Africa-Press – Madagascar. Avez-vous déjà vu le film Le Monde perdu: Jurassic Park ? Marion Montaigne, oui, et pas qu’une fois. Ni même deux ou trois. Elle l’aurait visionné plus de 400 fois selon la légende, ou plutôt son nouvel album Nos mondes perdus, dans lequel s’entremêlent la genèse d’une discipline – la paléontologie – et la naissance de sa propre destinée de dessinatrice de BD scientifiques. Premier réflexe: on se méfie. Puis on rit: on n’est pas sans savoir que l’intéressée adore manier, dans ses planches, l’art de l’exagération comique. Ce sens de l’hyperbole loufoque, de l’exubérance absurde, constitue d’ailleurs l’un des ingrédients principaux de son succès, celui qui lui a valu de recevoir, par exemple, deux fois le prix du public au prestigieux festival de la BD d’Angoulême (en 2013 et en 2018). Il est loin d’être le seul.
“Je suis libre de choisir ce dont je parle”
De quoi est faite la méthode Montaigne ? Pour le savoir, lire Nos mondes perdus, dans lequel, pour la première fois, la dessinatrice dépasse sa pudeur naturelle et se livre sur son parcours personnel, est particulièrement instructif. On peut aussi poser la question à la bédéaste elle-même. Quand elle se met à parler, elle ressemble un peu à son dessin: vif, percutant, brouillon aussi.
On a parfois l’impression que ça part dans tous les sens, que la fin de ses phrases va se perdre dans les méandres de son cerveau qui mouline et qui est déjà en train de rebondir sur la prochaine idée, et dans le volume de sa voix tantôt vive et enjouée, tantôt hésitante et presque intimidée. Puis, alors qu’on pense que le chaos et l’entropie l’ont emporté, surgit une blague bien sentie et on retombe sur nos pieds. “Contrairement à vous, journalistes, je suis libre de choisir ce dont je parle, commence-t-elle par expliquer. Là où vous êtes obligés de traiter l’actualité et, par exemple, de vous coltiner un sujet sur les ondes gravitationnelles, moi je peux dire non. C’est une grande chance. ”
Dans les premières pages de l’album Nos mondes perdus, Marion Montaigne met en scène une projection de Jurassic Park, un film qu’elle a visionné pour la première fois à l’âge de 13 ans et qui l’a beaucoup questionnée sur la paléontologie. Crédits: Marion Montaigne/Dargaud 2023. Cliquer sur l’image pour l’agrandir
Une modestie qui rejaillit dans tout ce qu’elle fait
Marion Montaigne se risque quand même, de temps à autre, à vulgariser des événements scientifiques majeurs. Non sans y mettre mille précautions. En préambule de son billet sur la découverte du boson de Higgs, cette particule qui donne sa masse à toutes les autres, on pouvait ainsi lire: “Les experts pardonneront les approximations. Accessoirement, ils pourront me casser la gueule au festival d’Angoulême.” Humour, toujours. Humilité, aussi. Cette modestie rejaillit dans tout ce que dit et fait la dessinatrice. Comme elle le raconte dans son nouvel album, c’est cette attitude qui l’a fait se tenir à l’écart des études scientifiques, elle qui, en grande amoureuse de la biologie, s’imaginait pourtant éthologue, et aimait à dessiner la série médicale Urgences en version vétérinaire.
De fait, Marion Montaigne n’éprouve aucun complexe à admettre qu’elle ne comprend pas. De là sont nés deux réflexes, auxquels elle fait appel quand elle se lance sur un nouveau sujet. Le premier: se documenter. Beaucoup. Énormément. Jusqu’à l’overdose. Lorsqu’elle a commencé à réfléchir à Nos mondes perdus, au sortir de la pandémie de Covid-19, elle a ainsi passé beaucoup de temps à lire, à compulser des planches naturalistes, à admirer des fossiles… “Plus je me documentais et plus j’accumulais d’informations sur les débuts de la paléontologie et les dinosaures, plus je me disais qu’il fallait remonter encore plus loin, aux débuts des sciences naturelles, et même aux origines de l’humanité ! “, explique-t-elle.
Une curiosité débordante – en partie alimentée par les questions incessantes que se pose cette “grosse anxieuse de la vie ” – qui implique ensuite un vaste travail de tri. “C’est le plus dur pour moi, parce que j’ai envie de raconter tout ce que je lis ! Mais on est obligé de faire des raccourcis… “, regrette-t-elle. Le juge de paix ? Les anecdotes, les personnalités “excentriques, un peu fofolles, qui sont intéressantes à dessiner et à raconter en tant que telles “, et aussi des choix personnels.
Se documenter jusqu’à l’overdose et prendre conseil auprès de spécialistes
En tournant les pages de l’album, on y croise ainsi le naturaliste Georges Cuvier (1769-1832), la “grosse brute en anatomie ” ; William Buckland, premier paléontologue à avoir nommé un fossile de dinosaure (Megalosaurus) en 1824 et qui, accessoirement, possédait un ours qu’il déguisait en étudiant ; ou encore Edward Drinker Cope et Othniel Charles Marsh, deux paléontologues américains prolifiques, qui, dans les années 1870, passaient leur temps à se faire des coups bas (lire l’encadré ci-dessous).
La “guerre des os” a bien eu lieu
Dans la galerie de personnages fantasques et fantastiques qui peuplent les pages de Nos Mondes perdus, Edward Drinker Cope (1840-1897) et Othniel Charles Marsh (1831-1899) se distinguent en illustrant, jusqu’à la caricature, les dérives que peut entraîner la compétition scientifique. Au palmarès de ces deux paléontologues américains ? D’abord, des découvertes prolifiques: leurs efforts et ceux de leurs équipes ont permis la mise au jour et l’identification de plus de 1500 espèces animales fossiles, parmi lesquelles les emblématiques tricératops et diplodocus. Mais à quel prix ! Faisant fi de toute déontologie, leur rivalité a donné lieu à une multitude de coups bas: vols, sabotages, espionnage, etc. Leur précipitation à être le premier à publier sur des espèces qu’ils pensaient nouvelles, les a conduits à les nommer souvent de façon impropre: une étude publiée en 2010 dans le Journal of Vertebrate Paleontology estime que seulement 36 % des noms de dinosaures donnés par Marsh restent scientifiquement valides. La statistique est encore plus terrible pour Cope: 14 % !
Deux femmes figurent aussi en bonne place dans la galerie de personnages de la BD: Mary Anning et Mary Mantell, “deux pionnières brillantes de la paléontologie au 19e siècle, qui sont tombées dans l’oubli car la place des femmes, à l’époque, n’était pas dans les labos, relate Marion Montaigne. Je tenais à en parler car leur parcours fait écho à mon histoire personnelle, au sentiment que j’ai pu éprouver, plus jeune, que les études scientifiques étaient réservées aux tronches (sic).”
Et puis il y a les paléo-illustrateurs: Henry de la Beche (1796-1855) et ses reptiles marins qui “se bouffaient joyeusement ” entre eux ; Charles Knight (1874-1953), qui fut le premier à dessiner un T. rex ; ou encore Robert Bakker et ses dinosaures testostéronés. Leur rôle, dans une discipline où l’on raisonne la plupart du temps à partir de bouts d’os et où le dessin est souvent le seul moyen de reconstituer des dinosaures en entier, est crucial. “C’est grâce à leur travail que se construit l’imaginaire des gens concernant ces animaux, confirme, admirative, Marion Montaigne. Et puis, les interrogations qu’ils peuvent avoir, sur la forme et l’emplacement des yeux ou des narines, sur la posture et la marche, etc., ça me parle: ça renvoie à des questions que je peux me poser quand je crée des personnages.”
“Elle a ce côté brillant et en même temps pas sûr de soi qu’ont beaucoup de scientifiques”
L’autre réflexe de Marion Montaigne lorsqu’elle planche sur une bande dessinée, c’est de prendre conseil auprès d’un ou de plusieurs spécialistes. En l’occurrence, elle a beaucoup échangé avec Ronan Allain, maître de conférences au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris, et spécialiste des dinosaures. Une rencontre qui a parfois donné lieu à des moments insolites: “Il a par exemple accepté de regarder avec moi, en accéléré, Jurassic World: Le Monde d’après”, s’amuse-t-elle. Mais une rencontre minutieusement préparée: “Marion est quelqu’un de très travailleur, décrit Ronan Allain. Quand elle est venue me voir au Muséum – nous avons passé deux demi-journées ensemble, en plus de beaucoup échanger par mails -, on sentait qu’elle avait déjà bien travaillé son sujet, car ses questions – une liste impressionnante – étaient vraiment très précises. Ça concernait principalement la chronologie des événements, la véracité de telle ou telle anecdote, etc. ”
Une chercheuse en puissance, Marion Montaigne ? “Explorer tout ce qui a été fait et pas fait sur un sujet, c’est un réflexe très scientifique “, acquiesce le paléontologue. “Comme un chercheur, elle est très rigoureuse dans sa manière de se documenter et dans ce qu’elle publie, renchérit Nicolas Vabret, immunologiste à l’École de médecine Icahn du Mont Sinaï, à New York (États-Unis), qui a aidé la dessinatrice sur plusieurs notes de blog, notamment celles concernant le Covid-19 pendant la pandémie. Et puis elle a aussi ce côté brillant et en même temps pas sûr de soi qu’ont beaucoup de scientifiques.” “Je n’ai jamais été 100 % scientifique, je suis plutôt 12 % littéraire, 20 % sport, 20 % science, etc.: vraiment moyenne en tout, conclut de son côté l’intéressée. En fait, j’aime bien l’idée d’être plurielle, d’avoir le cul (sic) entre deux chaises ! ”
Bio express de Marion Montaigne
– 1980 Naissance à Saint-Denis, à La Réunion.
– 2008 Création du blog “Tu mourras moins bête”.
– 2011 Parution du premier album de Tu mourras moins bête: La science, c’est pas du cinéma (Ankama).
– 2013 Prix du public au festival de BD d’Angoulême pour le tome 2 de Tu mourras moins bête: Quoi de neuf, docteur Moustache ? (Ankama, 2012).
– 2018 Nouveau prix du public au festival d’Angoulême, cette fois pour l’album Dans la combi de Thomas Pesquet (Dargaud, 2017).
– 2023 Parution de Nos mondes perdus, Dargaud, 208 p., 24,50 €
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