Ikala Paingotra
Africa-Press – Madagascar. Ce qui restera dans l’histoire comme l’affaire du Colonel Patrick Rakotomamonjy met sous les projecteurs les lacunes du système judiciaire sous Andry Rajoelina. L’intervention du Président de la République pour demander la libération de son épouse est une bonne chose sur le plan humain, car elle corrige une injustice faite à cette dame. Toutefois, l’avoir fait publiquement devant les caméras est une maladresse, car elle met en lumière l’absence de la sacro-sainte séparation des pouvoirs dans une République qui se respecte, et souligne sous Rajoelina la subordination du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif. On s’imagine aisément qu’une Justice qui peut libérer sur ordre, est une Justice qui peut également emprisonner sur ordre. Ce n’est pas une pratique acceptable dans un État de Droit. Les juristes du pouvoir ont essayé après coup d’arranger le message d’une sortie de prison indépendante de l’intervention du chef de l’État, et ayant suivi les règles du Droit positif. Mais personne n’y croit.
Des faits irréfutables…
Devant les caméras, le président Rajoelina s’est insurgé sur la pratique de s’en prendre aux familles en évoquant l’emprisonnement de l’épouse. Là encore, il y a un grand écart entre les paroles et les actes. Une vidéo, publiée sur Youtube le 6 mai par l’opposante exilée Fanirisoa Ernaivo, a souligné en citant plusieurs cas concrets que ce genre de pratique est courante sous Andry Rajoelina. On se souvient également qu’en 2009, les mutins envoyés par Rajoelina à la recherche d’ Yvan Randriasandratriniony, Président du Sénat, avaient arrêté des membres de sa famille faute d’avoir pu mettre la main sur l’intéressé. L’intention était d’intimider celui qui devait constitutionnellement prendre la relève du chef d’État démissionnaire afin qu’il s’abstienne de revendiquer ses droits, afin de laisser la voie libre à l’auteur du coup d’État de 2009.
Chaque ministre de la Justice nouvellement nommé y va toujours de son petit paragraphe consacré à la lutte contre la corruption dans ses discours. Le Premier ministre, et même le Président de la République reconnaissent de temps à autre le phénomène, et s’engagent à lutter. Une communication de la Présidence de la République en date du 20 février 2019 promet « d’instaurer une politique de « zéro tolérance » et d’exemplarité de la sanction en la matière ». Mais comme dans beaucoup de domaines à Madagascar depuis 2009, les promesses n’engagent que ceux qui y croient.
Le régime actuel pratique la récupération et le recyclage de ses alliés, même quand ceux-ci sont fautifs. D’anciens ministres dont le nom est lié à des affaires de corruption (racket de prévenus ou affaire écrans plats) n’ont jamais été inquiétés, et se sont même retrouvés adoubés comme députés du camp présidentiel. En 2021, une personnalité dont le nom est écrit noir sur blanc dans un rapport de l’Inspection générale de l’État au sujet de l’affaire de la Société de manutention de marchandise conventionnelle (SMMC) a été soudainement « exfiltrée » vers un poste à l’extérieur, avant de revenir par la suite au pays. Une autre membre du premier cercle d’Andry Rajoelina, jugée coupable de corruption par un tribunal à Londres et par la suite libérée dans le cadre d’une opération de désengorgement des prisons britanniques, a pu revenir à Madagascar comme si de rien n’était. Dans les cas cités, la Justice malgache n’a même pas fait semblant de déclencher l’enquête.
L’histoire est différente quand on se retrouve de l’autre côté de la barrière. L’ancien ministre Rolly Mercia a été arrêté sur un tondro-molotra, et même si la personne qui l’a mis en cause s’est retracté et retiré ses accusations, l’homme est toujours en prison. On peut également parler du cas de Mbola Rajaonah et de Lola Rasoamaharo, qui se sont vus octroyer deux années de prison supplémentaires sous prétexte de tentative d’évasion, alors que les sorties incriminées avaient été autorisées et escortées par des gardes pénitentiaires.
Les faits montrent donc les actes d’impunité des proches du régime qui sont en volume inversement proportionnel aux faits qui montrent la persécution des proches de l’opposition. Ce qui vient d’être évoqué plus haut sont des affaires qui ont fait la une de l’actualité car elles ont impliqué des personnalités publiques. La politisation de la Justice est un véritable problème, et les discours de propagande des autorités ne sont que des vitrines qui ne cachent pas une arrière-boutique peu reluisante. Mais même au niveau des simples citoyens, dans quel État prétendument de Droit le fait de pointer un pouce renversé au passage du cortège présidentiel est une cause d’arrestation? Ou celui de partager l’itinéraire des déplacements présidentiels pendant la campagne électorale? Ou encore, de prendre en photo un talon de bagage? Tous ces cas ont existé, montrant le règne de l’arbitraire. Aux mains de juges peu scrupuleux et au service du pouvoir exécutif, les prétextes ne manquent pas pour distribuer allègrement des peines pour des causes allant de « l’outrage », à « l’atteinte à la sûreté de l’État ». Des motifs au contour flous, octroyés souvent à la tête du client ou à la tête de l’enquêteur ou du magistrat. Si ce n’est sa poche. En effet, selon la Présidence de la République, sur la base des rapports d’activités du BIANCO, la Justice et la Gendarmerie nationale figurent parmi les secteurs de l’administration les plus corrompus.
Les abus des policiers, gendarmes et magistrats font régulièrement l’actualité, dans les petites et grandes choses. Il y a quelques années, un mpikabary avait été emprisonné pour avoir cité des ohabolana sur un défaut physique précis. Malheureusement, une magistrate présente dans l’audience s’est sentie visée, et en a pris ombrage. On se souvient également d’une magistrate qui avait utilisé son statut pour mettre en prison quelqu’un qui avait eu une altercation avec elle pour une histoire de place de parking, et qui avait produit de façon « magique » un certificat médical pour étayer sa plainte pour coups et blessures. On peut multiplier les exemples d’absence de moralité et d’éthique de nos juges, même si leur corporation est très susceptible dès qu’on pointe du doigt ses tares.
Les histoires de corruption sont également récurrentes. Derrière l’emprisonnement de la fameuse Raissa Razaivola, trafiquante d’influence dans les couloirs du tribunal d’Anosy pour « arranger » le cours de certaines affaires, combien d’autres individus de cet acabit existent encore en toute impunité? Les révélations de fraudes aux examens de l’École nationale de la magistrature et des greffes est également un sujet. En 2018, une ministre de la Justice avait même fait brûler des copies d’examen pour faire disparaître des preuves.
Si tels sont les faits, que nous disent les chiffres?
Des chiffres qui convergent.
Afin de proposer un commentaire objectif et ne pas verser dans le tora-po et les affabulations, rappelons ce que disent les indicateurs, même si le régime actuel a toujours du mal avec les taux et indicateurs chiffrés qui le mettent en défaut. On se souvient de la réaction outrée de la ministre de la Communication sur la méthodologie du dernier classement mondial de Reporters sans frontières. On s’étonne qu’elle n’ait pas fait autant de chichis pour la méthodologie du fameux prix du « Meilleur leader africain de l’année ». Lol, comme dirait une « influenceuse » extrêmement vulgaire mais quelquefois marrante sur les réseaux sociaux.
Selon le WJP Rule of Law Index (World Justice Project, 2024), Madagascar se trouve au 112ème rang mondial sur 142 pays. Dans le classement en Afrique subsaharienne, le pays est 19ème sur 34 pays classés, loin derrière l’île Maurice (46ème mondial, 3ème dans le classement régional). Cet indicateur souligne également la dégringolade de l’État de Droit à Madagascar: 82ème/102 en 2015, 105ème/128 en 2020, et 112ème/142 en 2023.
Un autre indicateur concernant l’État de Droit est le Rule of Law index du projet V-Dem de l’Université suédoise de Gottenburg. Exprimé sur une échelle qui va de 0 à 1 (1 étant l’idéal), Madagascar était en 2024 dans le bas du tableau avec sa note de 0,23. Pendant ce temps, Seychelles est tout en haut du classement avec 0,98 tandis que Maurice est crédité de 0,66.
Les indicateurs de gouvernance produits par la Fondation Mo Ibrahim montrent également que Madagascar est loin d’être un État de Droit. Son indicateur État de Droit et Justice est de 46,3/100 (avec une perte de 4,5 de 2014 à 2023), ce qui la place à la 26ème place sur 54 pays classés. Dans le classement, les Seychelles sont à la première place, et Maurice à la 3ème.
Les résultats de la dernière enquête Afrobaromètre (round 10) indiquent que 71% des personnes interrogées font « pas du tout confiance » ou « juste un peu confiance » dans les cours et tribunaux, et 49% dans la police ou la gendarmerie. En outre, 60% ont la conviction que les juges et les magistrats décident toujours ou souvent des affaires « en fonction de l’influence des dirigeants politiques, des fonctionnaires ou d’autres personnes puissantes, plutôt qu’en fonction de la loi ». Pour 73%, les gens sont toujours ou souvent « traités inégalement devant la loi ». Enfin, 62% pensent que les officiels qui commettent des crimes restent souvent ou toujours impunis. Le taux n’est que 20% au sujet des gens ordinaires, montrant le décalage avec l’impunité dont bénéficient les gens du pouvoir.
Pour qui accorde un intérêt et une importance à l’objectivité, les indicateurs sont donc sans appel: contrairement aux litanies des autorités sur un prétendu tany tan-dalàna, Madagascar est loin d’être un État de Droit, et le système judiciaire n’inspire pas confiance. Malheureusement pour lui, le décalage entre les actes et les paroles du pouvoir décrédibilisent les discours de bonne intention. Mais en toute sincérité, quelle est le degré de crédibilité des engagements envers l’État de Droit quand ils sont émis par un pouvoir qui plonge ses racines dans un coup d’État?
Source: Madagascar-Tribune.com
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