Transport, Climat et Souveraineté chez Ceva Logistics

1
Transport, Climat et Souveraineté chez Ceva Logistics
Transport, Climat et Souveraineté chez Ceva Logistics

Aurélie M’Bida

Africa-Press – Niger. Sur les bords de la lagune Ébrié, Mathieu Friedberg évoque les grandes transformations du transport mondial. Ports de nouvelle génération, corridors terrestres, propulsion bas carbone: l’Afrique, dit-il, est au cœur de la carte logistique.

À la tête de Ceva Logistics depuis 2020, Mathieu Friedberg est l’un des visages du transport mondial. Ex-patron de l’armateur Delmas et ancien dirigeant de CMA CGM Logistics, ce fin connaisseur des chaînes maritimes et portuaires africaines dirige aujourd’hui la branche logistique de CMA CGM, qui représente environ 20 % du chiffre d’affaires du groupe et près de la moitié de ses effectifs. Présent dans 170 pays, Ceva emploie plus de 110 000 personnes et couvre l’ensemble des services logistiques, du fret maritime à la logistique contractuelle, avec une ambition: offrir une chaîne intégrée, fluide, de bout en bout.

Depuis l’intégration de Bolloré Logistics, début 2023, Ceva s’est hissé dans le top 4 mondial du secteur. Une montée en puissance qui repose aussi sur un pari assumé: faire du continent africain un levier de croissance stratégique, alors que les flux commerciaux se densifient, que les ports se modernisent, et que la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) cherche encore son impulsion. Pour Mathieu Friedberg, l’Afrique est un espace d’innovation, de résilience… et un terrain avec lequel les logisticiens internationaux doivent désormais compter.

C’est à Abidjan, en marge de l’Africa CEO Forum – événement organisé par le groupe Jeune Afrique en partenariat avec l’IFC – que nous l’avons rencontré pour une émission spéciale du Grand Invité de l’économie (RFI / Jeune Afrique). L’occasion de faire le point sur les ambitions africaines de Ceva, les défis sécuritaires et environnementaux auxquels le secteur est confronté, et les tensions autour de la souveraineté logistique.

Jeune Afrique: Quelle place veut occuper Ceva Logistics sur le continent africain? Quelle est l’importance stratégique de l’Afrique dans votre feuille de route?

Mathieu Friedberg: La première vraie incursion forte que le groupe a mené en Afrique a eu lieu au moment du rachat de Delmas, en 2006, quand le groupe Bolloré a décidé de se défaire de sa branche maritime. L’opération a été un accélérateur pour nous. D’abord parce qu’elle a renforcé nos moyens maritimes à un moment où sont arrivés, entre le début des années 2000 et 2020, des investissements structurants dans les infrastructures portuaires. L’accès aux ports africains s’est alors énormément simplifié, et les coûts pour les importateurs et les exportateurs ont baissé.

L’accélération s’est aussi fait ressentir car nous avons pu nous implanter physiquement dans l’ensemble des pays africains, que ce soit le long des côtes ou dans les pays de l’intérieur.

Mais vous êtes réellement devenu un acteur incontournable il y a peu…

La bascule s’est faite à partir de 2019, quand on [Delmas] a fait l’acquisition de Ceva. Nous étions convaincus très tôt que l’Afrique est une des zones de fort développement pour les années à venir. Un continent porté par des tendances de fond: l’urbanisation, l’émergence lente mais certaine d’une classe moyenne, etc.

En somme, nous avions la conviction qu’il fallait être présent là où relativement peu d’acteurs internationaux de la logistique étaient installés. C’est un pari, mais nous l’avons fait très tôt et nous avons continué depuis, avec deux ou trois acquisitions après Ceva pour nous renforcer en Afrique de l’Est.

Justement, selon vous, quels sont les marchés africains les plus dynamiques?

Si l’on commence par le Nord, entre l’Égypte et le Maroc aux deux extrémités, qui sont des marchés très dynamiques, avec au milieu l’Algérie, qui est un marché important, le groupe a une présence de longue date d’un point de vue maritime. On exploite un terminal à Tanger en partenariat, un autre à Alexandrie…

En Afrique de l’Ouest et au centre, nous avons accès aux grands marchés porteurs, en commençant par le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Nigeria, le Cameroun, les deux Congo, l’Angola… Des marchés qui restent importants et sont aussi des portes d’entrée vers des corridors qui mènent vers l’intérieur. Puis viennent l’Afrique du Sud, et l’Afrique de l’Est avec le Kenya et la Tanzanie. Reste le corridor de la Corne avec Djibouti et l’Éthiopie.

L’armateur MSC vient d’introduire un porte-conteneurs de 24 000 EVP (équivalent vingt pieds) sur la côte ouest-africaine. Un mastodonte que l’on n’imaginait pas accoster à Tema ou à Lagos il y a quelques années… Que vous inspire cette évolution?

Cela montre que les ports africains montent en capacité d’accueil en termes de tirant d’eau, de profondeur dans les ports, de portiques, et de possibilité d’opérer des navires de cette taille. Les flux augmentent et les armateurs parient sur une massification des échanges.

De la même manière, avec les développements qu’on a pu faire à Lekki, une nouvelle porte d’entrée pour le Nigeria, ou encore à Kribi, au Cameroun, il va désormais être possible d’apporter des navires de très grande taille. De nombreux ports en Afrique s’adaptent à cette nouvelle configuration.

Il y a les ports, mais aussi les routes, de qualités parfois inégales, et toutes les infrastructures liées au transport de marchandises. Comment vous adaptez-vous à cette diversité?

Comme tous les acteurs économiques africains, on s’adapte. L’une des particularités de ce marché est l’incroyable résilience et la capacité d’adaptation et d’agilité des acteurs économiques. Nous sommes un acteur économique comme un autre, dans cet environnement, et nous devons faire preuves des mêmes vertus.

Vous pouvez avoir des tensions géopolitiques, des routes qui peuvent être temporairement coupées, des problématiques d’infrastructure qui ne sont plus au niveau ;il faut jongler avec tout cela. Le chemin qui a été parcouru au niveau des infrastructures portuaires doit être suivi pour les infrastructures terrestres et, au-delà, pour les infrastructures immatérielles.

On parle des infrastructures, mais il y a aussi des questions de sécurité ; des zones ne sont aujourd’hui plus atteignables… Ce problème prend-il davantage d’importance dans votre activité?

Vu de ma fenêtre, la priorité, c’est évidemment la sécurité de nos hommes. On n’expose pas nos hommes à des dangers. Personne ne va au travail pour se mettre en danger. Cela vaut en Afrique comme ailleurs. Donc, à certains moments, nous sommes contraints de prendre la décision de ne plus desservir tel ou tel endroit parce que c’est trop dangereux ou parce que les conditions ne sont pas réunies.

Ne craignez-vous pas que, dans les années à venir, les transporteurs et logisticiens soient obligés de se concentrer sur les zones littorales qui sont a priori un peu moins dangereuses?

Au cours de ces trente années de logistique, j’ai vu des situations évoluer de manière très rapide dans un sens ou dans l’autre. Qui nous aurait dit, il y a deux ans, qu’on ne passerait plus par Suez? Qui nous aurait dit il y a quatre ans que le monde serait à l’arrêt et qu’on serait tous confinés?

Connecter les ports aux hinterlands, échanger plus rapidement et plus facilement… Êtes-vous prêt, en tant qu’acteur du privé, à accompagner la mise en œuvre de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), qui a dû mal à décoller d’un point de vue politique?

L’histoire de ce groupe, c’est l’histoire qui a accompagné la mondialisation. Tout ce qui est de nature à faciliter les échanges de biens entre les pays est favorable. Car nous pensons fondamentalement que c’est un facteur de développement important et que les acteurs économiques doivent l’accompagner, mettre à disposition des moyens, des outils pour le mettre en œuvre.

Cela vous coûte-t-il cher, aujourd’hui, d’avoir des réglementations différentes dans chaque pays d’opération?

Oui, tout ce qui crée de la complexité logistique crée des coûts. Des moments de rupture dans un flux, et toute rupture de manière générale, a un coût. Donc tout ce qu’on est en capacité de faire pour fluidifier cela – moins de droits de douane par exemple – est autant de gagné pour les acteurs économiques. Cela vaut à la fois pour les flux d’information, les flux administratifs, documentaires, les flux physiques, le passage de la frontière, etc.

Quel premier bilan tirez-vous du mariage avec Bolloré Logistics?

À titre personnel, c’est le deuxième volet de l’histoire, parce que j’avais vécu le premier avec l’acquisition de Delmas: nous avions récupéré ce très bel actif des mains du groupe Bolloré. Cette opération, comme je l’ai dit, a été structurante dans notre développement africain.

De la même manière, aujourd’hui, l’intégration des équipes Bolloré au sein de Ceva Logistics est très structurante, notamment au regard de l’Afrique, mais pas seulement. Les équipes Bolloré avaient développé un très bel actif et un très beau fonds de commerce, avec des expertises fortes dans un certain nombre de secteurs: le luxe, l’aéronautique, la logistique de projet, que l’on a alliés à Ceva. Leur connaissance de l’Afrique nous apporte énormément dans notre développement et nous conforte dans l’idée que nous avons vraiment quelque chose à offrir sur ce continent.

Nous sommes entrés dans le top 4 des logisticiens, avec devant nous trois mastodontes [MSC, Maersk, CMA CGM, ndlr]. Et ce qui nous distingue, c’est justement notre volonté de nous développer en Afrique.


Dans votre secteur, le défi de l’innovation permet également de se distinguer. Où êtes-vous sur ce point?

Nous avons un niveau d’investissement groupe pour tout ce qui relève de la R&D, qui porte principalement sur deux grands sujets: la décarbonation du transport – quelles seront les motorisations de demain – et l’évolution de notre environnement logistique.

Sur la décarbonation, à quelques jours du sommet des Océans, à Nice, mi-juin, où la thématique sera centrale, pensez-vous que l’on puisse vraiment imaginer une logistique 100 % verte à court ou moyen terme?

Alors je vous dirais oui, j’y crois, et notre actionnaire [CMA CGM] y croit fortement. On s’est engagé à être carbone neutre en 2050. Mais, au-delà de l’engagement, nous avons été les précurseurs lorsqu’on a commencé la réflexion autour de propulsions alternatives au fioul lourd et que nous nous sommes lancés sur le GNL, il y a à peu près une dizaine d’années maintenant.

Le GNL n’est pas la solution ultime, mais c’est quand même une étape qui nous permet de décarboner en partie. Ce sont des investissements qui se comptent en milliards de dollars, parce qu’ils concernent toute notre flotte. Après, on n’a pas encore trouvé la martingale de la solution 100 % décarbonée.

Le coût de cette décarbonation est peut-être aussi un frein…

La grande question autour de laquelle tout le monde tourne, c’est celle du coût de cette décarbonation. Si je cite les chiffres qui sont avancés, le coût de la décarbonation du transport maritime va se chiffrer à 1 500 milliards de dollars. À ce niveau, aucun acteur économique est capable de le porter tout seul.

Ce qui signifie qu’il va falloir une juste répartition de l’effort. Le consommateur va certainement devoir payer un peu plus cher, et tout cela va, à un moment donné, se traduire dans le coût du transport.

Pour rester dans une thématique très actuelle, le sujet de la souveraineté économique est au centre des discours en Afrique. Comment répondez-vous aux critiques éventuelles sur le rôle de certains groupes étrangers dans la gestion des infrastructures stratégiques en Afrique?

C’est une question compliquée parce que, d’abord, si l’on prend l’exemple de l’Afrique, ce qui a fait émerger les infrastructures portuaires compétitives, c’est un alliage plutôt bien pensé entre le public et le privé. La mise en concession d’Abidjan en est un parfait exemple. Forcément, quand vous avez fait appel en partie à des capitaux privés, vous les trouvez là où ils sont, notamment auprès des groupes internationaux.

Je pense aussi que ces questions de souveraineté apparaissent dans les moments de tension, autour d’opérations récentes. Mais, globalement, le partenariat public-privé tel qu’il a été pensé est devenu une matrice générale sur le développement des capacités du portuaire, et il a plutôt été un succès.

Source: JeuneAfrique

Pour plus d’informations et d’analyses sur la Niger, suivez Africa-Press

LAISSER UN COMMENTAIRE

Please enter your comment!
Please enter your name here