Intelligence artificielle : où en est l’Afrique ?

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Intelligence artificielle : où en est l’Afrique ?
Intelligence artificielle : où en est l’Afrique ?

Par Dounia Ben Mohamed

Africa-Press – Guinee Bissau. REPORTAGE. Les débats montent autour des usages de l’IA dans le monde, l’Afrique n’est pas en reste. Quels sont les pays en pointe ? Quels sont les principaux défis à relever ?

« L’intelligence artificielle a fait les gros titres ces dernières semaines, pour de bonnes raisons. On ne sait pas encore comment elle affectera les emplois existants et quelles seront les préoccupations en matière de sécurité, mais il est aussi déjà possible de voir que c’est l’Afrique qui a le plus à gagner. » Cette déclaration du président Paul Kagamé, à l’occasion de l’ouverture de Transform Africa Summit, qui se tenait du 26 au 28 avril dernier à Victoria Falls, au Zimbabwe, résume l’idée générale qui se fait sur le continent au sujet de l’IA, de la technologie plus largement.

C’est un fait. Il y a bien une révolution numérique qui s’opère sur le continent. Accélérée par la pandémie Covid-19, elle a également révélé pendant la crise sanitaire son impact, tant sur le plan économique que sur la vie des populations africaines, notamment les plus isolées. Mais force est de constater que des défis, majeurs, demeurent afin d’assurer une connectivité de bonne qualité à tous, d’adopter les réglementations adaptées sur les plans nationaux et de les harmoniser sur le plan régional et continental, cela afin de mettre en place un écosystème favorable à l’essor des Tics en Afrique, et d’en augmenter l’impact sur les économies et les populations… Autant d’enjeux discutés pendant le sommet. Avec le même fil conducteur : accélérer la transformation digitale du continent. À travers le triptyque « Connecter, innover, transformer », le thème de cette édition.

L’Afrique reste la région la moins connectée du monde

Le président Paul Kagame a ainsi lancé un appel aux dirigeants africains et aux capitaines d’industrie participant au sommet pour qu’ils agissent rapidement et adoptent la technologie afin de « la faire fonctionner pour nous (l’Afrique) ». « Autrement dit, l’adapter au continent. Et le président, qui a inscrit le numérique au cœur de son modèle de développement, d’en énumérer les goulots d’étranglement. À commencer par la connectivité. La pénétration du haut débit mobile se répand rapidement, mais plus de 60 % des Africains qui y ont accès ne l’utilisent pas. » Aussi, pour s’assurer que tout le monde ait accès à un haut débit abordable et dispose d’un appareil intelligent, « nous devons également continuer à réduire les coûts, a souligné le président. L’une des raisons pour lesquelles de nombreux Africains ne profitent pas pleinement de l’Internet est qu’ils ne sont pas encore à l’aise avec l’interface ou, parfois, la barrière de la langue ».

Évoquant les questions de l’identité numérique et la cybersécurité, il a également invité ses pairs, dans ce contexte de mise en place de la zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) à mettre en place le réseau « Une seule Afrique ». « Nous devons faire en sorte que les identités numériques des individus et des entreprises soient transférables au-delà des frontières, tout en utilisant la technologie pour réduire les obstacles au commerce. » Et d’assurer : « Tout cela est à notre portée. Il nous suffit d’agir plus rapidement avec un sentiment d’urgence. » Et d’adopter une approche collaborative.

« Nous ne pouvons pas continuer à consommer du contenu et des services provenant d’autres pays, et nous devons le faire collectivement », explique Thulagano Merafe Segokgo, ministre des Communications, de la Connaissance et de la Technologie du Botswana. Le pays, d’ores et déjà modèle en matière de démocratie et de développement socio-économique, mise également sur le numérique pour accélérer le rythme et devenir à terme un hub technologique régional et un pays exportateur de technologie.

Si à ce titre le Botswana a adopté une ambitieuse stratégie « SmartBots » pour mettre en place un cadre favorable à l’éclosion du secteur sur le territoire national, il aspire également à se « connecter » à ses voisins, au reste du continent. « Nous nous sommes parfois concentrés sur la connectivité à Internet et aux câbles sous-marins. Pour que nous soyons connectés au monde développé déjà avancé à ce niveau. Je pense qu’il est nécessaire, en tant que pays africains, que nous accordions une attention particulière à la connectivité sur le continent, de sorte que j’accède à un contenu au Congo, et ainsi de suite. Nous devons prêter attention à l’interopérabilité, à la capacité d’échanger et de partager des informations à travers le continent, de faciliter le commerce, de faciliter la circulation des personnes. Pour que nous puissions effectuer des transactions en toute transparence sur le continent. »

L’épineux problème des infrastructures

Les infrastructures. C’est effectivement la base de tout développement numérique. « Une tâche gigantesque si vous essayez de le faire, en tant que pays seul, reconnaît le ministre. Mais vous pouvez reproduire les efforts et les succès déployés dans d’autres pays. Nous n’avons pas besoin d’inventer la roue dans tous les pays. Car nous savons aujourd’hui qu’il y a un énorme potentiel et que lorsque nous le faisons collectivement, il y a des opportunités pour nous tous, pour tous nos citoyens, parce que nous savons que nous sommes confrontés, en tant qu’Africains, aux mêmes défis, notamment un taux de chômage des jeunes important. Si nous ne nous y attaquons pas, l’Afrique ratera le train. »

Ce qui demande également l’implication du secteur privé. À commencer par les fournisseurs d’Internet. Parmi lesquels Dandemutande, un des huit fournisseurs d’accès à l’Internet présents au Zimbabwe. « Nous sommes, en termes de parts de marché, le troisième fournisseur d’accès à l’Internet (38 %), indique son CEO, Never Ncube, par ailleurs président de l’Association des fournisseurs d’accès à l’Internet du Zimbabwe, une organisation qui travaille en étroite collaboration avec notre régulateur et qui cherche à voir comment nous pouvons changer la dynamique du marché en ce qui concerne la connectivité et la technologie », souligne-t-il.

« Nous avons vu au Zimbabwe une adoption assez agressive des technologies. Cette évolution a été en partie accélérée par le Covid-19. De toute évidence, le Covid a forcé de nombreuses personnes à quitter leur bureau pour travailler de chez soi ou ailleurs. En même temps, il a également fait prendre conscience que la technologie est là et que plus personne ne peut s’en passer. En effet, les gens passent beaucoup de temps dans des réunions virtuelles, ils veulent accéder à leurs données en déplacement, et tout cela peut se faire avec l’aide des différents types de technologies que nous fournissons. » À condition de bénéficier d’une bonne connexion, à haut débit. « En tant que fournisseurs d’accès à l’Internet, nous avons joué un rôle de premier plan dans l’amélioration de l’accès à la technologie, assure le dirigeant. En particulier au cours des trois dernières années, notre taux de pénétration de l’Internet au Zimbabwe est passé de 61 % à 62,2 % à la fin de l’année dernière. Il est donc évident que cela témoigne de l’adoption de la technologie. »

D’autant que pour le gouvernement, selon sa vision 2030, qui vise à faire du Zimbabwe une économie de classe moyenne supérieure d’ici 2030, l’un des moteurs est la création d’une économie numérique. Une stratégie nationale a été adoptée à cet effet qui met l’accent sur l’agriculture intelligente, sur les villes intelligentes, sur l’exploitation minière intelligente et bien entendu, sur le tourisme, les principaux moteurs de l’économie. Et premier chantier mis en place, le déploiement de l’infrastructure, en particulier dans les marchés mal desservis, principalement dans les zones rurales. « Des stations de base ont été déployées pour assurer la connectivité dans les zones rurales. Sur le plan réglementaire, elle a également élargi le cadre d’octroi de licences pour inclure des acteurs qui peuvent obtenir des licences au niveau provisoire, au niveau rural, de sorte que des acteurs peuvent venir et se déployer sur ces marchés mal desservis. » De quoi attirer le secteur privé.

Le coût de la connectivité freine l’avancée de l’économie numérique

Reste un challenge, commun aux autres pays du continent : l’accès au financement. « L’accès au financement et aux capitaux étrangers demeure un défi. C’est d’ailleurs ce qui a retardé le rythme d’expansion des infrastructures. Le Zimbabwe n’étant pas très présent sur le marché des capitaux. La plupart des projets sont financés par des ressources propres ou par le gouvernement, qui subventionne les infrastructures dans les zones rurales », indique Never Ncube. Le gouvernement a en effet mis la main à la poche en investissant dans des entreprises nationales, TelOne et NetOne, pour s’assurer du déploiement des infrastructures.

Mais pour un pays enclavé comme le Zimbabwe qui se fournit chez ses voisins, le Mozambique et l’Afrique du Sud, notamment, le coût de la connectivité reste élevé. « C’est l’une des choses sur lesquelles nous travaillons, parce que les services numériques peuvent exister, mais si vous avez une population qui ne peut pas y accéder, cela signifie évidemment qu’elle ne peut pas participer à cet effort. »

De même, pour protéger les citoyens et les entreprises, le Zimbabwe a signé la convention de Malabo sur la cybersécurité il y a trois ans. « Nous avons également promulgué une loi sur la protection des données. »

Changer d’échelle pour atteindre le plus grand nombre

C’est un des autres, et principaux, chantiers de la transformation digitale. La réglementation. Mettre en place les politiques nationales qui assurent la protection des citoyens tout en favorisant le développement du secteur, c’est la charge qui incombe aux dirigeants du continent. C’est le travail qui a notamment été mené en Tunisie, avec l’adoption du Startup Act en 2018, devenu une référence et depuis adapté par un certain nombre de pays du continent. « L’expérience a été menée de l’écosystème vers le haut, avec le gouvernement qui a pris par la suite le relais et a donné son soutien à une telle démarche », indique Salma Baghdadi, directrice de l’écosystème des start-up à smart Capital, l’institution qui dirige la mise en œuvre du Startup Act et de Startup Tunisia.

Un processus toujours en cours d’adaptation et d’évolution. « Aujourd’hui, la Tunisie refait l’expérience et reprend la boucle dès la première étape et essaie de faire remonter les attentes et les demandes de cet écosystème pour favoriser un environnement d’innovation. » Et de souligner « les soucis, la transformation digitale d’il y a cinq ans n’est plus la même aujourd’hui et on n’arrive même plus à anticiper sur ce qu’il en sera de l’innovation de demain. La difficulté et le challenge, c’est de créer des cadres légaux qui sont porteurs de l’innovation sans essayer de la définir ou de lui mettre un cadrage très clair. Il faut juste mettre en place la plateforme qui va porter l’innovation tout en in fine protégeant le consommateur, le citoyen en termes d’information et de données personnelles, d’usurpation d’identité, de cyberviolences, etc. C’est cela finalement la responsabilité du cadre légal et il faut se dire que l’innovation est essentiellement une source positive de progrès, il faut l’utiliser dans ce sens-là. Ramener l’innovation à des challenges que l’on n’arrive pas à réduire depuis des décennies, la gestion des ressources naturelles et l’environnement par exemple. Pour moi, c’est sur cela que doit se focaliser. »

En attendant, il s’agit également d’harmoniser les politiques nationales sur le plan régional et continental, et là encore, l’expérience tunisienne se veut instructive. « Les ministres tunisiens et algériens en charge ont signé une convention fin 2022 et ont commencé à travailler sur les deux cadres. Afin que le label Smart Tunisia ait de la valeur en Algérie et vice et versa. Cela avance bien et c’est un cas pratique sur lequel on peut construire en ce qui concerne les différents start-up act en train d’être mis en place en Afrique et les autres formes de réglementation. »

Des pays leaders

L’Algérie, inspirée par la Tunisie, mais également bousculée par une génération d’entrepreneurs 2.0, a vu également se développer ces dernières années un écosystème numérique dynamique qui s’est traduit par l’adoption d’une nouvelle réglementation, la mise en place d’un fonds destiné à soutenir les start-up et l’innovation made in Algérie et d’autres mesures destinées à favoriser l’éclosion d’écosystème numérique en mesure d’accélérer la transformation de l’économie, encore largement dépendante de la rente pétrolière et du gaz.

Mais là encore, il s’agit d’aller plus vite. « C’est une question de compétitivité. Si on est sur un marché, on doit être compétitif sur les prix. Si on veut atteindre le résultat escompté, il faut être compétitif dans notre production, rappelle le Franco-Algérien Ammar Khadraoui, CEO d’Asmos consulting. Dans un monde globalisé, l’Algérie a ses barrières, mais reste dans la globalisation, elle sera comparée à d’autres marchés. » Seule entreprise en Afrique à faire du serious game et qui opère pour le compte d’institutions internationales et de multinationales en Afrique et au Moyen-Orient, invite ses pairs « à l’excellence ». « Il faut comprendre les standards internationaux. Les multinationales sont toujours dans cette exigence de compétitivité. Il faut mettre la transformation au cœur du quotidien. » Ceci dit, nuance-t-il, « le digital a cassé les frontières du droit d’entrée. Aujourd’hui, on peut être à Alger, Victoria Falls ou en Thaïlande et travailler pour la même multinationale aux États-Unis, sans diplôme, mais à condition de maîtriser l’IA. Cela bouleverse les usages. »

On y revient. Si pour ce dernier, on ne peut passer à côté et rattraper le virage technologique, il ne faut pas en sauter les étapes majeures. « Comment veut-on y arriver sans les systèmes, la maîtrise des ingénieries, le savoir dans la robotique, la touche de manageur et de leader qui ont la vision, la productivité pour aller sur les marchés… Finalement, l’humain, ce qui était notre chance, est devenu notre frein. On ne veut pas être des robots, mais si on ne process pas, si on n’automatise pas, finalement, on laisse la place à la non-compétitivité. »

Un sentiment partagé par son compatriote, Ali Morsli, directeur général d’Icosnet, un fournisseur d’Internet présent en Algérie depuis deux décennies. « Ce qui est important dans cette révolution, c’est qu’elle se base sur le savoir et sur l’humain. Or, dans nos pays, on est en train de former des personnes qui vont aller, faute d’opportunités chez eux, dans d’autres pays. Il faut protéger nos ressources. Ce qui commence par lui offrir un environnement favorable. Il faut valoriser la ressource humaine. »

De la même manière, explique-t-il qu’il faut installer des data center localement. « Nous avons démarré l’activité de cloud consulting et le data center. Nous en avons deux, à Alger et Oran. C’est une activité en pleine croissance. Nous aurons une importante demande à ce niveau dans le futur. À l’ère de la numérisation, il faut offrir des hébergements à ces plateformes en train de se construire. C’est une question de souveraineté. »

Des enjeux sur lesquels il faut sensibiliser les leaders africains comme les citoyens. « On a le sentiment que certains pays ou institutions dans certains pays voient la transformation numérique comme un effet de mode. En réalité, c’est un nouveau paradigme qui est en train de s’instaurer de manière silencieuse et qui change le mind set. La première des choses à faire est de sensibiliser et faire comprendre ce qu’est cette révolution numérique. C’est une nouvelle intelligence collective, ce n’est pas juste un nouvel outil ou une digitalisation d’actes physiques, c’est cela mais beaucoup plus. Il faut monter dans ce train avant qui ne soit trop tard. Sinon, on sera colonisé numérique ! »

Tenir compte des réalités africaines

Un défi qui ne sera relevé sans une capacité d’« africanisation » autrement d’adaptation de la technologie aux besoins et réalités du continent. « Souvent, il n’est pas nécessaire de réinventer la roue. Lorsque des politiques existent ailleurs dans le monde et qu’elles peuvent être adaptées à nos contextes africains, nous devrions le faire, plaide Athman Ali, conseiller principal tech et transformation digitale et responsable national du Tomorrow Partnership au Tony Blair Global Institute for Change (Rwanda, Afrique/Asie), et, à ce titre, conseiller principal en matière de politique et de stratégie auprès du ministre et du secteur des Tics et de l’innovation, au Rwanda. Le GDPR de l’UE a servi de base aux efforts déployés par de nombreux pays africains pour élaborer leurs propres lois sur la protection des données et de la vie privée. Les pays africains devraient également aspirer à créer leurs propres “normes d’excellence” que les autres pays africains pourraient imiter et adapter. L’harmonisation des politiques nationales avec les politiques régionales et internationales, afin que l’Afrique évolue de manière synchronisée. Il existe des possibilités de politiques régionales et africaines : l’identification numérique, la confidentialité et la protection des données, l’infrastructure en cloud, l’infrastructure Internet et mobile ne sont que quelques exemples de domaines dans lesquels les politiques nationales, lorsqu’elles sont harmonisées avec les politiques régionales et africaines, peuvent dégager une plus grande valeur. »

Et « investir dans les compétences numériques des citoyens africains », exhorte-t-il. Former les jeunes d’aujourd’hui qui seront en mesure de porter cette Afrique numérique de demain, c’est en effet un autre des grands chantiers à aborder. Sachant qu’avec l’IA, 80 % des métiers d’aujourd’hui vont disparaître dans les vingt années à venir, sans doute moins, les systèmes d’enseignement et de formation africains sont loin d’être mis à jour…

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