En Afrique, la Russie pousse aussi ses engrais

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En Afrique, la Russie pousse aussi ses engrais
En Afrique, la Russie pousse aussi ses engrais

Estelle Maussion

Africa-Press – Niger. Acteur sécuritaire de premier plan sur le continent via le groupe Wagner, Moscou est aussi un fournisseur clé d’engrais, autre levier d’influence. Décryptage d’une diplomatie économico-politique.

Si le groupe Wagner, actif dans le domaine sécuritaire et minier, est le fer de lance de la présence russe sur le continent et notamment en Afrique de l’Ouest, Moscou dispose d’autres leviers d’influence, dont celui des engrais. La preuve : le programme du deuxième sommet Russie-Afrique, qui doit se tenir les 27 et 28 juillet à Saint-Pétersbourg, compte une table ronde entièrement consacrée à ce sujet et intitulée « la stabilité du marché des engrais comme gage d’éradication de la faim dans les pays africains ».

Quant à la séance de discussion dédiée au « partenariat Russie-Afrique en faveur de la souveraineté alimentaire », elle doit aussi largement aborder le thème sachant que les engrais sont clés pour nombre de productions africaines dont le coton, le cacao et les céréales.

Promesse de transfert de compétences

Dans ce domaine, Moscou, important producteur d’engrais au niveau mondial, ne veut pas se contenter du rôle de fournisseur. Ayant rendu visible son action en procédant à des dons d’engrais, la Russie entend aussi « procéder à un transfert des technologies agricoles de pointe en Afrique », selon la présentation de la table ronde.

« Les partenariats stratégiques à long terme avec les fournisseurs russes permettront aux pays d’accroître leur productivité agricole, de former du personnel industriel qualifié, de créer de nouveaux emplois et de fournir des denrées alimentaires de base à la population », peut-on encore lire en amont de la session d’échange devant être pilotée par le producteur russe Uralchem-Uralkali, présidé par le proche de Vladimir Poutine, Dmitry Mazepin, jusqu’en mars 2022 date à laquelle, visé par des sanctions de l’Union européenne (UE), il a passé la main.

L’importance des engrais russes sur le continent n’est pas nouvelle. L’Afrique n’en produisant que très peu (que ce soient les matières premières entrant dans leur composition comme les produits finis), elle en importe massivement.

La Russie étant à l’inverse un producteur de premier plan avec quatre géants mondiaux du secteur, à savoir Acron, EuroChem, PhosAgro et Uralchem-Uralkali, elle en exporte dans de nombreux pays dans le monde, en particulier africains. PhosAgro depuis 2016 et Uralchem depuis 2018 ont ainsi fait part de leur volonté de se développer sur le continent quand Acron y a vendu (en particulier au Maroc, Kenya, Ghana et Togo) 324 000 tonnes en 2020, dont 104 000 tonnes de NPK (le principal engrais phosphaté utilisé en Afrique), un chiffre en hausse de 15 % sur un an, selon le rapport annuel du groupe.

Dépendance aux importations russes

Cette dépendance à l’approvisionnement russe a été douloureusement rappelée par la guerre en Ukraine. Alors que les pays de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) restent dépendants des importations en général et en particulier de celles en provenance de Russie, Moscou ayant « fourni plus de 50 % des importations de potasse à la Côte d’Ivoire, au Mali, au Niger, au Sénégal et à la Sierra Leone », « on estime que la région sera confrontée à un déficit d’engrais compris entre 1,2 et 1,5 million de tonnes, soit entre 10 et 20 millions de tonnes d’équivalent céréales », a ainsi pointé en juillet 2022 une étude Cedeao, Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et Programme alimentaire mondial (PAM), réalisée à l’initiative de l’organisation ouest-africaine.

Selon cette même étude, en 2021, les flux russes d’engrais (tout produit confondu) représentaient 50 % des besoins du Togo, 40 % de ceux du Ghana, 35 % de ceux du Burkina Faso et du Sénégal, près de 30 % de ceux de la Côte d’Ivoire et plus de 20 % de ceux du Mali et de la Guinée…

EN LIGNE AVEC LES HABITUDES COLONIALES, L’EUROPE A BLOQUÉ NOTRE INITIATIVE

C’est dans ce contexte que la Russie a procédé à des dons de produits. Si l’initiative est venue de Vladimir Poutine, qui a proposé en septembre 2022 de mettre à disposition gratuitement 300 000 tonnes de produits bloqués dans les ports européens en raison des sanctions de l’UE contre Moscou, c’est le producteur Uralchem-Uralkali, détenteur des volumes en question, qui l’a mise en œuvre.

Après un premier envoi fin 2022 (de 23 000 tonnes de NPK) au Burkina Faso, trois autres expéditions ont suivi en 2023, au Malawi (20 000 tonnes de NPK), au Kenya et au Nigeria (24 000 tonnes chacun de potasse, urée et NPK), pour un total de 110 000 tonnes.

Si la première opération a été modestement mise en avant, les suivantes, et notamment celle à destination du Malawi, a été largement médiatisée car effectuée sur le plan logistique par le PAM dans le cadre de la mobilisation des Nations unies mais aussi de la France, à l’initiative de l’« Opération sauvetage des récoltes » lancée en septembre 2022, pour faciliter l’accès aux engrais des pays en développement, notamment africains.

Dons stratégiques

Ces dons ont permis à Moscou de faire marcher sa rhétorique anti-européenne à plein tout en réaffirmant son engagement à contribuer à la souveraineté alimentaire de l’Afrique. « En ligne avec les pratiques et habitudes coloniales, l’UE a bloqué notre initiative. Il nous a fallu six mois pour faire venir le chargement au Malawi quand ce n’est que récemment qu’une autre livraison a pu intervenir au Kenya », n’a pas manqué de déplorer le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov en mai lors d’une visite au Burundi après un passage au Kenya.

« Étant l’un des principaux producteurs et exportateurs mondiaux d’engrais minéraux, nous avons pleinement conscience de notre rôle crucial et de notre responsabilité dans la sécurité alimentaire de ceux qui sont les plus fragiles », a souligné à la même époque le successeur de Dmitry Mazepin à la tête d’Uralchem-Uralkali, Dmitry Konyaev.

Au-delà des déclarations diplomatiques, l’effort russe tient la route sur le plan stratégique. D’une part, avec 110 000 tonnes données, Moscou ne démérite pas face au groupe marocain OCP, le premier fournisseur du continent, qui a mis à disposition gratuitement 180 000 tonnes, auxquelles se sont ajoutées à 370 000 tonnes vendues à prix réduit.

NOUS PRÉVOYONS DE DOUBLER NOS EXPORTATIONS À DESTINATION DE L’AFRIQUE DANS LES CINQ ANS

D’autre part, la répartition géographique des dons russes – deux au cœur de l’Afrique de l’Ouest, au Burkina Faso et au Nigeria ; deux sur la façade orientale, l’un sur le marché développé qu’est le Kenya, l’autre dans l’un des pays les plus défavorisés du continent, le Malawi – n’a rien à envier à celle dessinée par OCP. Le géant marocain, dont la réussite repose sur la combinaison entre essor commercial et projets de développement, a suivi une logique comparable, pariant à la fois sur l’Afrique de l’Est et de l’Ouest ainsi que sur différents profils de pays avec sa liste composée de l’Éthiopie, du Rwanda, Malawi, Sénégal et de la Guinée.

Volet commercial

Malgré les doutes sur la qualité d’engrais ayant été longtemps stockés et les obstacles logistiques à la distribution jusqu’aux paysans sur le continent, l’offensive russe demeure réelle, d’autant plus qu’elle ne se limite pas aux dons. Selon plusieurs observateurs, les difficultés créées par les sanctions occidentales contre Moscou n’ont pas empêché les transactions russo-africaines sur les engrais de se tenir. Sanction ou pas, Moscou veut vendre ses produits quand les capitales du continent doivent s’assurer de la bonne santé de leur secteur agricole.

Sur ce volet commercial, c’est un autre producteur russe qui sort du lot : PhosAgro, qui a vendu quelque 11 millions de tonnes d’engrais en 2022, en hausse de 6,4 % sur un an, et dont les ventes africaines, réalisées dans pas moins de 21 pays, dont l’Afrique du Sud, le Bénin, le Kenya, la Côte d’Ivoire, le Mali et le Cameroun, représentaient 6 % de son activité globale en 2021.

Dirigé depuis mars 2022 par Mikhail Rybnikov, qui a remplacé Andrey A. Guryev, le fils du milliardaire et fondateur du groupe, Andrey G. Guryev, PhosAgro s’est félicité en avril dernier d’être le premier exportateur russe en Afrique avec quelque 500 000 tonnes en 2022, un volume en augmentation de 25 % sur un an. « Nous prévoyons de doubler nos exportations à destination de l’Afrique dans les cinq ans », avait annoncé un mois plus tôt, en mars 2023 en marge d’une conférence à Moscou, Alexander Sharabaiko, le directeur général adjoint en charge de la finance et de l’international, réaffirmant un objectif déjà fixé par Andrey A. Guryev en 2021.

« Dans le cadre de notre développement en Afrique, nous voulons contribuer à l’essor du réseau de distribution et à la création d’entreprises sur le créneau de l’ensachage et de l’emballage », a aussi indiqué le producteur russe, qui a financé la création d’une salle Russie au siège de la FAO à Rome, inaugurée en décembre 2022 et destinée à recevoir des événements et discussions sur les enjeux du monde agricole.

Obstacles

Malgré ses grandes ambitions, son expansion en Afrique n’est pas aisée. Amorcée en 2016, elle ne s’est accélérée qu’à partir de 2019 avec l’ouverture d’un bureau au Cap et la signature d’un accord avec le sud-africain Kropz, spécialiste du phosphate, pour développer les ventes en Afrique du Sud, au Congo et au Ghana.

Cette même année, si le groupe a fait parler de lui en décrochant face à OCP des contrats en Afrique de l’Ouest, notamment au Bénin, sa réussite n’a pas duré, ses ventes étant en repli dans la zone dès 2021 en raison notamment des retards dans le lancement des appels d’offres à cause du Covid-19 et de la forte hausse du prix des engrais synonymes de contraction de la demande. Depuis, il demeure un acteur très modeste en terrain ouest-africain, plus que jamais la chasse gardée du géant marocain dirigé par Mostafa Terrab.

En parallèle, PhosAgro, qui semble vouloir éviter la confrontation trop brutale avec la concurrence, s’est mis en retrait en Afrique de l’Est, où la compétition entre OCP et le groupe saoudien Ma’aden est forte. Résultat, le groupe a fait de l’Afrique du Sud, soutien de la Russie sur le plan diplomatique, son camp de base. Reste à savoir si c’est suffisant pour déployer les couleurs russes sur le continent.

La Source: JeuneAfrique.com

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