Yara Rizk
Africa-Press – Niger. Il est midi trente au marché Kermel de Dakar. Sur les étals, près des feuilles de manioc broyées, haricots blancs et bissap, se mêlent des coupons de tissus colorés, masques ethniques, statuettes et autres tableaux… Outre les produits frais et ceux issus de l’artisanat local, nombreux sont les objets qui proviennent de Chine, à plus de 11 000 kilomètres du Sénégal. Le constat est similaire sur le reste du continent, avec des exportations chinoises vers l’Afrique qui représentent près de 165 milliards de dollars en 2022, selon des données publiées par l’administration générale de la douane chinoise. La Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) pourrait-elle remédier à cette situation ?
« Voie véritablement transformatrice et source de prospérité pour les Africains », selon le secrétaire général de l’ONU António Guterres. « Opportunité fiable et crédible » pour le directeur général de l’Apex-CI, Guy M’Bengue, ou « initiative critique face aux risques aggravés », d’après Mari Pangestu, directrice générale chargée des politiques de développement et des partenariats à la Banque mondiale … Sphères publique et privée confondues, d’aucuns s’accordent à dire que ce projet d’ampleur peut changer la face de l’Afrique de façon significative et durable. Initiée dès 2012, officiellement entrée en vigueur le premier janvier 2021, avec une mise en œuvre complète à l’horizon 2053, la Zlecaf peine pourtant à démarrer.
Dans un contexte international tendu, et grâce aux ressources propres à l’Afrique, la Zone de libre-échange continentale africaine promet de transformer le commerce intra-africain. Trente mois après son lancement officiel, quel premier constat peut-on dresser, et avec quelles pistes d’amélioration ?
« L’initiative de la Zlecaf ne doit pas rejoindre la longue liste des occasions malheureusement manquées », alertait sans détours Azali Assoumani, le président en exercice de l’Union africaine, lors de l’Assemblée ordinaire de l’institution à Addis-Abeba en février. Car, comme l’a rappelé Joy Kategekwa, conseillère stratégique pour l’Afrique au PNUD, les retards dans la pleine réalisation du libre-échange en Afrique sont inquiétants. « Le retard est frustrant… Il est important de renforcer le soutien des pays qui prennent des engagements. Lorsque les pays ratifient ces accords, ils promettent de changer leur régime », estime-t-elle.
Près de trente mois après son entrée en vigueur, quel bilan pour cette zone de libre-échange vouée à favoriser le commerce intra-africain et rompre avec les schémas traditionnels de commerce Nord-Sud ?
Plus grande union douanière du monde
Depuis les premières expéditions dans le cadre de la Zlecaf, le 4 janvier 2021, les flux intracontinentaux représentent moins de 20 % du total des échanges en Afrique. Un chiffre encore bien en deçà des attentes. Car, d’après un rapport du FMI datant de mai 2023, la mise en place de la plus grande union douanière du monde a le potentiel d’accroitre les échanges commerciaux du continent de plus de 50 %.
Selon ce même rapport, avec son marché unique pour les biens et services made in africa, la Zlecaf engendrerait une hausse « de plus de 10% » du PIB réel par habitant, grâce à une hausse des exportations et des importations avec le reste du monde, respectivement de 29 % et 7 %. Les perspectives sont importantes, d’autant plus que le commerce en Afrique n’a connu dans son ensemble qu’une croissance modeste au cours des dernières décennies, passant de 49 % du PIB continental en 2000 à 53 % en vingt ans. A contrario, les exportations vers la Chine et l’Inde sont passées de 5 % du total des exportations africaines en 2000 à 23 % en 2019.
Pour autant, le Fonds rappelle que l’avenir de la Zlecaf repose sur une série de réformes publiques à l’échelle de chaque pays. Faute de réelle implication des gouvernements concernés, l’impact de la Zlecaf se limiterait à une progression des échanges intra-africains de 15 % et à une augmentation modeste de 1,25 % du PIB réel médian par habitant. Le secteur privé, lui aussi, est censé jouer un rôle central dans la réalisation du plein potentiel du libre-échange.
« C’est le secteur privé qui crée des emplois, pas les gouvernements, pas le secrétariat de la Zlecaf. Il nous appartient collectivement d’instaurer le climat d’investissement requis pour que les entreprises africaines puissent en profiter » avait exhorté le secrétaire général de la Zlecaf, Wamkele Mene, lors du dialogue sur la prospérité en Afrique qui s’est tenu au Ghana en février. Et, comme l’a mis en exergue Makhtar Diop directeur général de la Société financière internationale (IFC) dans les colonnes de Jeune Afrique, « c’est le secteur privé qui peut insuffler une dynamique de réformes favorables au commerce, et accélérer la mise en œuvre de la Zlecaf. Les alliances entre les entreprises de différents pays le démontrent ».
Dans la phase de développement actuelle, en matière de chaîne de valeur pour la création d’emplois et l’industrialisation sur le continent, le secrétariat de la Zlecaf met spécifiquement l’accent sur l’industrie, le numérique, et la santé ;
Dans l’industrie, des exemples tangibles
Comme l’a souligné Makhtar Diop, au cours des deux dernières décennies, le commerce intra-africain a progressé, non seulement en quantité, mais aussi en qualité. Les biens échangés sur le continent africain sont plus diversifiés et possèdent une plus grande valeur ajoutée que ceux échangés avec le reste du monde. Mais beaucoup reste à faire. D’après un rapport publié en décembre 2022par le ministère sénégalais de l’Économie, du Plan et de la Coopération, entre 2015 et 2020, les produits manufacturés représentaient moins de 25 % des exportations africaines contre 61% des importations. Un déséquilibre qui s’explique par le fait que les économies africaines ont du mal à remonter les chaînes de valeur et à produire des biens semi transformés ou transformés.
Malgré des réussites indéniables comme Tanger Med Zones avec son chiffre d’affaires de 13 milliards d’euros en 2022, et ses 1 000 entreprises opérationnelles, le bilan global reste mitigé. Plusieurs facteurs expliquent cela, notamment le manque de spécialisation. Par exemple, 89 % des Zones économiques spéciales (ZES) africaines sont de nature multisectorielle, couvrant des domaines tels que l’agroalimentaire, la production d’équipements, l’automobile, les produits pharmaceutiques, etc. Seuls l’Éthiopie avec la zone de Hawassa dévolue au textile, le Gabon avec la zone de Nkok axée sur le bois, ainsi que le Maroc avec les zones de Tanger Med et Kénitra, orientées respectivement vers les industries automobile et aéronautique, ont jusqu’à présent développé des zones spécifiques pour exploiter leurs avantages comparatifs dans des secteurs bien déterminés.
D’autant plus qu’à l’exception de Djibouti, où la contribution des ZES à l’emploi national atteint 48 %, cet indicateur reste très faible en Afrique, généralement inférieur à 5 %. Une étude de l’Organisation internationale du travail (OIT) portant sur douze pays africains (Angola, Djibouti, Égypte, Éthiopie, Ghana, Kenya, Maroc, Rwanda, Sénégal, Afrique du Sud, Tanzanie et Togo) révèle qu’entre 1 000 et 10 000 emplois sont créés au sein de chaque ZES.
Ainsi, Arise IIP, qui conçoit, finance, construit et exploite des zones industrielles intégrées est très présent sur le continent, avec trois écosystèmes déjà en place au Gabon (Nkok/Ikolo), au Bénin (Glo-Djigbé) et au Togo (Adetikopé) et sept autres en cours de développement en Côte d’Ivoire, en Sierra Leone, au Nigeria, au Tchad, au Rwanda, en RD Congo et au Congo.
En matière de paiements, un vrombissement
En janvier 2022, l’UA, la Zlecaf et la Banque africaine d’import-export (Afreximbank) ont inauguré un système de paiement et de règlement panafricain (Papss).
Le dispositif permet des transferts quasi instantanés en monnaies africaines, en éliminant les obstacles liés aux frontières et sans avoir recours aux systèmes bancaires étrangers. Par exemple, grâce au Papss, un commerçant au Ghana peut transférer des cédis ghanéens à un homologue au Kenya, qui recevra des shillings kényans. Ce même mécanisme vaut théoriquement pour les 42 monnaies du continent. Une innovation rendue possible grâce à l’interconnexion établie entre banques centrales africaines, banques commerciales (dont Ecobank) et services de Fintech, dont la plateforme MFS Africa.
Dans la mesure où, selon les données d’Afreximbank, 80 % des paiements réalisés entre pays africains transitent par des systèmes bancaires externes au continent, le Papss doit permettre d’économiser jusqu’à 5 milliards de dollars chaque année, et de gagner beaucoup de temps. D’après Mike Ogbalu, directeur général du dispositif, « à ce jour, 100 % des transactions initiées ont été complétées avec succès. Et elles sont traitées en moins de cinq secondes au niveau du Papss, contre 120 secondes anticipées initialement ». Afreximbank s’attend à ce qu’au moins une quinzaine de pays rejoignent le système de paiement d’ici à la fin de 2023. « Nous prévoyons que 15 à 20 pays auront rejoint le système panafricain de paiement et de règlement d’ici à la fin de l’année en cours », a déclaré le président d’Afreximbank, Benedict Oramah lors des dernières Assemblées annuelles de la banque, à Accra.
L’adhésion des banques centrales de la zone Franc CFA reste toutefois un enjeu majeur pour le bon développement du projet. « Nous avons eu plusieurs échanges et engagements cette année avec la BEAC [Banque des États de l’Afrique centrale] et la BCEAO [Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest]. Nous espérons pouvoir bientôt annoncer leur participation au Papss, mais nous devons au préalable répondre à toutes leurs préoccupations, ce qui peut parfois prendre beaucoup de temps », explique ainsi Mike Ogbalu. « L’absence des pays de la zone CFA constitue un vrai point faible pour la plateforme », avertit quant à lui Georges Yao Yao, associé à Abidjan du cabinet d’audit Grant Thornton.
Digital et Bourses, en ordre de marche
Sur un autre volet, le 27 mai dernier, l’alliance Smart Africa et la Zlecaf ont signé un accord de collaboration et de développement d’un marché numérique unique. Le partenariat prévoit un soutien technique mutuel ainsi qu’une collaboration des équipes sur la conception d’un cadre réglementaire commun sur le commerce 2.0. Un autre pas en avant vers l’unification et l’harmonisation. « Smart Africa et la Zlecaf sont des organisations jumelles. Tout ce que nous mettons en place depuis dix ans va contribuer au projet de zone de libre-échange qui ne peut exister sans un marché numérique unique », indique Lacina Koné à Jeune Afrique.
En parallèle, l’intégration économique et financière africaine a été marquée ces derniers mois par l’interconnexion de sept des quelque trente Bourses du continent. Spécifiquement de la Bourse régionale des valeurs mobilières (BRVM), qui réunit huit pays d’Afrique de l’Ouest, de la Bourse de Casablanca, celle d’Égypte (EGX), de Johannesburg (JSE), de Nairobi (NSE), le Nigerian Exchange Limited (NGX) et le Stock Exchange of Mauritius (SEM). Effective depuis le 18 novembre 2022 et officiellement lancée le 7 décembre suivant, la plateforme, baptisée l’African Exchanges Linkage Project (AELP), est pilotée par l’Association des bourses des valeurs africaines (ASEA ; African Securities Exchanges Associations) sur financement du Fonds fiduciaire de coopération économique Corée-Afrique (Koafec), géré par la Banque africaine de développement (BAD).
Dans la santé, un laboratoire d’idées
À l’échelle sanitaire, la Zlecaf devrait faciliter l’opérationnalisation de l’Agence africaine du médicament destinée à réguler et harmoniser ce marché sur le continent, à encourager les productions en Afrique et à contrer le trafic de faux médicaments.
L’opérationnalisation, longtemps hésitante, de l’agence dont la création a été ratifiée par 23 pays dès 2019, semble désormais enclenchée. Le 10 juin 2023, le Rwanda a signé avec l’UA un accord pour accueillir à Kigali le siège de cette nouvelle institution. Des réunions qui devaient se tenir du 19 au 22 juin sont également au programme pour définir la suite des opérations, dont le recrutement du personnel et la nomination du directeur général.
D’après le ministre rwandais de la Santé, Sabin Nsanzimana, « ce qui est sûr, c’est qu’il faut accélérer le processus. Nous avons eu la pandémie de Covid-19, cela ne va pas s’arrêter. Il faut que l’Afrique se prépare aussi à faire face à ces pandémies, des solutions africaines aux problèmes africains. » Des propos soutenus par Minata Samaté Cessouma, Commissaire à la Santé de l’UA, qui estime que l’objectif de l’Agence sera de proposer « des solutions africaines à ces maux ».
Toujours dans le domaine de la santé, l’Afrique a une autre carte à jouer : celle du numérique. D’après le cabinet Fortune Business Insights, la taille du marché mondial de la santé numérique devrait atteindre environ 560 milliards de dollars d’ici à 2027, avec une valeur estimée à 235 milliards de dollars pour la seule année 2023 par Global Health Care Outlook 2020.
Mais, « malgré ces opportunités liées aux technologies numériques dans le domaine médical, la plupart des pays africains n’arrivent pas encore à bénéficier pleinement de leur potentiel », estime Laure Beyala, fondatrice de la plateforme d’e-santé Expertise, chargée du développement de la santé numérique du continent. Les principaux défis du secteur étant l’absence des normes standard réglementaires ; le manque d’expertise et les compétences limitées, mais aussi les nombreux défis juridiques et éthiques. Des problématiques qui, selon l’experte, pourraient trouver des solutions dans le cadre de la Zlecaf. « Il faudrait une stratégie africaine de développement du numérique en santé, ainsi que de l’Intelligence artificielle, dont les lignes directives seraient communes à tous les États », considère Laure Beyala, qui plaide également en faveur d’une structure africaine de recherche quantique .
La Source: JeuneAfrique.com
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