Africa-Press – Guinee Bissau. L’incertitude n’est pas dans les choses mais dans notre tête”. Une récente étude pourrait concrètement confirmer cette assertion du mathématicien suisse Jacques Bernoulli.
Des images de synthèse pour représenter le degré de flou
Nous sommes au quotidien confronté à des environnement visuels complexes et à un ensemble de stimuli sensoriels à intégrer avant de prendre une décision. Le traitement de multiples informations en parallèle permet à notre cerveau d’adapter notre comportement à des situations très diverses. Cependant, le fonctionnement neurobiologique sous-jacent est encore mal compris. Dans une étude publiée le 23 juin 2023 dans Nature Communications Biology, des scientifiques ont utilisé des technologies novatrices pour comprendre l’activité des neurones du cortex visuel primaire en réponse à la présentation d’images reproduisant des situations d’incertitude. Sciences et Avenir s’est entretenu avec Laurent Perrinet, chercheur en neurosciences computationnelles dans l’équipe de l’Institut de Neurosciences de la Timone (CNRS / Aix-Marseille Université) et encadrant de thèse de Hugo Ladret, premier auteur de l’étude.
Reproduire dans une expérience de neurosciences la complexité du monde dans lequel on vit, tout en pouvant analyser les résultats de manière fiable, est un véritable défi. Laurent Perrinet a proposé d’utiliser des images de synthèse conçues pour reproduire un contexte visuel incertain. A l’instar des textures utilisées dans les jeux vidéo en deux dimensions, ces images représentent des motifs allongés, orientés plus ou moins dans la même direction. Quand tous les motifs présentent la même orientation, il est très facile de la deviner. En revanche, lorsque de nombreuses orientations sont mélangées, l’information visuelle est beaucoup moins claire.
Ces textures permettent de reproduire les images naturelles auxquelles nous sommes confrontés. Tandis que nous arrivons parfois à très bien identifier un objet, d’autres éléments perçus nous paraissent plus flous, plus incertains. Dans l’utilisation des textures, le problème est le même : il y a tantôt des lignes dont l’orientation est facilement identifiable, et parfois il y a des points dispersés dont on peine à voir une organisation précise.
L’utilisation de ces textures est novatrice. En effet, classiquement, les chercheurs en neurosciences utilisaient plutôt des formes assez isolées dans la stimulation des aires visuelles : un rectangle, un point, une ligne qui se déplace. “Le fait d’avoir des images aussi simples, c’est pratique pour faire des analyses. Mais ces formes isolées ne sont pas ‘écologiques’. Il faut alors trouver une autre façon de procéder pour reproduire notre monde plus complexe. D’autant plus que le cerveau est adapté à percevoir des images naturelles très riches”, explique à Sciences et Avenir Laurent Perrinet.
Le cerveau est fait pour percevoir à la fois des objets précis : leur forme, direction, orientation, contours, couleurs… Mais aussi pour comprendre des situations plus incertaines, afin d’interpréter le désordre et le chaos qui troublent nos anticipations. Les textures obtenues par images de synthèse sont une manière de reproduire les images naturelles auxquelles nous sommes confrontés. En partant d’une intuition théorique mathématique, l’équipe de Laurent Perrinet s’est tout d’abord demandé comment le cerveau peut laisser une place à l’incertitude.
A. Exemple de textures présentées lors des expériences. Le caractère incertain des images est associé au nombre d’orientations mélangées dans une images exprimée en degré, que l’on peut représenter sur un diagramme. Plus la courbe du diagramme est resserrée, plus les orientations sont similaires. Plus le diagramme est étalé horizontalement, plus il y a de motifs différents mélangés sur l’image. A gauche, les textures dont l’orientation est la plus facilement distinguable. A droite, les images les plus incertaines.
B. Les textures peuvent représenter les images naturelles auxquelles nous sommes confrontés au quotidien. Par exemple, si on réalise un diagramme représentant les distributions de l’orientation de quatre régions sur une image naturelle (photo prise par Hugo Ladret), on observe qu’il y a des régions dont l’orientation des motifs est claire, et des régions plus floues.
Des neurones spécialisés dans l’interprétation de l’imprécision
Les scientifiques ont enregistré l’activité de 249 neurones de chats anesthésiés. Ils ont observé la réponse des neurones dans l’aire visuelle primaire à la présentation d’images plus ou moins troubles. Ils ont observé qu’il y avait deux types de réponses neuronales à l’incertitude.
Les neurones “vulnérables” qui ne répondent que pour une certaine orientation. Ils sont très sensibles et vulnérables aux grands degrés de flou. Et les neurones “résistants” qui répondent aux stimuli visuels malgré le manque de précisions de l’information visuelle. Même lorsqu’on présente aux animaux des textures qui ne sont pas bien définies, c’est-à-dire dont l’orientation n’est pas distinguable, ces neurones continuent de répondre.
“Si on montre à une personne des textures qui figurent parmi les plus imprécises au sein de la gamme de texture, à partir de 30° d’imprécision, les personnes se trompent et ne trouvent pas l’orientation des lignes de la texture. Mais il y a tout de même des neurones qui répondent précisément !”, détaille Laurent Perrinet.
“Je te parie que dans le cerveau, il y a une représentation du flou”
Les chercheurs ont donc voulu aller plus loin que l’observation de l’activité des neurones. Ils ont regardé si, à partir de cette activité, il était possible de reconstruire le type de texture présenté en premier lieu. Ils ont réalisé ce décryptage grâce à des processus d’apprentissage machine similaires à ceux utilisés dans le Deep Learning. “Tout est parti de discussions entre nous et d’un pari entre les scientifiques ‘’je te parie que dans le cerveau, il y a une représentation du flou’”, raconte le chercheur.
L’expérience est menée de sorte à comprendre l’encodage de l’information visuelle, à partir de l’activité des neurones, grâce à une étape de “décodage”. Ainsi, on peut définir trois étapes :
L’encodage : l’information lumineuse causée par l’image est captée par les yeux.
Le codage : l’enregistrement de l’activité des neurones qui perçoivent cette information.
Le décodage : la traduction de l’activité neuronale via un programme de Machine Learning pour retrouver l’orientation des lignes sur l’image présentée à la première étape.
A la bonne surprise des scientifiques, cette étape de décodage fonctionne particulièrement bien : le logiciel décodeur peut retrouver l’orientation des lignes de la texture présentée en premier lieu de manière robuste et très proche de la réalité. Par ailleurs, lorsque l’image présentée était très brouillée, ils ont observé que le décodage est un peu moins exact et apparaît avec un court délai. Mais, malgré le flou, le décodage fonctionne tout de même étonnement bien.
Les résultats confirment que la population de neurones de l’aire visuelle primaire peut non seulement retrouver l’orientation d’un objet, mais également interpréter si l’information est précise ou non. Le cerveau est capable de se représenter les stimuli visuels imprécis et de distinguer à quel point une information visuelle est certaine ou pas. “Pour un réseau de neurones, il est important de pouvoir décrypter à la fois la nature d’une information mais également sa précision, cela pour participer à la prise de décision. Le cerveau fonctionne sans relâche, avec des neurones qui travaillent en groupe pour échanger et intégrer un ensemble d’informations, ce qui peut prendre du temps avant de prendre une décision de manière consensuelle. D’où l’importance de l’incertitude pour donner plus ou moins de poids à certaines informations, pour faciliter la prise de décision”, explique Laurent Perrinet.
Le cerveau, une machine à prédire
“Le cerveau ne devrait pas être considéré comme un ordinateur mais comme une machine à prédire. Un ensemble de cellules qui veulent notre bien et notre survie, en prenant des décisions avec un modèle probabiliste”, illustre Laurent Perrinet. Selon lui, il serait erroné de faire l’analogie entre le fonctionnement cérébral et celui d’un ordinateur qui fonctionne de manière séquentielle. La théorie du “cerveau prédictif” propose que les cellules neuronales fonctionnent en continu et en groupes, et ce, pour intégrer la multiplicité des informations sensorielles perçues, afin de prendre une décision. Pour que cette décision soit prise de la manière la plus fluide possible, malgré l’imprécision liée à nos sens, il serait nécessaire que les neurones fassent de la prédiction.
“On voit actuellement une révolution technologique dans le Machine Learning sur l’utilisation des réseaux profonds, ChatGPT etc… Ces technologies sont basées sur des réseaux de neurones qui permettent d’obtenir des performances extraordinaires, mais qui n’égaleront jamais celles du cerveau. Ce dernier consomme 5 à 20 Watts. Un GPU (Graphical Processing Unit, architecture alternative aux processeurs communément utilisés dans le Deep Learning, ndlr) actuel c’est 600 Watts, et celui qui a battu le champion du monde de Go c’est 20 Mégawatts !, poursuit le chercheur. C’est merveilleux qu’on puisse aujourd’hui utiliser ces intelligences de deep learning en santé ou pour plein d’autres activités. Mais, je pense qu’il faut garder en tête que ces technologies restent aujourd’hui très sensibles à des attaques. Cela ne semble pas être un problème si une technologie a pour simple tâche de distinguer un chat d’un chien. En revanche, cela peut être dangereux si on utilise des IA en imagerie médicale et qu’une variabilité dans les données reçues puisse influer sur la véracité du diagnostic. Si on voulait que les IA aient l’efficacité du cerveau, il faudrait inclure dans chaque nœud de ce réseau, en plus des valeurs, leurs précisions. Au lieu d’utiliser les réseaux actuels qui vont fonctionner de manière analogique, on pourrait mettre en place un fonctionnement probabiliste”. Le chercheur souhaite donner une place à l’incertitude. Exactement comme le fait notre cerveau.
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