Africa-Press – Gabon. En 2022, des travaux réalisés à partir de dents trouvées dans d’anciennes tombes confirmaient que la peste noire de 1348, pandémie la plus meurtrière de l’humanité avec ses 75 à 200 millions de morts, trouvait son point de départ le plus plausible en Asie centrale, près d’un lac de l’actuel Kirghizistan, environ dix ans plus tôt. En revanche, un mystère récalcitrant subsistait encore jusqu’ici: la raison pour laquelle cette épidémie avait été si cataclysmique et s’était propagée si rapidement dans l’Europe médiévale.
Une étude, publiée dans la revue Communications Earth & Environment et menée par des chercheurs de l’université de Cambridge et de l’Institut Leibniz pour l’histoire et la culture de l’Europe de l’Est (GWZO) à Leipzig (Allemagne), a permis de mettre en évidence ce qui serait le tout premier rouage de la machine infernale, ou, selon l’expression employée par l’équipe, le « tout premier domino à être tombé » dans la série d’événements qui a conduit à la dévastation du Vieux Continent par la peste noire: une éruption volcanique – ou une série d’éruptions – survenue au cours de l’année 1345.
Hiver volcanique
Mais quel est le lien entre une éruption volcanique et la propagation sans précédent de la bactérie Yersinia pestis, très probablement originaire des populations de rongeurs sauvages d’Asie centrale? La réponse tient en un mot: le climat. Ulf Büntgen, paléontologue du département de géographie de Cambridge, et Martin Bauch, historien du climat et de l’épidémiologie médiévaux à l’Institut Leibniz pour l’histoire et la culture de l’Europe de l’Est, ont exploité les informations stockées dans les cernes d’arbres de forêts des Pyrénées pour en arriver à une conclusion inédite.
Entre 1345 et 1347, durant trois années consécutives, la ou les éruptions ont provoqué une baisse des températures en raison du brouillard causé par les cendres et les gaz volcaniques. Les étés 1345, 1346 et 1346 correspondent en effet à des « anneaux bleus », un type particulier de cerne qui, en dendrochronologie, traduit un coup de gel précoce ou encore un refroidissement brutal en fin de saison qui interrompt la dernière étape de formation du bois, appelée la lignification. « Ces étés-là ont été particulièrement froids et humides », écrivent les chercheurs. « Si une seule année froide n’est pas rare, des étés froids consécutifs sont très inhabituels. »
La peste ou la famine
L’équipe a également compilé des sources écrites datant de cette période pour établir des parallèles: toutes font état d’une nébulosité inhabituelle et d’éclipses lunaires sombres, des phénomènes qui là encore suggèrent une activité volcanique. Interrogé par Sciences et Avenir, Martin Bauch explique que « si les éruptions elles-mêmes étaient connues, elles n’avaient suscité jusqu’ici que peu d’intérêt. » À vrai dire, il n’est même pas possible à ce jour de les localiser avec précision: « Des carottes de glace nous permettent seulement de dire que l’éruption (ou les éruptions) s’est produite sous les tropiques. »
La diffusion de la peste noire entre 1347 et 1351. Crédits: Wikimedia Commons
Et voici comment, à des milliers de kilomètres de l’Europe, l’activité d’un volcan a engendré la pire pandémie de l’histoire: ce ralentissement climatique a entraîné sur tout le pourtour méditerranéen de mauvaises récoltes, des pertes agricoles et une famine, contraignant les républiques maritimes italiennes de Venise, de Gênes et de Pise à importer en 1347 des céréales de l’empire mongol de la Horde d’Or, autour de la mer d’Azov. « Pendant plus d’un siècle, ces puissantes cités-États italiennes avaient établi des routes commerciales à longue distance à travers la Méditerranée et la mer Noire, ce qui leur permettait de mettre en place un système très efficace pour prévenir la famine », explique Martin Bauch. « Mais en fin de compte, même si ce changement de commerce céréalier a empêché une grande partie de l’Italie de mourir de faim, il a involontairement conduit à une catastrophe bien plus grave. »
Et pour cause: les navires qui transportaient des céréales depuis la mer Noire étaient infestés par des puces porteuses de Yersinia pestis, comme l’ont déjà établi des recherches antérieures. La suite, nous la connaissons: après l’arrivée des bateaux dans les ports italiens, la bactérie a suivi les axes marchands et les circulations humaines vers l’intérieur. En quelques années – cinq à sept ans -, elle a fini par gagner l’Europe du Nord.
Une lumière nouvelle sur les épidémies
Les chercheurs soulignent que la vague de froid liée à l’activité volcanique de 1345 n’a toutefois pas uniquement touché le bassin de la Méditerranée. « Elle a probablement sévi sur une grande partie de l’Europe occidentale et centrale ainsi que sur la Scandinavie, mais nous avons choisi de nous concentrer sur une région clairement définie », précise Martin Bauch. L’équipe a d’ailleurs pu démontrer que de nombreuses villes italiennes, même les grandes comme Milan et Rome, n’ont très probablement pas été touchées par la peste noire, apparemment parce qu’elles n’avaient pas eu besoin d’importer de céréales après 1345. De quoi laisser entendre que le lien entre le climat, la famine et les importations de céréales pourrait expliquer d’autres vagues de peste.
Un atlas du 14e siècle attribué à Abraham Cresques, offert en 1380 au roi Charles V de France. La section mise en évidence ici se concentre sur la Méditerranée orientale et la mer Noire. Les principales villes portuaires au cœur du commerce céréalier à longue distance, telles que Gênes, Venise, Messine, ainsi que Caffa et Tana, sont clairement indiquées par des drapeaux, soulignant leur importance économique stratégique. Crédits: Bibliothèque Nationale de France
« Les pandémies ne sont pas uniquement déclenchées par des agents pathogènes mais se produisent dans le cadre de systèmes socio-écologiques complexes: les réseaux commerciaux, les structures politiques et les fluctuations climatiques jouent tous un rôle. Ils forment les nombreuses pièces d’un puzzle qui, prises ensemble, expliquent la séquence concrète des événements », assure Martin Bauch.
Et même si la coïncidence des facteurs qui ont contribué à la peste noire semble « rare », pour les chercheurs, « la probabilité que des maladies zoonotiques apparaissent dans le contexte du changement climatique et se transforment en pandémies est susceptible d’augmenter dans un monde globalisé ». La pandémie de Covid-19 est encore suffisamment vive dans les mémoires pour nous le rappeler.





