Conversation avec Henry Louis Gates Jr. : les traditions africaines dans les Églises noires américaines

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Conversation avec Henry Louis Gates Jr. : les traditions africaines dans les Églises noires américaines
Conversation avec Henry Louis Gates Jr. : les traditions africaines dans les Églises noires américaines

Africa-Press – Mali. Henry Louis Gates Jr. est professeur de littérature et d’études afro-américaines à l’Université Harvard, où il dirige le Hutchins Center for African and African American Research. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages sur l’origine, l’histoire et la culture des Noirs américains. Par ailleurs, il est aussi le producteur de plusieurs séries documentaires diffusées sur PBS, dont « Finding Your Roots » (2012), très populaire aux États-Unis. « Black Church. De l’esclavage à Black Lives Matter » (2023) est son premier livre traduit en français.

Erwan Dianteill, professeur d’anthropologie à l’université Paris Cité, où il a fondé le Centre d’anthropologie culturelle (Canthel), l’interroge sur l’impact que les cultures africaines ont eu par le passé, et ont encore, sur les États-Unis et, spécialement, sur les Églises dites « noires ».

ED : Dans les années 1940, un célèbre débat a opposé les sociologues Edward Franklin Frazier et Melville Herskovits : le premier pensait que les cultures africaines avaient été complètement effacées avec l’esclavage, tandis que le second retrouvait un héritage africain chez les Noirs des Amériques. Quelle est votre position sur cette question ?

HLG : Il est totalement faux de dire que le Passage du milieu (c’est-à-dire la traversée de l’Atlantique par les esclaves noirs) aurait créé une tabula rasa culturelle. Herskovits avait raison. Les gens qui étaient dans ces navires ont apporté aux Amériques leur système métaphysique, leurs goûts culinaires, leurs langues et, bien sûr, leur musique, leur modèle de type « call and response » – autant d’éléments fondamentaux pour la culture expressive afro-américaine. Les mots ont survécu, la syntaxe, la grammaire ont survécu. Et la religion aussi.

ED : Quand le christianisme s’est-il vraiment implanté chez les Noirs des colonies britanniques ?

HLG : Nous ne savons pas grand-chose des premières années de culte des 388 000 Afro-Américains venus directement d’Afrique avant 1808, année qui marque la fin du commerce atlantique vers les États-Unis. Ce n’est qu’avec le Great Awakening, c’est-à-dire l’expansion du méthodisme, un christianisme plus expressif et moins lettré, vers 1740, que les Noirs ont été évangélisés. Avant, il y avait de grands débats sur cette question dans les Églises chrétiennes blanches.

Chaque année, je montre à mes étudiants un pamphlet publié par Morgan Godwin, un prêtre anglais de la première moitié du XVIIe siècle qui se décrivait comme l’avocat des Noirs et des Indiens. Son argument était que ces gens devaient être convertis parce qu’ils avaient une âme. C’est l’une des choses que j’ai écrites dans mon livre sur les Cahiers de Bordeaux. Morgan Godwin écrivait : « Je sais que ces gens sont des êtres humains parce qu’ils savent lire et écrire, et qu’ils ont la “risibilité”, c’est-à-dire la capacité de rire. »

Pour autant, Morgan Godwin ne s’opposait pas à l’esclavage. Il plaidait pour le salut des esclaves au ciel, mais pas pour leur liberté sur Terre. En fait, il dit explicitement que les convertir ne signifie pas les libérer, car la Bible dit très clairement que les serviteurs doivent obéir à leur maître. Elle ne dit pas que le salut signifie que les esclaves doivent être libérés. Les anglicans ont donc commencé à convertir les esclaves à contrecœur. Les Quakers ont très tôt déclaré que l’esclavage était une abomination, mais il n’y a pas beaucoup d’Afro-Américains qui sont devenus Quakers. C’est vraiment au moment du Grand Réveil, à partir de 1740, que les méthodistes et les baptistes ouvrent leurs portes aux Noirs, qui se convertissent en nombre record.

ED : Selon l’historien W. E. B. Du Bois, la prédication, la musique et la frénésie sont les trois caractéristiques de la religion noire américaine après l’esclavage. Pourtant, vous montrez qu’il existe aussi une tradition lettrée dans la religion noire américaine. Par exemple, Bilali Mohammed (1760-1855 environ), un esclave musulman dont vous parlez, a été enterré avec un Coran et un cahier de treize pages écrites de sa main. Les Kongo déportés aux Amériques étaient christianisés, et certains étaient certainement déjà alphabétisés. De plus, il y avait aussi des « érudits oraux » au sein de la culture orale en Afrique de l’Ouest (griots, babalawo, bokono). L’Église noire serait-elle aussi l’héritière de cette tradition, plus interprétative qu’expressive, puisqu’il existe des intellectuels religieux noirs américains depuis le XVIIIe siècle par exemple Richard Allen, fondateur de l’Église épiscopale méthodiste africaine (AME) ?

HLG : Il est vrai qu’un grand nombre de Noirs ont embrassé une forme de religion émotionnelle dans les Églises baptistes et méthodistes. Mais il y avait effectivement une religion noire plus réfléchie, avec différentes formes théologiques dans l’Église noire. Prenons l’exemple de Daniel Payne, un évêque de l’AME. Il est né libre, à Charleston, en Caroline du Sud. C’était un théologien très conservateur. Il est élu évêque en 1852 et convainc l’Église de fonder l’université Wilberforce, la plus ancienne des universités historiquement noires de notre pays, fondé par des Afro-Américains. Il en deviendra le premier président afro-américain. Or, il désapprouvait fortement le culte traditionnel africanisé. Il était opposé aux formes de culte du Saint-Esprit imprégnées de traditions africaines. Il y voyait le culte du Diable. Les gens dansaient, bougeaient et pleuraient, ils invoquaient le Saint-Esprit… Mais pour lui, ils invoquaient le Diable ! Un jour, il a sauté de sa chaire et s’est écrié : « Stop, stop, vous adorez le Diable ! » Il pensait que c’était du paganisme. Il fallait qu’ils s’assoient en ligne et chantent les hymnes. […]

La religion a façonné tous les aspects de l’expérience des Noirs et de leur participation à la société américaine au sens large. L’Église noire était le centre d’un monde dans un monde, un monde derrière « le voile », pour reprendre la métaphore de Du Bois. Nos ancêtres ont reproduit le monde dont ils étaient exclus. La meilleure chose à faire dans cette terrible situation est d’empêcher votre oppresseur de définir qui vous êtes. C’est ce qu’ils ont fait, et c’est le monde que je célèbre dans mon livre sur l’Église noire.

ED : Une dernière question, concernant la source africaine de l’Église noire. Vous avez consacré un livre important à Eshu, le dieu trublion des Yoruba et des Fon. Vous montrez que le « signifying », c’est-à-dire le double sens, l’ironie, le discours indirect, le jeu de mots, est une caractéristique essentielle de la culture noire. Trouvez-vous un équivalent de cette rhétorique dans l’Église noire ?

HLG : Les protestants ont diabolisé Eshu. Donc Eshu n’a pas eu la chance de se manifester dans l’Église. Il n’est pas devenu la figure du Saint-Esprit. Ce serait un lien logique, puisque le Saint-Esprit fait le lien avec les autres composantes de la Trinité et aussi avec les hommes, mais cela ne s’est pas produit. Le protestantisme a oblitéré les formes de médiation qui caractérisaient les dieux dans les religions africaines et les saints dans le catholicisme romain. Dans le protestantisme, on peut parler directement à Dieu. On n’a pas besoin de médiateur ; or Eshu est précisément le médiateur entre les humains et les dieux. Le seul endroit où Eshu a survécu, c’est dans le monde séculier à travers les modes de « signifying » et grâce au personnage de « Signifying Monkey ». Qu’en pensez-vous, puisque vous avez consacré un ouvrage à cette divinité avec Michèle Chouchan ?

ED : Certainement ; mais la conception du Diable dans la religion populaire noire ressemble quand même un peu à celle d’Eshu, debout à la croisée des chemins…

HLG : Oui, il se trouve indubitablement à ce carrefour avec Robert Johnson, le chanteur de blues. C’est le Diable à la croisée des chemins, et c’est clairement l’héritage d’Eshu.

ED : Selon l’historien W. E. B. Du Bois, la prédication, la musique et la frénésie sont les trois caractéristiques de la religion noire américaine après l’esclavage. Pourtant, vous montrez qu’il existe aussi une tradition lettrée dans la religion noire américaine. Par exemple, Bilali Mohammed (1760-1855 environ), un esclave musulman dont vous parlez, a été enterré avec un Coran et un cahier de treize pages écrites de sa main. Les Kongo déportés aux Amériques étaient christianisés, et certains étaient certainement déjà alphabétisés. De plus, il y avait aussi des « érudits oraux » au sein de la culture orale en Afrique de l’Ouest (griots, babalawo, bokono). L’Église noire serait-elle aussi l’héritière de cette tradition, plus interprétative qu’expressive, puisqu’il existe des intellectuels religieux noirs américains depuis le XVIIIe siècle par exemple Richard Allen, fondateur de l’Église épiscopale méthodiste africaine (AME) ?

HLG : Il est vrai qu’un grand nombre de Noirs ont embrassé une forme de religion émotionnelle dans les Églises baptistes et méthodistes. Mais il y avait effectivement une religion noire plus réfléchie, avec différentes formes théologiques dans l’Église noire. Prenons l’exemple de Daniel Payne, un évêque de l’AME. Il est né libre, à Charleston, en Caroline du Sud. C’était un théologien très conservateur. Il est élu évêque en 1852 et convainc l’Église de fonder l’université Wilberforce, la plus ancienne des universités historiquement noires de notre pays, fondé par des Afro-Américains. Il en deviendra le premier président afro-américain. Or, il désapprouvait fortement le culte traditionnel africanisé. Il était opposé aux formes de culte du Saint-Esprit imprégnées de traditions africaines. Il y voyait le culte du Diable. Les gens dansaient, bougeaient et pleuraient, ils invoquaient le Saint-Esprit… Mais pour lui, ils invoquaient le Diable ! Un jour, il a sauté de sa chaire et s’est écrié : « Stop, stop, vous adorez le Diable ! » Il pensait que c’était du paganisme. Il fallait qu’ils s’assoient en ligne et chantent les hymnes. […]

La religion a façonné tous les aspects de l’expérience des Noirs et de leur participation à la société américaine au sens large. L’Église noire était le centre d’un monde dans un monde, un monde derrière « le voile », pour reprendre la métaphore de Du Bois. Nos ancêtres ont reproduit le monde dont ils étaient exclus. La meilleure chose à faire dans cette terrible situation est d’empêcher votre oppresseur de définir qui vous êtes. C’est ce qu’ils ont fait, et c’est le monde que je célèbre dans mon livre sur l’Église noire.

ED : Une dernière question, concernant la source africaine de l’Église noire. Vous avez consacré un livre important à Eshu, le dieu trublion des Yoruba et des Fon. Vous montrez que le « signifying », c’est-à-dire le double sens, l’ironie, le discours indirect, le jeu de mots, est une caractéristique essentielle de la culture noire. Trouvez-vous un équivalent de cette rhétorique dans l’Église noire ?

HLG : Les protestants ont diabolisé Eshu. Donc Eshu n’a pas eu la chance de se manifester dans l’Église. Il n’est pas devenu la figure du Saint-Esprit. Ce serait un lien logique, puisque le Saint-Esprit fait le lien avec les autres composantes de la Trinité et aussi avec les hommes, mais cela ne s’est pas produit. Le protestantisme a oblitéré les formes de médiation qui caractérisaient les dieux dans les religions africaines et les saints dans le catholicisme romain. Dans le protestantisme, on peut parler directement à Dieu. On n’a pas besoin de médiateur ; or Eshu est précisément le médiateur entre les humains et les dieux. Le seul endroit où Eshu a survécu, c’est dans le monde séculier à travers les modes de « signifying » et grâce au personnage de « Signifying Monkey ». Qu’en pensez-vous, puisque vous avez consacré un ouvrage à cette divinité avec Michèle Chouchan ?

ED : Certainement ; mais la conception du Diable dans la religion populaire noire ressemble quand même un peu à celle d’Eshu, debout à la croisée des chemins…

HLG : Oui, il se trouve indubitablement à ce carrefour avec Robert Johnson, le chanteur de blues. C’est le Diable à la croisée des chemins, et c’est clairement l’héritage d’Eshu.

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