Macron-Poutine : fake news, influenceurs, barbouzes… Les secrets d’une guerre de l’ombre en Afrique

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Macron-Poutine : fake news, influenceurs, barbouzes… Les secrets d’une guerre de l’ombre en Afrique
Macron-Poutine : fake news, influenceurs, barbouzes… Les secrets d’une guerre de l’ombre en Afrique

Africa-Press – Niger. Quand ils reçoivent les images du drone perché depuis plusieurs heures au-dessus du camp de Gossi, les gradés de l’état-major français comprennent immédiatement qu’ils tiennent du « lourd ». Sur la vidéo, tournée vers 10 heures, le 21 avril, deux jours après le départ de l’armée française de cette petite localité du Nord-Mali, un petit groupe de Blancs est en train d’enterrer des cadavres dans le sable, à quatre kilomètres du camp. Autour, certains filment ou prennent des photos. Deux heures plus tard, un faux compte Twitter, appartenant prétendument à un dénommé Dia Diarra, publie des images chocs de cadavres noirs à moitié ensevelis avec ce commentaire : « C’est ce que les Français ont laissé derrière eux quand ils ont quitté la base à Gossi. Ce sont des extraits d’une vidéo qui a été prise après leur départ ! On ne peut pas garder le silence sur ça ! »

Pour les militaires français, aucun doute : il s’agit d’un grossier montage des mercenaires de la société militaire privée russe Wagner, arrivés à Gossi la veille aux côtés des Forces armées maliennes (Fama). Une nouvelle « attaque informationnelle », affirment-ils, destinée à accroître encore le sentiment antifrançais au Mali et dans la région. Sauf qu’ils en ont, cette fois, une preuve irréfutable.

Des éléments « secret-défense » rendus publics
Très vite, c’est le branle-bas de combat au « Balardgone », le siège du ministère des Armées, à Paris. Les images sont visionnées en boucle. L’affaire remonte au cabinet de la ministre, Florence Parly, et même à l’Élysée, où Emmanuel Macron en personne est informé. Décision est alors prise de les divulguer pour désamorcer immédiatement cette opération de désinformation russe. En fin d’après-midi, une poignée de médias français suivis sur le continent – dont JA – sont contactés pour un « briefing off » en urgence au ministère. Sur place, tous les éléments, y compris les images du drone, sont livrés aux quelques journalistes présents. Une « opération transparence » inédite, aux antipodes du verrouillage imposé par l’armée française sur ses bavures présumées au Sahel.

Le lendemain matin, l’histoire du faux charnier de Gossi est partout. En coulisses, les officiers français chargés du dossier ne cachent pas leur satisfaction. Ils tiennent là, à leurs yeux, leur première victoire symbolique face aux Russes sur leur terrain de prédilection, le champ de bataille informationnel. Si son impact réel demeure limité, cet épisode marque surtout un vrai tournant de la stratégie française dans la guerre d’influence que se livrent quotidiennement Paris et Moscou sur le continent. Pour la première fois, des éléments estampillés « secret-défense » sont déclassifiés et transmis à la presse par les autorités françaises, un peu à la manière de ce qu’ont fait les Américains aux prémices de l’invasion russe en Ukraine.

Pour les responsables politiques et militaires français, plus de tergiversations : à partir de maintenant, ils répondront systématiquement à toute nouvelle attaque russe de ce genre. « Nous n’hésiterons pas à le refaire », prévient-on à l’état-major. Une vigilance d’autant plus renforcée jusqu’au retrait complet des militaires français du Mali, mi-août. Chez ces derniers, la crainte d’une manifestation massive ou d’un blocage d’un convoi, comme cela avait été le cas au Burkina Faso et au Niger, fin 2021, était dans tous les esprits. « La capacité de Wagner à agiter le sentiment antifrançais et à mobiliser les foules via les réseaux sociaux est redoutable. Mais nous sommes très vigilants et nous n’accepterons aucune entrave à notre opération de désengagement », indiquait un haut gradé quelques semaines avant le départ des derniers soldats de la base de Gao..

Des Russes à la fibre anticoloniale… et anti-française
Avant ce changement de ton, la France est longtemps restée passive face à l’offensive éclair de Moscou sur le continent. Minimisation de la menace ? Arrogance bien française face à un ennemi sous-estimé ? Déni de la réalité sur le terrain ? Sûrement un peu de tout ça. Il y a d’abord eu l’implantation des mercenaires de Wagner en Centrafrique, à la fin de 2017, sans que Paris ne s’inquiète plus que ça. Puis leur arrivée au Mali, à la fin de 2021, poussant les militaires de l’opération Barkhane à remballer leurs paquetages. À Paris, la sérénité un temps affichée face à l’expansionnisme russe s’est dissipée. Désormais, diplomates et militaires français prennent la menace très au sérieux. À tel point qu’ils ne cachent plus leur préoccupation pour d’autres pays francophones, comme le Burkina Faso, le Cameroun, ou même le Sénégal.

De la Centrafrique au Mali, la stratégie de grignotage russe a été la même. Avec un grand principe : remporter la bataille de l’opinion en attisant le sentiment antifrançais et en jouant sur la fibre anticoloniale. Deux ressorts déjà bien présents sur le continent, en particulier chez les jeunes générations. Car il faut le dire : l’activisme russe n’est pas la seule cause de la perte d’influence de la France en Afrique. Près d’un siècle de colonisation, des dizaines d’années de barbouzeries en tout genre orchestrées par des réseaux obscurs, des opérations militaires controversées : tout cela laisse des traces. Aujourd’hui, le rejet de la France est un sentiment bien ancré sur le continent, où le discours officiel de Paris est de moins en moins audible. Russie ou non.

Dans cette partie d’échecs permanente où tous les coups sont permis, les stratèges russes ont montré à quel point leur machine de propagande était bien huilée. La chaîne de télévision Russia Today et le site Sputnik, tous deux financés par l’État russe, y jouent un rôle non négligeable en se montrant très orientés dans leur couverture médiatique. Une partie de leurs contenus sont gracieusement offerts à des médias africains, qui reprennent tel quel leurs sujets ou leurs documentaires. Contraints de fermer dans les pays occidentaux depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, RT et Sputnik ont vu leurs audiences chuter et cherchent désormais de nouveaux marchés, notamment en Afrique. RT travaille ainsi à l’ouverture d’une rédaction africaine, à Nairobi, pour laquelle elle a commencé à recruter, tandis que Sputnik a lancé sa déclinaison Afrique, avec pour ambition affichée de couvrir l’actualité continentale.

L’ombre des mercenaires Wagner
Mais c’est surtout grâce à la nébuleuse Wagner que Moscou a habilement avancé ses pions sur le continent. Cette myriade de sociétés dirigée par Evgueni Prigojine, un oligarque proche de Vladimir Poutine, fait office de bras armé du Kremlin à l’étranger – bien que celui-ci démente formellement tout lien avec elles. Connu pour ses mercenaires et ses activités minières prédatrices dans les pays où il s’implante, le groupe a aussi fait des opérations d’influence l’une de ses spécialités. Son patron a ainsi acquis une petite notoriété dans les années 2010 avec son Internet Research Agency (IRA), qui a mené différentes campagnes de désinformation pour défendre les intérêts russes en Ukraine, aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Syrie…

Cette armée de l’ombre est aujourd’hui en première ligne sur le champ de bataille africain. Chaque jour, la « galaxie Prigojine » produit des dizaines de contenus éditoriaux pour y alimenter la propagande russe. Outre son holding Patriot, branche médiatique du groupe dont la tête de pont est « l’agence de presse » Ria Fan, elle s’appuie sur l’équipe d’Africa Politology. Établie à St Petersbourg, fief de Prigojine et siège historique de ses différentes activités, cette petite structure éditoriale est composée d’une quinzaine de personnes dirigée par un certain Sergueï Machkevitch. « C’est elle qui identifie des angles d’attaque et qui rédige des contenus en fonction du narratif choisi. Lesquels sont ensuite relayés par les différents médias du groupe et déversés sur les réseaux sociaux », explique une source française.

Au niveau local, les stratèges de Wagner n’hésitent pas à financer des médias, telle la radio Lengo Songo en Centrafrique, ou à payer directement des journalistes. Coût d’un article dans la presse écrite centrafricaine : environ 10 000 F CFA (15,25 euros). Le soft power russe s’exprime même à travers des vecteurs plus inhabituels, comme le sponsoring du concours Miss Centrafrique, en 2018, ou l’impression de manuels scolaires. Pour propager les discours prorusses et antifrançais, le groupe Wagner a également recours à des « proxys » locaux. En clair, des personnalités de la société civile et/ou des mouvements qui, de Bangui à Bamako en passant par Ouagadougou, sont rémunérés pour faire le SAV russe. Adama Ben Diarra, dit « Ben le cerveau », député au Conseil national de transition (CNT) malien et leader du groupe Yerewolo-Debout sur les remparts, en est l’un des exemples les plus emblématiques.

Sur les réseaux sociaux, des « stars » pro-russes
Pour servir leurs intérêts, les Russes ne se contentent pas de ces seules figures locales. Ils ont également noué des liens avec des influenceurs « stars » qui comptent des centaines de milliers de followers sur les réseaux sociaux. Les deux plus connus sont sans conteste le Franco-Béninois Kémi Seba et la Suisso-Camerounaise Nathalie Yamb. Le premier, après une première collaboration interrompue avec Prigojine en 2020, se serait à nouveau rapproché des réseaux russes. En mai, il était en tournée à Bamako, où il a été reçu par le président Assimi Goïta, et à Ouagadougou, où il a tenté de mobiliser la jeunesse burkinabè lors d’un meeting à la Maison du peuple. Fin août, il a rendu un vibrant hommage à la journaliste russe Daria Douguine, tuée quelques jours plus tôt dans l’explosion de sa voiture. « Tu as fait pour notre ONG ce que beaucoup des miens n’ont pas fait. Tu étais notre amie. En Russie, notre interprète, notre mini garde du corps », a-t-il écrit sur Twitter au sujet de celle qui était la fille de l’idéologue ultranationaliste Alexandre Douguine, proche de Vladimir Poutine, que Kemi Seba avait rencontré en décembre 2017. Daria Douguine était également la rédactrice en chef du média United World International (UWI), détenu par Evgueni Prigojine.

Si ses liens avec la Russie sont « avérés » aux yeux des services de renseignement français, Kémi Seba se garde de soutenir trop ouvertement Moscou, au contraire de Nathalie Yamb. La « dame de Sotchi », comme elle s’est autoproclamée depuis sa participation au sommet éponyme, en 2019 – a participé aux activités du réseau Afric (Association for Free Research and International Cooperation), énième organe d’influence monté par Prigojine pour promouvoir ses intérêts sur le continent. Depuis la Suisse, où elle réside, elle poste régulièrement des vidéos ou des publications dans lesquelles elle étrille avec une grande violence la France, la « racaille de Barkhane » (sic) et ses alliés africains, quand elle n’affiche pas son soutien inconditionnel à l’invasion russe de l’Ukraine. Un business rémunérateur, d’autant que ses dizaines de milliers de vues sur YouTube et d’autres réseaux lui permettent d’être rémunérée comme n’importe quel autre influenceur. Celle qui se dit militante panafricaine a visiblement un certain sens des affaires et des placements financiers.

Son nom est ainsi cité dans les Pandora Papers comme propriétaire de la société-écran Hutchinson Hastings & Partners LLC, enregistrée dans le paradis fiscal américain du Delaware. Elle a aussi créé sa propre structure de « conseil, stratégie et communication », Nathalie Yamb Consulting, dans un autre paradis fiscal : le canton suisse de Zoug. Chantre de la cryptomonnaie, qu’elle défend à longueur de vidéos, Nathalie Yamb apparaît enfin sur une liste de 142 personnes visées par des plaintes déposée aux États-Unis et à Paris par des souscripteurs de la plateforme Liyeplimal et de Global Investment Trading SA, une société située au Cameroun spécialisée dans l’investissement en cryptomonnaie et détenue par l’homme d’affaires Émile Parfait Simb, par ailleurs conseiller du président Faustin-Archange Touadéra.

Seba et Yamb – au même titre que le philosophe d’origine camerounaise, proche de Guillaume Soro, Franklin Nyamsi – ont en commun d’inscrire leur combat dans une stratégie égotique d’autopromotion bien huilée digne des influenceurs de Dubaï, où le fond et la forme sont savamment travaillés. Derrière ces personnages bien connus, tout un écosystème russophile se développe sur les réseaux sociaux africains. Des milliers de faux comptes sur Twitter et Facebook qui, chaque jour, reprennent les contenus et les éléments de langage dictés par la sphère Prigojine. « Il suffit de scruter les comptes de Kémi Seba, Nathalie Yamb et de quelques autres “sous-lieutenants” pour savoir sur quel thème les Russes veulent embrayer », estime une source française qui surveille de près ces réseaux.

Business rémunérateur
Les hackers russes ont aussi monté des « fermes à trolls », sorte de pépinière de faux comptes qui génèrent massivement des fausses informations sur les réseaux sociaux à partir d’algorithmes ou de système d’intelligence artificielle. Sur le continent, les Russes s’appuient également sur des sous-traitants qui, en échange de 100 à 150 dollars par mois, administrent chacun entre 100 à 200 faux comptes sur les réseaux sociaux pour relayer les discours choisis. Selon les services de renseignement français, ces petites mains de la propagande russe seraient au moins une centaine au Mali, où elles sont rémunérées et encadrées par des membres de la nébuleuse Prigojine. D’autres opèrent depuis la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Bénin ou encore Madagascar. Dans ces pays où Wagner n’a pas pignon sur rue, elles sont rétribuées de manière discrète par des ressortissants russes, parfois diplomates ou hommes d’affaires.

« Au Mali, ces comptes sont assez facilement repérables, explique une source française. Ils ont été ouverts récemment, en 2021 ou 2022, comptent peu d’abonnés et n’ont pas de vraie photo de profil. Ils reprennent toujours les mêmes éléments de langage, voire le même texte mot pour mot. » Baron Diaw, Malle Luka, Barou Sanogo… Plusieurs de ces faux comptes maliens, qui se faisaient récemment l’écho d’une complicité entre les militaires de la force Barkhane et les groupes jihadistes, ont été identifiés par l’armée française. Ils pratiquent notamment la technique dite du fake man on the street, qui consiste à créer de faux comptes dont les publications sont reprises par d’autres comme source afin de leur donner une crédibilité locale.

Réticences des diplomates
Pendant longtemps, les autorités françaises ont laissé ce rouleau compresseur russe tout écraser sur son passage sans bouger, comme tétanisées. Faut-il répondre ou non ? Et si oui, comment ? Avec quelles méthodes ? « Nous avons perdu beaucoup de temps à nous poser ces questions, reconnaît un diplomate français. Nous aurions dû réagir dès le sommet de Sotchi, en 2019. Nous n’avons pas vu venir cette menace. Les Russes profitent aujourd’hui de nos erreurs et de notre absence de stratégie. »

À l’époque, c’est surtout au Quai d’Orsay, le ministère des Affaires étrangères, à Paris, que les réticences sont les plus fortes. Jaloux de leur pré carré, peu sensibilisés à ces enjeux de guerre informationnelle, circonspects sur les méthodes à employer… Pendant de longs mois, certains diplomates refusent d’aller se battre dans la boue avec les trolls de Prigojine. Au ministère des Armées, le ton est plus martial. « Nous n’avons pas le choix : il faut répondre. Nous pouvons continuer à nous boucher le nez mais cela n’arrêtera pas les Russes. Il faut comprendre que cette guerre hybride n’est pas forcément sale », explique un militaire. « Les temps ont changé. Une bonne équipe image a parfois plus d’impact que trois sections d’infanterie », renchérit un autre.

Sous l’injonction d’Emmanuel Macron et de Jean-Yves Le Drian, qui considèrent eux aussi qu’il faut répliquer, les choses finissent par bouger. À la fin de 2020, une « task force » d’une poignée de personnes est discrètement montée au Quai d’Orsay pour suivre ces dossiers et concevoir une riposte à la propagande russe. Sylvain Itté, ancien ambassadeur de France en Angola, est nommé envoyé spécial pour la diplomatie publique en Afrique. Sur sa feuille de mission figure notamment la promotion de l’action de la France sur le continent. Car les autorités françaises en sont convaincues : pour remporter la guerre de communication contre les Russes, il leur faut d’abord mieux communiquer sur ce qu’elles font en matière de développement.

« Ce que nous faisons dans ce domaine est totalement écrasé par notre action militaire. Résultat, quand vous interrogez des jeunes Africains francophones sur leur perception de la France, ils répondent “opération militaire” et “pillage des ressources”. Il faut réussir à changer cela », analyse un diplomate français. Pour y parvenir et en terminer avec une communication institutionnelle que certains jugent « totalement dépassée », un changement de méthodologie est enclenché. « Il faut arrêter les selfies d’ambassadeurs qui inaugurent un puits, résume un responsable français. Il faut s’appuyer sur des réseaux de personnalités locales, qui parlent de tout ce que nous faisons dans leur pays, mais aussi sur nos diasporas, qui sont un de nos atouts majeurs sur le continent. » Mais, au contraire de la Russie, la France ne peut compter sur aucune personnalité africaine influente sur les réseaux sociaux – sa Nathalie Yamb ou son Kémi Seba – pour défendre son action.

Des débuts amateurs
De leur côté, les militaires français n’ont pas attendu pour passer à l’action. Mais les débuts sont laborieux – voire franchement amateurs. En décembre 2020, Facebook annonce la fermeture de centaines de faux comptes menant des opérations de désinformation en Afrique depuis la Russie et… la France. Dans son rapport, la firme américaine affirme que le réseau français a « des liens avec des personnes associées à l’armée française ». Quatre-vingt-quatre comptes, 6 pages, 9 groupes sur Facebook et 14 comptes Instagram sont fermés. Pataquès à Paris, où l’armée, visiblement embêtée, dément toute implication. Les responsables politiques, eux, n’apprécient guère d’être ainsi pris les mains dans le pot de confiture.

Selon nos informations, l’opération, qui avait vocation à rester secrète, a bien été montée par des militaires français sur ordre de leur état-major. « Les Russes nous étrillaient en Centrafrique depuis 2019. Décision a donc été prise de monter des comptes pour les contrer et promouvoir l’action de la France », raconte un gradé. Le réseau est monté à la chaîne, de manière un peu grossière, jusqu’à se faire repérer. « Nous avons sûrement fait des erreurs, comme nous pouvons en faire sur le terrain. Mais au moins, cette fois, il n’y a pas eu de dommage collatéral », minimise un officier.

Le détonateur malien
Pendant que les Français bricolent, les Russes passent à la vitesse supérieure. Au Mali, ils se sont engouffrés dans la brèche ouverte par la junte du colonel Assimi Goïta. Au début du second semestre de 2021, les notes jaunes de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) qui atterrissent sur le bureau d’Emmanuel Macron sont univoques : Wagner arrive au Mali. En décembre, les premiers contingents de mercenaires foulent le tarmac de Bamako. « Ce débarquement de Wagner au Mali a agi comme un détonateur, raconte un haut responsable français. Cette fois, nous avons vraiment pris conscience que les Russes ne se contenteraient pas de rester dans quelques angles morts mais qu’ils avaient une ambition bien plus grande, celle de s’implanter dans des pays francophones de premier plan. »

Certains vont même plus loin. Depuis l’invasion russe de l’Ukraine, fin février, ils sont convaincus que Moscou a une stratégie globalisée contre les Occidentaux, avec une ligne de front s’étendant du Donbass au Liptako-Gourma. « Nous avons longtemps sous-estimé l’offensive russe en Afrique, admet une source élyséenne. Alors qu’en réalité il s’agit du même champ de bataille. Dans la logique du Kremlin, le Mali est à peu près aussi important que l’Ukraine. Voilà pourquoi ils y assumeront des efforts dans la durée. » De fait, Wagner reste au Mali malgré les retards de paiement de la junte, et le nombre de ses mercenaires y demeuré stable (environ 1 200 hommes) depuis janvier, alors qu’il a largement diminué dans d’autres pays afin d’envoyer des renforts en Ukraine.

Côté français, le sujet semble enfin pris au sérieux. En juillet 2021, un général convaincu de la nécessité de s’engager dans cette guerre de l’information, le général Thierry Burkhard, est nommé chef d’état-major des armées par Emmanuel Macron. Trois mois plus tard, l’armée française adopte une doctrine militaire de lutte informatique d’influence (L2I), afin de structurer ses moyens de combat dans le cyberespace. Elle est notamment confiée au commandement de la cyberdéfense (Comcyber), basé à Rennes, en Bretagne, et placé sous l’autorité directe du chef d’état-major des armées.

Au quotidien, ses hommes surveillent les réseaux sociaux grâce à des logiciels spécifiques, traquent les faux comptes ou les trolls, et mènent la riposte en cas d’éventuelle attaque étrangère – et donc russe. Ils font également de la lutte informatique offensive, par exemple avec des attaques par déni d’accès, méthode classique qui consiste à envoyer des millions de requêtes au même serveur pour le saturer.

Riposter à tous les niveaux
À Paris, l’heure n’est pas encore à la mobilisation générale, mais l’ambition est désormais d’accroître la coopération interministérielle. « Si nous voulons donner un coup d’arrêt à la montée en puissance russe en Afrique, il va falloir que tout le monde s’y mette et pas seulement nous, les militaires », lâche, un brin amer, un haut gradé. Les ministères des Armées et des Affaires étrangères ont ainsi été priés de travailler en meilleure synergie sur ces enjeux. Viginum, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, qui est rattaché au secrétariat général de la Défense et de la sécurité nationale (SGDSN), a également été mis en alerte sur le sujet.


Un travail de veille plus important a aussi été engagé. Les sociétés de sécurité privées Amarante International et Geos ont été récemment mandatées par le ministère des Armées pour mener des études d’opinion au Sahel. Les autorités françaises n’hésitent pas non plus à intervenir directement auprès des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, les cinq géants du web) pour signaler des opérations d’influence ou les pousser à fermer des comptes prorusses. Même technique dans les pays africains, où les ambassades de France sont désormais invitées à signaler systématiquement toute fake news ou attaque informationnelle aux autorités de régulation locales. Cela a par exemple été le cas au Cameroun avec des contenus de la chaîne Afrique Media TV, connue pour ses positions très prorusses et antifrançaises.

Le principe d’une riposte étant désormais acquis, reste une question sensible, que les décideurs français n’ont pas totalement tranchée : jusqu’où s’autorisent-ils à aller dans cette guerre de communication ? En clair, faut-il avoir recours aux mêmes méthodes que les Russes pour l’emporter ? Entre l’Élysée, le Quai d’Orsay, l’hôtel de Brienne ou encore le Boulevard Mortier, siège de la DGSE, les opinions divergent. Malgré ces tergiversations éthiques, tous jurent qu’il y a une ligne rouge qu’ils ne franchiront jamais : celle de la manipulation et de la désinformation. « Cela est contraire à ce que nous sommes. Et de toute façon, même si nous décidions de jouer cette carte, nous ferions toujours moins bien que les Russes dans ce domaine », estime un diplomate.

Faux comptes, vraies informations
Irréprochables, vraiment ? Selon nos informations, l’armée française, qui a visiblement tiré les conclusions de son fiasco de 2020, continue secrètement à administrer de faux comptes dans l’univers numérique africain, notamment sur Twitter, Facebook et YouTube. « Il y en a toujours, même si ce n’est pas notre mode opératoire privilégié », indique l’une de nos sources militaires. Là encore, « pas question de mentir », assure-t-elle, juste de mener des opérations d’influence en maniant des informations réelles. « Concrètement, ils font du contenu authentique avec des méthodes inauthentiques », résume un bon connaisseur du sujet. Reste, maintenant, à ne pas se refaire prendre.

Au début d’août, un profil Twitter a attiré l’attention des connaisseurs du Sahel. Créé assez récemment, en août 2021, au nom de Gauthier Pasquet et orné d’un drapeau français, il publie depuis plusieurs semaines des informations prétendument exclusives compromettantes pour la junte malienne et favorables aux intérêts français mais aussi ivoiriens. Si rien n’indique par qui il est piloté, ce profil a tout du faux compte. Dans sa bio, Gauthier Pasquet indique être « correspondant de RFMTV au Mali, en Guinée et au Burkina Faso ».

Pourtant, une simple recherche internet permet d’en douter. Impossible de trouver un journaliste à ce nom. Sa photo de profil, générée par intelligence artificielle, est celle de Can Dündar, un journaliste turc vivant en exil à Berlin depuis 2017. Contacté sur Twitter, il n’a pas répondu aux messages de J.A. Quant à RFMTV, sa page Wikipédia indique qu’elle est une chaîne de télévision musicale française, « diffusant des clips des années 1980-1990 et des nouveautés ainsi que des spectacles musicaux ». On la voit donc mal dépêcher un correspondant en Afrique de l’Ouest…

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