La sobriété, une idée en pleine croissance

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La sobriété, une idée en pleine croissance
La sobriété, une idée en pleine croissance

Africa-Press – Madagascar. En 2010, l’agro-écologue Pierre Rabhi suscitait les moqueries à peine dissimulées de la grande majorité de la population française avec le titre de son livre “La Sobriété heureuse”. L’expression était soutenue par le gouvernement d’Élisabeth Borne – soucieux de se démarquer d’une quelconque austérité -, martelée aux heures de grande écoute des médias, adoptée – du moins en apparence – par de grands groupes industriels. Comme si tous les acteurs de la société découvraient soudain que le bonheur n’est pas lié aux capacités d’achat. Ce ralliement préfigure-t-il la sortie de la société de consommation ? Si tel était le cas, ce serait plus par contrainte que par conviction.

Mais de quoi la sobriété est-elle le nom ? Lors de la remise de son sixième rapport, début 2023, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) en a donné pour la première fois sa propre définition: “Un ensemble de mesures et de pratiques du quotidien qui permettent d’éviter la demande d’énergie, de matériaux, de terres et d’eau, tout en garantissant le bien-être de tous les êtres humains dans le respect des limites planétaires”. Cette prise de position scientifique est passée inaperçue. “La guerre en Ukraine a tout changé”, note Anne Bringault, porte-parole du Réseau Action Climat (RAC), qui fédère les associations luttant contre le changement climatique.

À l’automne 2022, l’arrêt des achats de gaz et de pétrole à la Russie, la faible disponibilité d’un parc nucléaire vieillissant et des centrales hydroélectriques affectées par un été très sec font craindre des coupures d’électricité et des pénuries de gaz. C’est le retour en force des messages d’économie qui font écho à la “chasse au gaspi” lancée dans les années 1970 pour atténuer les effets de la crise pétrolière.

Il ne s’agit pas de revenir à la bougie ou de vivre comme les Amish

Cette fois-ci, le slogan c’est: “Chaque geste compte”. Mais à la différence d’il y a cinquante ans, où les habitudes de consommation n’ont été que temporairement modifiées, la sobriété se veut aujourd’hui “structurelle”, au nom de la lutte contre le changement climatique. Pour la plus grande satisfaction d’ingénieurs comme ceux réunis au sein de l’association négaWatt, qui plaident inlassablement depuis les années 1980 pour une action concertée contre les pollutions, et placent la sobriété en tête des priorités, devant l’efficacité énergétique – l’amélioration technique des appareils – et le développement des énergies renouvelables. “Nous sommes assis sur une montagne de gaspillage, constate Samuel Martin, ingénieur, expert sobriété dans le bâtiment chez négaWatt. Sans affecter notre confort, nous pourrions réduire la consommation énergétique moyenne des logements d’environ 30 % en isolant les bâtiments, et surtout en adoptant des comportements plus économes.”

L’hiver 2022-2023 s’est finalement passé sans encombre. La France a diminué sa consommation d’énergie de 8 % avec quelques gestes simples – parfois imposés, surtout pour les plus modestes, par la hausse des prix – comme la baisse de la température de chauffage dans les logements. Dès le printemps 2023, la production d’énergie nucléaire est repartie à la hausse, et le GNL algérien, qatari ou américain a remplacé le gaz russe boycotté… Mais cette fois, la mobilisation des consommateurs n’a pas reflué comme dans les années 1970, les messages des pouvoirs publics n’ont pas cessé. Mieux, ils se sont trouvés confortés par de nombreux travaux de réflexion.

Ainsi, l’Académie des technologies a publié au printemps 2023 la synthèse d’un séminaire qu’elle a consacré au sujet. Les conclusions de ce travail sont ponctuées d’une série de messages forts. Le premier: la sobriété est nécessaire à court terme “car la technologie ne suffira pas à faire face à l’urgence climatique”. Le second: “La sobriété est nécessaire au progrès et le progrès est nécessaire à la sobriété”. En clair, il ne s’agit pas de revenir à la bougie ou d’adopter le mode de vie des Amish, une communauté américaine qui refuse la modernité. Enfin, “les experts doivent éclairer les choix pour favoriser un discernement technologique collectif”. Autrement dit, les choix technologiques doivent reposer sur une analyse de leurs bénéfices, de leurs coûts, et “de leurs risques pour la collectivité et pour la planète”. Et l’Académie enfonce le clou: “L’existence d’un marché viable ne saurait garantir qu’une innovation soit opportune.”

C’est là que la sobriété vient percuter l’économie de marché. Une nouvelle règle serait donc appelée à s’imposer, celle de l’utilité réelle d’un objet et de sa compatibilité avec la capacité de la Terre à supporter la charge de sa fabrication et de son utilisation. La définition de l’Académie pourrait ainsi concerner le téléphone portable, l’avion et même la voiture individuelle. L’économiste américaine Kate Raworth résume cette exigence en une image, celle du donut, ce beignet rond troué en son milieu. La limite interne du donut représente le minimum vital nécessaire à chaque être humain en matière d’accès à une alimentation saine, à une eau potable et à l’assainissement, aux services de santé, à l’éducation. Le bord externe représente le degré maximal de consommation de chaque individu dans le respect des limites planétaires que sont le trou dans la couche d’ozone, le changement climatique, la perte de biodiversité, les pollutions chimiques, la dégradation de l’eau douce.

“Le défi pour l’humanité du 21e siècle est d’assurer que personne ne manque de ce qui est essentiel et vital (de la nourriture et l’habitat à la santé et à la liberté politique), tout en garantissant que nous n’exerçons pas, collectivement, une pression excessive sur les systèmes indispensables à la vie sur Terre et dont nous dépendons fondamentalement, comme un climat stable, des sols fertiles, une couche d’ozone protectrice”, résume ainsi Kate Raworth. Le train de vie des plus riches est donc condamnable. Et de plus en plus dénoncé par les associations de protection de l’environnement, mais aussi dans les enceintes nationales et internationales par les hommes et femmes politiques favorables à une taxation plus forte des consommations, comme l’illustre le débat actuel sur l’instauration d’une taxe climat sur les plus riches.

Les thermostats programmables, c’est bien… mais pas suffisant

En France, cette “théorie du donut ” est citée par la commission de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques (OPESCT) dans son rapport remis le 27 juin 2023 sur “Les implications en matière de recherche et d’innovation technologique de l’objectif de sobriété énergétique”. Députés et sénateurs l’écrivent ainsi noir sur blanc: la sobriété dépasse largement le cadre de la seule production d’énergie pour englober la totalité de l’activité humaine. “En réalité, quand on parle d’énergie, on parle aussi de la fabrication des produits, de leur consommation lorsqu’on s’en sert, si bien que tous les aspects de l’économie sont concernés, tout comme les choix collectifs que nous faisons, par exemple entre la route et le train, ainsi que les réglementations qui doivent inciter à la sobriété” , pose Olga Givernet, députée Renaissance, rapporteure de ces auditions.

Pour les parlementaires, l’apport des technologies, s’il n’est pas suffisant, est cependant essentiel. Ainsi, en juin dernier, un décret a imposé l’implantation de thermostats programmables dans l’ensemble des logements à partir de janvier 2027. “Depuis 2010, nos appareils de régulation de chauffage sont pilotables à distance à partir des applications installées sur les téléphones portables, explique Anne-Sophie Perrissin-Fabert, déléguée générale d’Ignes, le syndicat qui regroupe les industriels proposant des solutions électriques et numériques dans le bâtiment. Chacun peut ainsi diriger sa consommation, moduler le chauffage en fonction du juste besoin.” Tous les Français sont-ils capables de maîtriser ces technologies du numérique ainsi que l’impose désormais la réglementation ? “C’est aux industriels de proposer la bonne solution pour la bonne personne” , rétorque Anne-Sophie Perrissin-Fabert.

Plaidant pour la notion du “juste assez” figurant la bordure extérieure du donut, Olga Givernet combat cependant “l’écologie punitive” par laquelle imposer des mesures reviendrait à brider l’activité de certains secteurs économiques et, surtout, pourrait compliquer la vie quotidienne d’actifs qui sont aussi des électeurs. La sobriété passe ainsi aujourd’hui par des messages incitatifs destinés au grand public et par des concertations par secteurs. Les industriels s’engagent à réduire leurs besoins en chaleur et en énergie, les gestionnaires des parcs de bureaux à baisser la température de chauffage, et même les clubs de sport à faire plus attention à leur consommation. La sobriété passe également par des choix de plus long terme, comme l’aménagement urbain pour réduire les distances entre le domicile et le travail, la réduction des besoins en énergie de l’agriculture et de la pêche, la priorité donnée aux transports en commun plutôt qu’à la voiture…

Manger sainement, respirer un air plus pur

Le rapport parlementaire plaide ainsi pour une politique de “l’effort partagé” qui consisterait également à mieux informer les Français des gains à attendre de la sobriété: meilleure santé dans des villes débarrassées de la pollution des voitures, effets positifs d’une alimentation moins carnée, économies réalisées par la conduite à 110 km/h sur l’autoroute, etc. Le hic, c’est que ces messages passent beaucoup moins bien que les vives protestations, relayées par nombre de politiciens, contre par exemple le contingentement des permis de construire de maisons neuves dans le cadre de l’objectif “Zéro artificialisation nette” ou les restrictions de circulation dans les zones à faibles émissions.

Le Réseau Action Climat vient de publier sa vision de la France – et de la planète – en 2050. “Un pays où l’on mange sainement, où l’on respire un air plus pur, où, surtout, on recommence à prendre le temps”, résume Anne Bringault… que la notion “d’écologie punitive” énerve tout particulièrement. “Celles qui vont être punies, ce sont les générations futures qui vont subir le réchauffement climatique provoqué par notre manque de sobriété.” Exactement ce que disait Pierre Rabhi.

Vers un monde sans pétrole

En 2050, seuls quelques véhicules de secours ou de police, de rares bateaux et avions fonctionneront encore aux énergies fossiles. En octobre 2023, 68 États, dont la France, se sont en effet engagés à atteindre le “zéro carbone net”, c’est-à-dire à faire en sorte de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre de façon à ce que les quelques millions de tonnes résiduelles soient absorbées par le puits de carbone que constituent les forêts et la végétation. Un vœu pieux ? “Cette neutralité carbone ne peut pas être atteinte sans sobriété, assène Mathieu Auzanneau, directeur exécutif du Shift Project, bureau d’études spécialisé dans la transition énergétique. Le pétrole et le gaz ont en effet une densité énergétique et une disponibilité imbattables par rapport aux énergies renouvelables… Et ils sont bien plus simples à mettre en œuvre que le nucléaire.” En d’autres termes, supprimer l’usage du pétrole implique qu’on ne pourra pas produire autant de biens, à quantité d’énergie égale. Les progrès dans les rendements des machines permettent certes d’économiser en énergie et en matière (les voitures d’aujourd’hui consomment bien moins que celles d’hier), mais ont des limites physiques infranchissables.

Ainsi, les constructeurs ne savent pas faire des moteurs thermiques consommant 1,5 litre aux 100 kilomètres. Enfin, certains secteurs comme l’automobile (30 % des émissions mondiales de CO2) ne peuvent perdurer qu’en réduisant leur activité. Selon le Shift Project, pour décarboner, ce secteur devra réduire de 300 kg (hors batteries) le poids de chaque voiture, limiter la taille des moteurs électriques à 50 kWh et, surtout, réduire de 40 % le nombre de véhicules en circulation, par l’amélioration des taux de remplissage et le report vers les transports en commun, la marche et le vélo.

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