendre la mesure de l’ampleur du problème, et les plans chlordécone se succèdent. Le premier est lancé en 2008, et le 4e (2021-2027), mieux pensé que les trois premiers, est doté d’un budget de 92 millions d’euros. Parallèlement, l’Assemblée nationale a mené une Commission d’enquête en 2019, auditionnant beaucoup d’acteurs majeurs du dossier. Ce travail fait aujourd’hui autorité.
Du point de vue juridique ?
Le 2 janvier 2023, après seize années de procédure, la justice a prononcé un non-lieu dans le dossier du chlordécone, motivé par des raisons procédurales (absence de preuves, prescription) et estimant entre autres que, bien que des comportements négligents aient été identifiés chez certains acteurs économiques et pouvoirs publics, l’intention d’empoisonner la population n’était pas établie. Depuis, les plaignants ont déposé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) visant à remettre en cause l’exigence de l’intentionnalité pour caractériser le crime d’empoisonnement. La cour d’appel de Paris a accepté cette QPC le 13 novembre 2024, la transmettant à la Cour de cassation pour examen. La décision de la Cour de transmettre ou non le dossier au Conseil constitutionnel est attendue pour le premier trimestre 2025.
Quelles mesures ont été mises en place pour soutenir les travailleurs agricoles exposés au chlordécone pendant toutes ces années ?
En décembre 2021, le cancer de la prostate a été officiellement reconnu comme maladie professionnelle pour les ouvriers agricoles exposés aux pesticides, notamment au chlordécone. Cette reconnaissance permet aux travailleurs concernés de bénéficier d’une indemnisation, à condition de justifier d’une exposition professionnelle d’au moins 10 ans. Cependant, cette avancée reste largement symbolique. Selon des données rapportées par Le Monde, sur 174 demandes déposées aux Antilles , seulement 66 ont abouti à l’octroi d’une rente, avec un montant moyen de 300 euros par mois. Ces chiffres sont à comparer avec le nombre potentiel de victimes, qui se compterait en milliers, voire en dizaines de milliers.
Et pour les femmes ?
Pour l’instant, rien, alors que le cancer du sein est fréquent chez les anciennes ouvrières agricoles en Martinique et en Guadeloupe.
La plantation Leyritz est une ancienne exploitation coloniale située sur la commune de Basse-Pointe, en Martinique. Sur cette photo, prise en février 2008, des ouvrières s’affairent à mettre en caisse des bananes. La crise du chlordécone a ravivé les tensions entre la minorité blanche, les « békés », qui possèdent la majorité des grandes bananeraies, et les autres Antillais, dont beaucoup, descendants d’esclaves, travaillent comme ouvriers agricoles dans ces exploitations.© J-C.&D. PRATT / PHOTONONSTOP / AFP
C’est un prix très élevé à payer pour manger de la banane…
Oui, il y a eu une véritable incurie de la part du pouvoir politique, incapable de prendre des décisions responsables. L’ironie de l’histoire, c’est que la filière banane a réussi à se maintenir sans le chlordécone, grâce à l’utilisation de pièges à phéromones pour lutter contre le charançon. En revanche, d’autres secteurs économiques ont été durement touchés, comme la pêche: 75 à 80 % du poisson consommé aux Antilles provient désormais d’importations de pays tiers. L’agriculture vivrière, particulièrement sensible au chlordécone, en a également pâti, rendant encore plus délicate la mise en œuvre de l’autosuffisance alimentaire dans ces îles.
Il semble pourtant que cette histoire tragique n’ait pas servi d’avertissement aux politiques et aux hommes d’affaires locaux.
Une défiance profonde s’est installée vis-à-vis de la métropole. Un exemple frappant est la couverture vaccinale contre le COVID-19, nettement inférieure dans les Antilles par rapport à la métropole, témoignant d’un doute profondément enraciné dans une partie de la population. Les récentes manifestations contre la vie chère illustrent également ce malaise. Ce sont souvent les mêmes acteurs économiques qui détiennent à la fois les grandes bananeraies et le quasi-monopole sur l’importation des aliments et biens manufacturés. Il s’agit quasi exclusivement de grandes familles de Békés, ces descendants d’anciens colons ; ce sont eux qui, aujourd’hui, maintiennent artificiellement la vie chère sur ces îles. Tout cela est pourtant bien connu: Libération a récemment publié une nouvelle enquête sur le Groupe Bernard Hayot. Espérons que, cette fois-ci, un sursaut de courage politique permettra de changer la donne.
Le chlordécone, un nom qui résonne comme celui d’un désastre écologique survenu en Guadeloupe et en Martinique. Mais a-t-on vraiment pris la pleine mesure de cette affaire ? Comment cet insecticide, interdit dès 1978 aux États-Unis, a-t-il pu être massivement utilisé aux Antilles jusqu’au début des années 2000 ? Marie Baléo tente de répondre à cette question essentielle. En se plongeant dans le dossier du chlordécone, elle démêle les multiples facettes d’une histoire complexe. Le pari est réussi: le livre est accessible et éclairant. Une lecture instructive, à une époque où les préoccupations environnementales peinent à rester au cœur des priorités des décideurs politiques.
Les empoisonneurs, chlordécone: histoire d’un mépris français de Marie Baléo publié le 15 janvier 2025 aux éditions Grasset (prix: 22 euros)
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