Africa-Press – Niger. Co-fondateur et directeur scientifique de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), membre du Haut Conseil pour le climat, Michel Colombier travaille sur les interactions entre ressources, énergie et environnement, et enseigne à Sciences Po Paris. Il a également été président du Comité d’experts pour la transition énergétique (CETE), et membre du Comité de gouvernance de la Convention citoyenne pour le climat.
Les Dossiers de Sciences et Avenir: On parle de transition énergétique, mais on n’a jamais autant consommé de bois, de charbon, de pétrole…
Michel Colombier: Il faut regarder le monde tel qu’il est ! Quand on a commencé à discuter de climat, à peine un milliard d’humains avaient accès à la voiture, au chauffage, à l’électricité, aux ordinateurs. Aujourd’hui, il y a davantage de Chinois qui ont un mode de vie à l’européenne que d’Européens. Et si la Chine produit et consomme du charbon en masse tout en développant du renouvelable à grande échelle c’est que sans cela, elle ne pourrait pas suivre le rythme de son développement.
Alors oui, sur les deux siècles écoulés, le bilan énergétique mondial se traduit par une courbe en hausse constante, avec le charbon, puis le pétrole, etc., qui s’installent chacun à leur tour. Toutes ces ressources s’empilent. C’est une première vision de l’histoire de l’énergie, celle d’une forme de conservatisme. Mais si vous vous intéressez non pas à la production, mais à la façon dont est consommée chacune de ces ressources, vous noterez que tout s’est modifié, et plusieurs fois. Le charbon, d’abord utilisé dans l’industrie, sert ensuite à faire uniquement de l’électricité, le gaz employé pour le chauffage devient source d’électricité, le pétrole qui servait à produire de l’électricité et de la chaleur devient à 80% du carburant…
La notion de transition est donc pertinente ?
La transition actuelle n’est pas la première à être voulue et organisée dans le monde de l’énergie. Lorsqu’après la Seconde Guerre mondiale, il a été décidé que l’électricité devait remplacer les énergies traditionnelles dans le monde rural, notamment pour la modernisation de l’agriculture etc., cette transition a été orchestrée. On a décidé, par exemple, de vendre l’électricité au prix auquel les gens pouvaient l’acheter. Il y avait un possible technologique, et on s’en est emparé avec une vision non pas simplement technique, mais sociale ; et en mettant en place au service de cette vision des instruments économiques, politiques, réglementaires extrêmement sophistiqués. De même la fin du tout-pétrole dans les années 1970, avec la volonté de diversifier la production électrique. Pour moi, transition veut donc dire objectif normatif. Nous n’avions jamais eu, jusqu’à récemment, d’objectif visant à éliminer les sources émettrices de CO2.
« La transition que nous avons devant nous est différente des précédentes »
La différence, aujourd’hui, c’est qu’il faut mener cette transition au niveau mondial.
Rappelez-vous justement les chocs pétroliers des années 1970: on découvre qu’il faut compter l’énergie, comprendre ce qu’on en fait, d’où elle vient, comment on peut remplacer le pétrole, et l’OCDE crée l’Agence Internationale de l’énergie (AIE) pour gérer la crise. On est bien là, déjà, dans une coopération internationale, et dans une forme de transition. Celle que nous avons devant nous est différente parce qu’elle est globale et que ses motivations sont autres, et d’abord environnementales.
Mais comment envisager une transition mondiale entre des pays si différents ?
Le climat pose la question d’une transition radicale. Les délais se raccourcissent à mesure que l’on ne fait rien ; les tensions augmentent. Il est donc indispensable qu’une large majorité de pays s’impliquent sur la question environnementale. Et tant pis si quelques-uns refusent de suivre. Mais il faut tout autant que de larges zones du monde s’engagent dans la transition technologique et économique: étant donné les interconnexions, les dépendances de marché, de technologie, etc., si ce changement n’est pas global, ça ne marchera pas non plus.
Comment l’orchestrer ?
On a besoin d’une coordination internationale. C’est le rôle que peut assurer la discussion climatique, l’ONU, les COP. Celles-ci ne sont pas l’endroit où gérer les choix techniques doit-on poursuivre le nucléaire ? En revanche, il est capital qu’un groupe de pays reprennent en termes politiques, à l’échelle mondiale, ce que disent les scientifiques.
Deuxième chose importante que fait la COP, et qu’elle fait bien: donner des perspectives communes, avec un certain nombre d’injonctions très globales mais partagées, et qui permettent ensuite de construire des coopérations autour d’objectifs à peu près clairs, d’organiser une pression politique des citoyens et des ONG, de mesurer les actions menées par les gouvernements.
Troisième fonction, essentielle elle aussi: créer un cadre de confiance. Car énormément de choses se négocient dans des cercles plus ou moins privés, où les États ne sont pas toujours présents. Si, dans chaque pays, ceux qui sont porteurs de la transition ministères, organisations, mais aussi certains industriels qui y voient des opportunités ne retirent pas de cette participation aux négociations multilatérales le sentiment qu’il y a un coup à jouer, il ne se passera rien.
Quelles sont les technologies d’avenir, celles qui pourront vraiment être mises en œuvre ?
Avant de s’intéresser aux technologies, il faut réanimer un autre débat, né lui aussi dans les années 1970: quelles quantités d’énergie sont nécessaires pour faire fonctionner une société ? On se souvient de « la chasse au gaspi ». Mais ce type d’injonction a toujours eu un relent soit de « truc de gauche en mode décroissant » soit de « il faut se serrer la ceinture » jusqu’à ce que la crise passe. Faire des politiques publiques sur ce point était considéré comme compliqué, peu légitime. Il était donc plus simple de gérer l’offre d’énergie que la demande.
Aujourd’hui, cependant, le plus compliqué, c’est moins cette offre produire de l’électricité n’est pas l’enjeu majeur: on sait le faire que la capacité à rebrasser les technologies de consommation: mettre de l’électricité là où il n’y en avait pas, du gaz là où il y avait du liquide, etc. Ce qui veut dire qu’on est obligé de s’atteler à faire des politiques jugées infaisables pendant trente ans ; et on le fait avec peu d’expérience et une efficacité moyenne. Le soutien à l’électrification du parc automobile, qui coûte très cher, est à cet égard assez mal ficelé et mal vécu.
« C’est une erreur de croire que des technologies peuvent être mobilisées pour maintenir notre mode de vie »
Revenons à la production d’énergie…
Dans cette organisation du changement, une question cruciale et complexe est celle de l’innovation et de ses fausses routes. Il y en a deux types: des choses qu’on n’arrivera jamais à faire dans les délais qui nous intéressent, comme la fusion nucléaire. Et d’autres qui, technologiquement, peuvent fonctionner, mais ne vont pas répondre au problème.
Par exemple le captage de CO2, c’est-à-dire le pari de dire: « On fait la même chose qu’avant, mais on rajoute un tuyau qui empêche que les émissions de CO2 se retrouvent dans l’atmosphère. » On ne change rien mais manque de chance on change quand même le prix, assez sérieusement. Et en changeant le prix assez sérieusement, en réalité, on change tout: le prix du chauffage, du transport, etc.
Et même s’il était vrai que le captage est capable de dimensionner la transition, il arrivera trop tard. Certains industriels s’accrochent à cette bouée pour sauver des parts de marché le plus longtemps possible, mais ils y croient à peine eux-mêmes et n’investissent pas, quand les renouvelables explosent.
Et l’hydrogène, n’est-il pas une clé de la transition ?
Bien sûr qu’on aura besoin d’hydrogène, notamment dans l’industrie. Mais si vous me dites qu’on va vendre de l’hydrogène en France pour mettre dans les chaudières, je ne vous croirai pas une seconde. Parce que ça n’a pas de sens d’un point de vue économique. On peut avoir aussi des carburants de synthèse, ou e-fuels, ou de la biomasse, mais pas à des niveaux de production répondant aux besoins du secteur aérien ou du transport routier, à cause des contraintes de biodiversité, d’adaptation agricole. Tout cela ne va donc pas remplacer les fossiles de façon indolore. Il y aura accumulation de différentes solutions. Et n’attendons pas de rupture majeure: on connaît les lois de la physique !
Les changements d’énergie vont-ils entraîner des changements d’usages ?
Si l’on prend les mêmes systèmes de demande et qu’on essaie d’y injecter nos hydrogènes, nos carburants synthétiques, ça ne va pas marcher. Partir en vacances au bout du monde pour 250 € hôtel compris, c’est terminé ! Mais concernant la vie quotidienne se déplacer pour aller au travail, se chauffer, produire dans l’industrie, etc., on est face à des bouleversements profonds. C’est de ce côté-là qu’il y aura des difficultés, des enjeux sociaux.
La transition est souvent ramenée à l’opposition nucléaire/renouvelables. En fait, c’est beaucoup plus compliqué: il s’agit d’utiliser l’énergie totalement différemment dans la société, de changer le rapport à son prix, à sa disponibilité, à sa distribution, à la nature de ce qu’on consomme, etc.
Et c’est là que nous nous trouvons face à un danger, car il est plus facile de faire croire qu’on peut réaliser une transition pratiquement invisible du côté du système industriel sans toucher aux organisations sociales c’est la tentation de promouvoir les fausses solutions que nous avons évoquées. L’idée que des technologies peuvent être mobilisées pour éviter de changer notre mode de vie est une erreur fondamentale.
Vous disiez que produire de l’électricité n’est pas un problème ?
Aujourd’hui, en produire à partir des renouvelables revient moins cher qu’avec les méthodes traditionnelles. En revanche, il reste compliqué et coûteux de le faire à la demande, au moment où on en a besoin. Le vrai problème, c’est le reste. Tous les technolâtres vous diront que le progrès permettra de faire des e-fuels. Mais un e-fuel, qu’est-ce que c’est ? C’est de l’électricité transformée en hydrogène qu’il faut recombiner avec du carbone issu de la biomasse ou extrait de l’air ambiant.
À la fin, même avec des progrès techniques, le prix de ces carburants sera toujours bien au-dessus de celui du kérosène. C’est l’électricité qui va devenir le vecteur bon marché, et ce sont les molécules aujourd’hui, le moins cher, c’est encore le fuel qui vont être hors de prix. On ne peut pas faire rouler tous les camions au B100, un carburant « vert ». On est en train de bouleverser radicalement les équilibres économiques. L’énergie devient plus chère, et pour tout. Il va falloir diminuer énormément les flux.
Y a-t-il des scénarios énergétiques crédibles conduisant à une baisse de la demande globale en énergie ?
À l’échelle mondiale, c’est compliqué: il y a encore beaucoup de pays où la consommation d’énergie, modeste, est appelée à croître. Pour les économies développées, la réponse est oui. Parce qu’on peut encore gagner en efficacité, ne serait-ce qu’avec, par exemple, la voiture électrique. Mais derrière le choix de la voiture électrique s’en cachent d’autres.
Continue-t-on à faire des bolides de 2,5 tonnes parce qu’on prend comme modèle une voiture thermique de 1800 kilos à laquelle on rajoute des batteries ? Ou est-ce qu’on revient à des véhicules de 600 kilos, mais qui ne dépassent pas les 110 km/h ?
Un monde sans énergies fossiles est-il envisageable ?
Il y a sûrement un horizon, mais dire qu’il ne faut plus une goutte de pétrole en 2060 n’est d’aucune utilité politique. Ce qui peut changer la donne, c’est de faire comprendre à l’industrie du pétrole que dans vingt ou trente ans, son marché sera réduit de moitié du fait d’une baisse progressive de ses ventes orchestrée au niveau mondial. Le problème d’un industriel, ce sont les dix ans qui viennent. Il faut donc que les politiques publiques soient faites de telle sorte que ce moyen terme entre dans le cadre d’analyse de gens qui pensent d’abord à court terme.
Et il faut marteler le message sur la neutralité carbone à l’horizon 2050. C’est un attracteur qui fonctionne politiquement et permet d’articuler des décisions juridiques. Et cela va permettre de faire le tri dans les solutions techniques que nous avons entre les mains, que l’on sait évaluer, dont on connaît les difficultés. Parce qu’en 2050, on aura résolu notre problème ou pas. Et cela se décide aujourd’hui.
« L’objectif de neutralité carbone en 2050 va permettre de faire le tri dans les solutions techniques que nous avons entre les mains »
Justement, comment vit-on en 2050 ?
Il y aura quelques impondérables. Cela suppose plutôt un monde dans lequel on prend moins l’avion que les classes moyennes supérieures des pays occidentaux aujourd’hui, mais les avions n’auront pas disparu. Moins de viande et de lait, mais certainement pas la fin de l’élevage, parce qu’on en a besoin pour la biodiversité… Ce n’est pas forcément de la décroissance, ni un retour en arrière, c’est une nouvelle frugalité.
Mais les comportements ont changé dans des proportions bien plus importantes entre la génération de nos parents et la nôtre ! Toute la question est donc dans la façon d’habiter ce monde qu’on va construire. La productivité va continuer à croître, libérant davantage de temps de loisir. On pourra faire deux, trois voyages en avion dans sa vie, mais aussi des trajets en train, en bateau en prenant quelques jours pour aller de l’autre côté de l’Atlantique. Cela n’empêchera pas de découvrir le monde. La vie s’organisera différemment. Il y a tellement de choses à inventer en quarante ans !
Évidemment, on peut imaginer aussi un monde dans lequel seule une petite élite prendra l’avion et où les autres seront condamnés à rester dans leur région. La question est politique: quelle société on construit dans un cadre contraint, quels choix collectifs on fait sur la façon dont on mobilise les technologies.
La convention citoyenne sur le climat était un modèle de ce débat ?
J’ai fait partie du comité d’organisation, et j’ai trouvé fascinant la maturité progressive avec laquelle les citoyens se sont emparés de ces questions. Comment 150 personnes ont réussi à se mettre d’accord sur le 110 km/h sur autoroute alors qu’au départ elles étaient contre à 70 % ? Avant de rejeter cette mesure, il aurait fallu capitaliser sur le travail de ces 150 citoyens et mettre en débat plus largement les arguments échangés pour aboutir à cette proposition controversée. Tout n’a pas été réussi, mais cette convention reste quand même un modèle de délibération démocratique.
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