Par Louise Margolin
et Matteo Maillard
Africa-Press – Niger. Depuis fin novembre, des dizaines de camions ont fait le trajet entre la mine de la Somaïr, dans le nord du Niger, et la capitale, Niamey, transportant plus de 1 000 tonnes d’uranium vers une destination finale inconnue. Un convoi bien mystérieux, dont l’existence soulève de nombreuses questions.
Le 27 novembre, Orano publiait un communiqué dénonçant le « transport illégal de l’uranium entreposé sur le site de la Somaïr » – mine que le groupe français exploitait à Arlit, dans le nord du Niger, avant d’en perdre le contrôle opérationnel, en 2024. Au même moment, un convoi de camions était vu, roulant en direction du sud du pays. À son bord, 1 050 tonnes de yellowcake, un concentré d’uranium.
Quelques jours plus tard, la junte au pouvoir à Niamey, dirigée par Abdourahamane Tiani, revendiquait son droit de mettre ce stock sur le marché international. Il fait pourtant l’objet d’un bras de fer entre Orano et les autorités du Niger. Où est aujourd’hui l’uranium? Qui va l’acheter? Niamey a-t-il le droit de le mettre en vente? Éléments de réponse.
1. D’où provient cet uranium?
Le yellowcake était stocké sur la mine de la Somaïr, située dans la région d’Arlit, dans le nord du Niger. C’est sur ce site qu’il a été produit du temps où Orano l’exploitait. En juin dernier, les autorités de Niamey ont nationalisé la mine, jusque-là contrôlée par le spécialiste français du nucléaire (63,4 %) et par l’État du Niger (36,6 %).
L’uranium y était entreposé depuis de longs mois, bien avant la nationalisation. À la suite du coup d’État qui a porté Abdourahamane Tiani au pouvoir en juillet 2023, la frontière terrestre entre le Niger et le Bénin a en effet été fermée. Or Orano exportait l’uranium via le port de Cotonou. Pour surmonter cette difficulté, le groupe français avait, mi-2024, suggéré d’envoyer les stocks par avion. Mais les tensions entre Orano, détenu à 90 % par l’État français, et une junte en rupture avec l’ancienne puissance coloniale, étaient trop fortes: les autorités nigériennes n’ont jamais donné leur accord à cette solution. Face à « l’aggravation des difficultés financières de la Somaïr », Orano a donc décidé, le 31 octobre 2024, d’y suspendre la production. Elle n’a pas repris depuis.
Ces difficultés se sont couplées à des tensions sur les autres sites exploités par Orano au Niger – le projet d’Imouraren et la mine de Cominak (arrêtée en 2021) –, la junte vilipendant la gestion du groupe français. Orano en a peu à peu perdu le contrôle opérationnel. Estimant avoir été exproprié, l’entreprise a engagé quatre procédures contre le Niger: une pour chaque site minier, et une dernière qui porte sur l’accord global de partenariat, qui encadrait la collaboration entre Orano et le Niger.
2. Pourquoi la junte s’est-elle emparée du yellowcake?
Dans le cadre des procédures d’arbitrage engagées, Orano venait d’obtenir une première victoire. Le 23 septembre, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi) a « enjoint à l’État du Niger de ne pas vendre, ni céder, ni même faciliter le transfert à des tiers de l’uranium produit par la Somaïr retenu en violation des droits d’Orano, comme celui-ci le demandait ». Sentant qu’elle n’obtiendrait pas gain de cause par la voie judiciaire, la junte nigérienne a décidé d’user de la manière forte.
Quelques jours plus tard, devant l’Assemblée générale des Nations unies, Ali Mahamane Lamine Zeine, le Premier ministre nigérien, accusait Paris d’« entraîner [son pays] dans des procès interminables pour arrêter l’exploitation et la vente » de son uranium. Début novembre, le général Tiani s’est ensuite rendu sur le site de la mine, à Arlit. Il y a affirmé que le Niger n’avait besoin « d’aucune autorisation pour vendre à qui [il] veut [ses] richesses naturelles ».
Il faut dire qu’avec la fermeture de la frontière béninoise, Niamey a perdu un important couloir commercial et un débouché portuaire indispensable. Et pour ne rien arranger, les attaques de milices sur le pipeline qui achemine le brut d’Agadem vers le port béninois de Sèmè-Kpodji, ainsi que les tensions avec les exploitants chinois, ne permettent pas à la production pétrolière d’alimenter suffisamment les caisses de l’État. L’étau financier se resserrait autour de la junte.
3. Où est le convoi et quel est l’acheteur potentiel?
Si l’acheteur final n’est pas connu et que des soupçons ont vite porté sur l’Iran et la Chine, qui entretiennent des relations diplomatiques et commerciales avec Niamey, un faisceau d’indices pointe également en direction de la Russie. Publiée sur les réseaux sociaux le 21 novembre, une vidéo révèle la présence d’un Ilyiouchine 76 sur le tarmac de l’aéroport d’Agadez.
Selon plusieurs sources, la présence de cet avion-cargo russe confirme un transport d’hommes et de matériel vers la mine de la Somaïr. Et c’est le 28 novembre, qu’une cinquantaine de camions se rendent sur le site et chargent les 1 050 tonnes de minerai dans des conteneurs. Une vidéo filmée sur l’axe Arlit-Agadez montre six camions transportant chacun deux conteneurs qui, selon l’organisation All Eyes On Wagner, sont des modèles de type KC-20 sur lesquels sont visibles des pictogrammes signalant un danger radioactif.
Des sources nigériennes affirment que le convoi a été escorté par des militaires russes au moins jusqu’à Agadez. Le convoi a ensuite poursuivi sa route vers Niamey, où des images satellites confirment la présence des camions sur la base militaire 101, le 7 décembre.
Seront-ils chargés à bord d’un avion-cargo? Si le transport aérien est une solution envisageable, la voie terrestre reste privilégiée, avec un possible transbordement de l’uranium sur un navire amarré au Togo. Un vraquier suspecté d’appartenir à la flotte fantôme russe, le Matros Shevchenko, a d’ailleurs été signalé au large du port de Lomé, le 1er décembre, mais il en est ressorti quelques jours plus tard, sans n’avoir déchargé. Pour l’heure, les camions sont toujours en attente sur la base de Niamey.
Si les soupçons portent sur la Russie, c’est parce que la junte nigérienne n’a jamais caché sa volonté de se tourner vers Moscou, qui, en retour, a fait part de son souhait d’exploiter l’uranium du Niger. Le 28 juillet dernier, Rosatom, l’entreprise publique russe dédiée au nucléaire, et le ministère nigérien de l’Énergie ont signé un « mémorandum de compréhension mutuelle » portant sur leur coopération dans le domaine du nucléaire civil. Selon des sources sécuritaires, les 1 050 tonnes d’uranium auraient été négociées aux alentours de 180 millions de dollars entre le gouvernement de Tiani et Rosatom, mais le Niger ne l’a jamais confirmé.
4. Cet uranium peut-il être utilisé à des fins militaires?
L’uranium convoyé depuis la mine de Somaïr est ce que l’on appelle du yellowcake. Ce produit est un concentré d’uranium naturel, obtenu en concassant le minerai extrait du gisement puis en le mettant en solution à l’aide de réactifs chimiques.
En l’état, le yellowcake n’est utilisable ni dans le nucléaire civil ni pour la fabrication d’armes. Pour ce faire, il devrait d’abord être converti et enrichi. La production de la Somaïr avait d’ailleurs vocation à être vendue à des acheteurs, en France ou ailleurs dans le monde, afin d’être utilisée comme combustible dans les centrales nucléaires. L’enrichissement à des fins militaires est bien plus complexe et nécessite des capacités industrielles bien supérieures.
5. Quels sont les risques pour Niamey?
Après avoir appris que l’existence du fameux convoi, Orano a réagi en le qualifiant d’« illégal » et rappelé qu’il contrevenait à la décision du tribunal arbitral interdisant au Niger de vendre son stock à des tiers. Le minier a également fait savoir qu’il se réservait « le droit d’initier des actions complémentaires ». L’initiative de la junte pourrait lui valoir de nouvelles décisions arbitrales en sa défaveur, et l’exposer à une obligation de dédommagement financier d’Orano. Il n’est toutefois pas certain que, dans ce cas, Niamey s’exécute. Si le Niger a mobilisé des avocats pour le défendre dans les différents arbitrages, cela ne signifie pas qu’il acceptera d’éventuelles sanctions.
La junte estime en effet qu’Orano n’a pas respecté ses engagements, qu’ils soient financiers, sociaux ou environnementaux, pendant ses longues années d’activité. Elle estime donc avoir été dans son droit en évinçant le groupe et en mettant le yellowcake sur le marché.
Depuis plusieurs années, une partie de la société civile nigérienne dénonçait aussi certaines pratiques du groupe français, notamment sur le site en cours de réhabilitation de Cominak. Début décembre, le gouvernement du Niger a d’ailleurs accusé Orano de « crimes » après la découverte de 400 barils de matières radioactives à Madaouela, près d’Arlit. Un site où le minier se défend de toute activité.
Une chose est sûre toutefois: l’épisode risque de refroidir davantage encore les investisseurs, découragés par les mesures brutales décidées par le Niger et par les régulières violations du droit international. Et cela ne fera qu’empirer les difficultés économiques auxquelles le pays est confronté.
Source: JeuneAfrique
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