Fouilles Archéologiques en Alaska Face à la Fonte des Glaces

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Fouilles Archéologiques en Alaska Face à la Fonte des Glaces
Fouilles Archéologiques en Alaska Face à la Fonte des Glaces

Africa-Press – Mali. Dans la langue des Yupiit, peuple qui occupe principalement l’ouest de l’Alaska, le long de la côte de la mer de Béring et dans la région du delta des fleuves Yukon et Kuskokwim, il existe un terme pour décrire la façon dont le monde s’effrite sous les effets du réchauffement climatique: usteq. « L’effritement », « l’effondrement » en français ou, plus poétique, « l’usure du monde ». La journaliste Charlotte Fauve et l’archéologue spécialiste de l’Arctique américain Claire Houmard ont choisi d’en faire le titre d’un livre écrit à quatre mains, Alaska, l’usure du monde (Seuil, mai 2025), émouvant journal de bord de la fouille archéologique de sauvetage à laquelle elles ont participé ensemble, dans le village côtier de Quinhagak, au sud-ouest de l’Alaska, durant les étés 2023 et 2024.

Quinhagak compte parmi les agglomérations les plus pauvres d’Alaska. Il est peut-être aussi l’un des endroits du monde où les effets destructeurs de l’élévation du niveau de la mer et de la fonte du permafrost se font les plus criants. Il a suffi de moins de deux décennies pour que ses 750 habitants voient leur terre grignotée par la mer et leur mémoire lessivée par les vagues. Tous savent que ce territoire sur lequel se sont succédé à travers les siècles les générations d’une poignée de familles ne peut plus être sauvé.

D’ici cinq ans maximum, ils devront quitter leurs maisons et emporter leurs biens vers un nouveau terrain plus en retrait de la mer – un terrain qu’ils ne connaissent pas aussi bien et qu’ils devront apprendre à dompter. Ils ne peuvent en revanche se résigner à laisser disparaître leur histoire dans l’écume. Aussi à la fin des années 2000, le conseil des Anciens a pris la décision de faire appel à des archéologues pour extirper de la tourbe, sol omniprésent dans la région, ce qu’il reste de leur vieux village enseveli.

Marché noir

Portant le nom de Nunalleq et situé à quelques kilomètres de l’actuel bourg de Quinhagak, celui-ci a été abandonné précipitamment à la fin du 17e siècle, probablement à la suite des représailles d’un groupe voisin venu l’attaquer. « Il y a eu un élément déclencheur », raconte Charlotte Fauve. « En été, Quinhagak est un lieu fréquenté par des pêcheurs sportifs du monde entier qui viennent y capturer et relâcher des saumons, nombreux dans les rivières alentours. À ces touristes, les Yupiit tentent d’échanger ou de vendre des objets locaux comme des bijoux en perles ou en os, des porte-clés en peau de phoque ou des griffes d’ours. »

Un jour, ce n’est pas un de ces souvenirs qui a été proposé par un habitant à un pêcheur du dimanche venu d’une grande ville américaine, mais un très vieux masque yup’ik recraché par la mer. « Le fait qu’un tel objet parte sur le marché noir est un drame pour les Yupiit, qui estiment encore aujourd’hui que ces masques renferment l’âme de leurs ancêtres », poursuit Charlotte Fauve. Sculptés dans du bois flotté, ces étranges visages appartenaient aux chamans d’autrefois qui leur donnaient la forme des animaux qui leur étaient apparus en rêve.

La tourbe, capsule temporelle

« Le gel et la tourbe a permis de parfaitement les conserver », explique Claire Houmard. Parce que ce milieu est pauvre en oxygène et qu’il est acide, inhibant l’activité des bactéries et champignons décomposeurs, les vestiges organiques qui y sont enfouis depuis plus de trois siècles sont intacts. « On retrouve des figurines en bois, des vanneries, des objets en cuir ou en os et même des cheveux humains comme s’ils dataient d’hier », énumère l’archéologue. Un jour, Charlotte Fauve, qui a elle aussi participé aux fouilles dans le cadre de son reportage, a mis les doigts sur le pelage blanchâtre d’un chien. « Parfois, ce qui sort de la terre nous donne la nausée », confie-t-elle.

La tourbe peut être vue comme l’enveloppe d’une capsule temporelle dans laquelle la vie quotidienne des occupants de Nunalleq a été figée. « Les filles [l’équipe d’archéologues, essentiellement composée de femmes] ont appris à s’y retrouver dans leur vie passée à l’aide d’indices infimes. Elles discernent le dedans du dehors des anciennes habitations à la sciure de bois du sol des maisons, foulée à en devenir dure, ou aux sentiers de planches qui reliaient les maisons les unes aux autres et permettaient de traverser le village à pied sec. » Toutes racontent que la tourbe a même emprisonné les odeurs, « comme un frigidaire que l’on n’aurait pas ouvert depuis cinq ans », compare Charlotte Fauve. Ainsi, au moment d’arriver sur les niveaux d’occupation, il n’est pas rare qu’une odeur de poisson et de graisse de phoque, autrefois brûlée dans les lampes à huile, n’empeste l’atmosphère.

Rituels enfouis

La plupart des masques, eux, ont été découverts dans les coins des pièces, plus précisément dans des trous de poteau qui leur étaient probablement dédiés pour protéger le logis au moment de sa construction. « Bon nombre étaient cassés en deux, laissant penser à un acte volontaire après la cérémonie. Le fait de les briser pourrait signifier la libération de l’esprit qui s’y trouvait, possiblement pour le désacraliser avant de l’abandonner », détaille Claire Houmard.

Sculpté dans du bois flotté, ce masque de chaman a été découvert à Nunalleq en 2023. Ces objets rituels étaient créés selon une forme particulière, souvent animale, à la suite des rêves faits par le chaman qui, seul, en avait la possession. Crédits: Jennilee Marigomen

À partir de 1867, année où l’Alaska a été achetée à la Russie par les États-Unis à des fins essentiellement commerciales, les chamans ont progressivement disparu. Les missionnaires chrétiens les ont diabolisés, eux et leurs danses, leurs tambours et leurs drôles de faciès sculptés. Aujourd’hui, si certains jeunes tentent de façonner à nouveau des masques, les Yupiit les plus âgés refusent encore de parler de ces gestes cérémoniels interdits dont certains ont été témoins dans leur enfance ou leur jeunesse. Pour autant, même eux sont soulagés de savoir que les objets rituels de leurs ancêtres sont conservés dans les tiroirs et les vitrines du petit musée local. Car telle était la condition pour que le conseil accepte que des kass’aq – des Blancs – déterrent le passé de la communauté: qu’aucun vestige ne quitte le village.

Un vulnérable musée à ciel ouvert

En 2009, l’archéologue Rick Knecht de l’université d’Aberdeen (Écosse) a ainsi obtenu l’autorisation de creuser avec son équipe internationale. Voilà plus de quinze ans qu’il réveille progressivement, mains dans la boue, les fantômes de Nunalleq. Environ cinq ans pour Claire Houmard à qui Rick, bientôt à la retraite, tente de passer le flambeau de responsable de fouille. Pour Rick, raconte Charlotte Fauve, il est impératif qu’un ou une archéologue prenne la relève car « le Grand Nord est comme un musée dont le toit serait en train de s’effondrer ». Le septuagénaire à la barbe blanche et aux petites lunettes de vue parle d’une « tragédie universelle, pas seulement pour les Yupiit, car toute l’humanité a défilé ici il y a plus de 15 000 ans » (voir encadré ci-dessous).

Le détroit de l’humanité. Le consensus scientifique actuel sur le détroit de Béring veut que ce passage ait joué un rôle crucial dans la migration des populations humaines vers le continent américain durant la préhistoire. Vers la fin de la dernière période glaciaire, il y a environ 26 500 à 11 700 ans, le niveau des mers, bien plus bas, laissait encore apparaître la Béringie, sorte de « pont terrestre » qui reliait la Sibérie à l’Alaska et permettait aux humains, aux animaux et aux plantes de circuler entre l’Asie et l’Amérique du Nord. Ainsi, les premiers peuples seraient arrivés en Alaska entre 16 000 et 13 000 ans avant notre ère (plus tôt, selon certaines découvertes), faisant de cette partie du monde un lieu crucial pour l’archéologie.

Paradoxalement, il semble qu’à ce carrefour, le temps est passé plus lentement qu’ailleurs. « Il faut imaginer que lorsque Louis XIV est à Versailles, les Yupiit vivent encore comme au Néolithique », compare Claire Houmard. Ce décalage, vertige quasi-métaphysique, ce sont encore les objets retrouvés par les archéologues qui le traduisent le mieux. Il y a par exemple ces aiguilles en os d’oies sauvages ou de cygnes retrouvées dans la paille des refus de tamis (le foin qui reste de la fouille une fois les gros objets retirés). Mesurant à peine un ou deux millimètres de large, elles servaient à confectionner des vêtements en peau de phoques, de caribous, de cormorans ou de canards, comme des capuchons protégeant le visage du froid. Il y a bien sûr ces poteries utilisées pour la cuisine et les repas mais aussi ces figurines anthropomorphes taillées dans du bois qui étaient fixées sur des anneaux pour graviter, telles des planètes en orbite, autour des masques.

Des centaines d’autres « Nunalleq » à sauver

Aujourd’hui bien sûr, les aiguilles et les casseroles sont en métal et les vêtements en textile synthétique. Mais le quotidien des Yupiit actuels, rythmé par les saisons – la banquise en hiver, quand elle se forme encore, et la toundra spongieuse et infestée de moustiques en été -, n’est pas si différent de celui d’antan. « Pour le chercheur européen qui intervient en Arctique, la proximité qui existe entre le passé et le présent, même à cinq cents ans d’intervalle, est parfois troublante », confesse Claire Houmard. « L’Arctique est l’une des rares régions où l’archéologie paraît encore vivante. »

C’est peut-être cela qui rend la fouille de Nunalleq particulièrement émouvante: les vestiges du passé ont des allures d’allégorie du présent. Le vieux village s’effiloche comme s’efface progressivement la culture des peuples arctique face au rouleau-compresseur de la mondialisation. Les jeunes fuient les villages au profit des villes, abandonnant sur place leurs traditions matérielles et orales. « Difficile cependant de vivre coupé du monde à la manière des Anciens », admet Claire Houmard. « La vie était probablement tout aussi dure en Alaska, avec les nombreux conflits qui ont mis la région à feu et à sang au cours des derniers siècles, mais il y avait probablement une force de vie qui se cherche maintenant parmi la jeunesse. Le dérèglement climatique, la montée des eaux, la fonte du permafrost se mêlent à la partie et compliquent encore la situation. »

Claire Houmard et les autres spécialistes estiment qu’il pourrait y avoir en Alaska des centaines de « Nunalleq » dormant encore sous la tourbe et la glace. Mais tous se rendent à l’évidence: dans quelques années, la plupart auront disparu. Cet été, Charlotte est repartie sur le terrain avec plusieurs archéologues pour tenter de repérer des sites à sauver. L’équipe est revenue enthousiaste: des pourparlers ont été entamés avec deux communautés alaskiennes, les Cu’pit et les Inupiat. Bientôt, de nouveau pans du passé de l’Arctique devraient voir la lumière.

Des conditions de vie particulièrement difficiles. Les Yupiit seraient aujourd’hui au nombre de 70 000 à 75 000, particulièrement implantés dans l’ouest de l’Alaska. Longtemps regroupés sous le terme d’Eskimo avec les Inuits, présents, eux, du nord de l’Alaska au Groenland, ils ont la particularité d’avoir été préservés du contact prolongé avec les Occidentaux jusqu’à la fin du 18e siècle, les conditions de vie sur leurs terres étant très difficiles. Du temps de Nunalleq, il est d’ailleurs fort probable qu’ils n’aient pas encore rencontré l’ »Homme blanc ».

Comme l’ensemble des peuples de l’Arctique, les Yupiit ont appris à vivre dans des contrées dépourvues d’arbres et de terres cultivables, subsistant essentiellement grâce à la pêche au saumon, à la chasse au phoque et à la baleine, ainsi qu’à la cueillette de baies. Leurs siècles d’existence loin des Européens furent pourtant loin d’être toujours paisibles: au cours des « Bow and Arrow wars » — dites en français « guerres de l’arc et de la flèche » —, qui consistaient en des raids sanguinaires menés entre différents groupes yupiit (ni les femmes ni les enfants n’y étaient épargnés), de nombreux villages furent décimés. Nunalleq fut abandonné lors d’une de ces guerres.

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