Mohamed Bazoum : « Armer les civils pour combattre les terroristes est une tragique erreur »

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Mohamed Bazoum : « Armer les civils pour combattre les terroristes est une tragique erreur »
Mohamed Bazoum : « Armer les civils pour combattre les terroristes est une tragique erreur »

François Soudan

Africa-Press – Niger. Mali, Burkina, sentiment anti-Français, Wagner, démocratie, corruption… Le président nigérien livre sa part de vérité. Quitte à déranger. Interview exclusive.

N’attendez pas de lui qu’il relaie le narratif en vogue à Bamako, à Ouagadougou et sur les réseaux sociaux russolâtres, selon lequel les groupes armés jihadistes seraient en débandade au Sahel. Ancien étudiant en philosophie de l’université de Dakar, chef de l’État du Niger depuis le 2 avril 2021, Mohamed Bazoum est un homme lucide qui se garde bien de sous-estimer un ennemi dont l’emprise territoriale ne cesse de s’étendre dans la région.

Aucune mansuétude à l’égard des putschistes

Le voudrait-il que la réalité aurait vite fait de le rappeler à l’ordre. Dimanche 7 mai, sept gardes nationaux nigériens ont été tués par l’explosion d’une mine à Samira, dans la zone dite des trois frontières : les terroristes qui l’avaient posée venaient du Burkina Faso.

N’attendez pas non plus de lui qu’il fasse preuve de mansuétude à l’égard des officiers putschistes. Son ancienne vie de militant socialiste, Mohamed Bazoum l’a passée à combattre les régimes militaires, et ce n’est pas à son âge – 63 ans – qu’il va troquer ses convictions de démocrate et son exécration des idéologues du pouvoir à durée indéterminée pour renoncer à ce qui fait aujourd’hui la singularité nigérienne : le seul État sahélo-saharien dirigé par un civil au cœur d’une ceinture kaki qui va de Nouakchott à Khartoum.

Structuré, volontiers tranchant, le successeur de Mahamadou Issoufou bénéficie de l’appui sans réserve de la France, des États-Unis et de l’Union européenne, qui ont fait de Niamey leur hub de repli après avoir été chassés du Mali et du Burkina. Une position à la fois privilégiée et inconfortable qui vaut à Mohamed Bazoum d’être critiqué par les tenants du souverainisme anti-occidental et soutenu dans le seul combat qui vaille à ses yeux : sortir du sous-développement un pays de près de 26 millions d’habitants, dont la moitié vit au-dessous du seuil de pauvreté et qui compte sur la manne pétrolière pour rêver à des lendemains meilleurs.

L’entretien que vous allez lire a été recueilli au nouveau palais présidentiel, construit par une société indonésienne sur la rive gauche du fleuve Niger, aux côtés de l’ancien, datant de l’époque coloniale. Mohamed Bazoum, qui a procédé il y a à peine trois mois et en toute discrétion à son inauguration, en est le premier hôte.

Du Mali au Niger en passant par le Burkina Faso, les groupes jihadistes sont à l’offensive. Ils encerclent des localités, attaquent des camps militaires, tendent des embuscades meurtrières et contrôlent des pans entiers de territoire. Y a-t-il un lien de cause à effet entre cette situation et le départ des Français de l’opération Barkhane au Mali ?

Mohamed Bazoum : Ce regain dont vous parlez est d’abord palpable au Burkina Faso, où il est dû à l’affaiblissement d’une armée profondément désorganisée par les coups d’État. Les attaques terroristes n’y sont pas plus vigoureuses ni plus sophistiquées qu’auparavant, mais elles ont bénéficié de cette désorganisation.

Au Mali, dans la région de Ménaka, l’État islamique au Grand Sahara [EIGS] s’est considérablement renforcé en opérant dans un espace vide de toute autorité. Sur ce point, oui, le départ de Barkhane est un facteur d’explication. Les chefs de l’EIGS se sont ravitaillés en armes à la fois chez les groupes touaregs du Nord, sur lesquels ils ont pris le dessus à partir de mars 2022, mais surtout, depuis quelques mois, chez leurs frères ennemis d’Al-Qaïda, le JNIM [Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans] d’Iyad Ag Ghali. Il y a eu pas moins de cinq affrontements majeurs entre ces deux mouvements, mettant aux prises des centaines d’hommes de part et d’autre. Tous ont été remportés par l’EIGS, qui a chaque fois récupéré le matériel de ses adversaires.

Votre ennemi numéro un, c’est donc l’État islamique, qui évolue dans la zone dite des trois frontières ?

Incontestablement. C’est un ennemi redoutable qui, en agissant à partir de ses bases maliennes, est capable de monter des embuscades relativement complexes comme celle d’Intagamey, en février dernier. Et de nous faire mal.

Y a-t-il une connexion entre la branche malienne de l’EIGS et les jihadistes nigérians de l’ISWAP [l’État islamique en Afrique de l’Ouest], lesquels se réclament également de l’État islamique et sont actifs à votre frontière sud ?

Il n’y a aucune connexion logistique, opérationnelle ou organisationnelle entre ces deux groupes. La distance qui sépare l’est du Mali de l’État nigérian du Borno, fief de l’ISWAP, est beaucoup trop grande.

Au Mali comme au Burkina, le recrutement jihadiste est de plus en plus endogène, principalement au sein de la communauté peule. Comment l’expliquez-vous ?

La majorité des recrues de l’EIGS sont effectivement des jeunes Peuls, même si, depuis un an, l’assiette de ce recrutement s’est étendue aux Touaregs noirs et à certains éléments de la communauté touarègue des Daoussahaks. La dynamique des victoires militaires remportées par l’État islamique, l’attrait du pillage et du vol de bétail, la criminalisation de l’activité terroriste, tout cela a produit un appel d’air qui a profité aux jihadistes.

Les effets du changement climatique et de la désertification jouent ici un rôle d’accélérateur dans la reconversion de ces jeunes vers la seule activité qui leur paraît immédiatement rentable. Posséder une kalachnikov et une moto est beaucoup plus lucratif et gratifiant que de passer ses journées à garder un troupeau. Dans la région de Ménaka s’ajoute une particularité sociale : la revanche des Peuls marginalisés sur leurs voisins daoussahaks. C’est tout cela qui motive ces jeunes à s’enrôler. L’aspect purement religieux est négligeable.

Est-ce aussi le cas au Niger ?

Tout à fait. L’EIGS compte dans ses rangs de nombreux jeunes Nigériens.

Que faire pour tarir ce recrutement ?

Tout d’abord, établir un rapport de force militaire favorable sur le terrain – ce qui, hélas, ne semble pas pour l’instant s’esquisser au niveau régional. Nous avons constaté dans le passé que, chaque fois que les terroristes subissaient un lourd revers, leur recrutement avait tendance à refluer.

Face à un ennemi qui vous est commun, vos voisins burkinabè ont choisi la solution de la levée en masse de volontaires civils, les VDP [volontaires pour la défense de la patrie], pour épauler l’armée. Cette stratégie vous paraît-elle fonctionnelle ?

Si c’était la solution, nous l’aurions choisie nous aussi. Mais cela n’est pas le cas. Peu après son arrivée au pouvoir à Ouagadougou, le capitaine Ibrahim Traoré a dépêché auprès de moi son chef d’état-major particulier. Je lui ai dit ceci : « Vous et nous avons une vraie divergence sur ce point, pour une raison très simple. Notre Conseil national de sécurité est composé de civils et de militaires qui ont plus de 60 ans en moyenne. Les officiers généraux qui en sont membres étaient lieutenants ou capitaines en 1990, lors de la première rébellion touarègue au Niger. Ils étaient colonels lors de la seconde rébellion, en 2007. Huit ans plus tard, en 2015, les mêmes étaient colonels-majors ou déjà généraux lors des attaques de Boko Haram. Les civils qui participent à ce conseil, dont moi-même, sont de cette génération et ont été les témoins de toutes ces expériences, sur la base desquelles nous fondons nos analyses, identifions nos objectifs et définissons les moyens de les atteindre. Même si je crains que vous ne puissiez changer, tant vous avez radicalisé cette option, je tiens à vous dire que toutes nos constatations indiquent clairement que les VDP ne sont pas la solution. »

Le président Issoufou avait déjà mis en garde son homologue, Roch Marc Christian Kaboré, et je l’ai redit au successeur de ce dernier, le lieutenant-colonel Damiba : si les terroristes sont plus forts et plus aguerris que l’armée, comment des civils pourraient-ils leur résister ? Distribuer des armes à des civils est une erreur tragique, qui expose à deux types de risques : celui d’en faire des proies faciles pour les terroristes, de la chair à canon en quelque sorte, et celui de voir se multiplier les abus et exactions, car nul ne contrôle la moralité et le comportement de gens recrutés à la hâte et lâchés dans la nature. C’est hélas exactement ce qui se passe.

Votre option à vous, c’est de combattre les jihadistes, mais aussi de maintenir avec leurs chefs certains canaux de dialogue. Est-ce que cela fonctionne ?

Relativement, oui. Chacun peut constater que notre situation sécuritaire est préférable à celle de nos voisins. Autant nous avons banni l’armement des civils pour laisser à l’État le monopole de la violence légitime, autant nous n’avons jamais cédé à la tentation de dresser une communauté contre une autre.

Nous savons que, fondamentalement, aucune communauté n’est favorable aux terroristes. Et chaque fois que nous avons pu identifier des chefs jihadistes avec qui parler d’une manière ou d’une autre, nous ne nous en sommes pas privés. C’est ainsi que nous avons pu maintenir un flux de démobilisation certes irrégulier mais permanent. Nous avons aujourd’hui des centaines de repentis, de l’EIGS et du JNIM, que nous sommes en train d’intégrer au sein de la Garde nationale. L’objectif est clair : les former et les employer dès que possible sur un terrain qu’ils connaissent parfois mieux que nos militaires issus d’autres régions du Niger.


En quoi les capacités opérationnelles de l’armée nigérienne se sont-elles améliorées ?

Elles se sont accrues sur tous les plans. Les effectifs des Forces de défense et de sécurité ont quadruplé entre 2011 et aujourd’hui. Nous sommes passés de 10 000 à 40 000 militaires, de 3 000 à 15 000 gendarmes, de 4 000 à 16 000 policiers, de 4 000 à 17 000 gardes nationaux. Désormais, chaque soldat est doté d’une arme moderne, ce qui était loin d’être le cas il y a dix ans. Nous disposons de drones, d’hélicoptères, d’avions de chasse, et l’accent a été mis sur la composante blindée. Plusieurs bataillons de forces spéciales ont été formés avec l’aide de nos partenaires.

Même s’il nous reste à améliorer notre connaissance du terrain, sur laquelle les jihadistes ont encore une longueur d’avance, la montée en puissance de nos forces est incontestable.

Au Mali comme au Burkina Faso, plusieurs cas d’exactions de militaires contre les populations civiles ont été relevés et documentés. Cela est-il aussi arrivé au Niger ?

Si c’était le cas, vous l’auriez su, car les réseaux sociaux n’auraient pas manqué de le pointer. La première chose que nous disons à nos militaires, c’est : aucune exaction contre les civils, tolérance zéro.

Le groupe mercenaire russe Wagner est présent au Mali, avec des visées sur le Burkina Faso, et il vous a, si l’on peut dire, dans son collimateur, via notamment des campagnes de désinformation. Est-ce une préoccupation ?

Inévitablement. C’est ce groupe qui est à l’origine des rumeurs de coup d’État propagées à deux reprises sur les réseaux sociaux, qu’il manipule, la dernière fois en février, lors de ma visite à Paris. Wagner cherche à recruter des chevaux de Troie au Niger, nous les avons identifiés et les gardons à l’œil. L’un d’entre eux, chef d’un petit parti politique, a d’ailleurs été arrêté.

Le groupe Wagner fait-il preuve d’efficacité sur le terrain militaire au Mali ?

On le dit présent à Ménaka, mais ce que je constate, c’est que tous les cercles de cette région, en dehors de la ville même, sont sous la férule de l’EIGS.

Début mars, le général Mody, chef d’état-major de l’armée nigérienne, a été reçu à Bamako par le président Goïta. Peut-on parler à nouveau de coopération entre vos deux armées ?

Dans une certaine mesure, oui. Lorsque nos troupes ont été prises à partie le 10 février à Intagamey, nos drones ont pu suivre la colonne terroriste qui venait du Mali et s’y repliait. Nous avons alors demandé à nos frères maliens l’autorisation d’exercer un droit de poursuite dans la zone de Hamgata et ils nous l’ont accordé.

Vos relations avec Assimi Goïta se sont-elles améliorées ?

Nous n’élaborons pas de stratégies communes. Mais lorsqu’il a perdu son père, le 9 avril, je l’ai appelé pour lui présenter mes condoléances et j’ai dépêché à Bamako une délégation ministérielle. Nous savons qu’un jour ou l’autre, c’est ensemble que nous combattrons nos adversaires communs.

Le Niger peut-il aider le Mali à faire face à sa situation sécuritaire ?

Le Mali est confronté à deux problèmes : celui du terrorisme et celui posé par l’application de l’accord d’Alger de 2015 avec les groupes armés touaregs et arabes. La solution à ce second problème est, je pense, la condition pour que le premier connaisse une issue favorable.

Le Niger a toujours soutenu le gouvernement du Mali contre les revendications sécessionnistes. Nous avons défendu bec et ongles le principe de l’unité nationale malienne. Parfois avec plus de détermination que les Maliens eux-mêmes ! Je me souviens que, lors des négociations d’Alger, auxquelles je participais en tant que ministre des Affaires étrangères, j’ai publiquement récusé l’article 6 de l’accord, qui consacre pratiquement l’établissement d’un État fédéral, alors que la délégation malienne, et notamment son numéro deux, l’actuel chef de la diplomatie, Abdoulaye Diop, l’avait accepté. Ce que nous avons déploré, car cet article reste inapplicable, et l’accord d’Alger était et demeure un accord imparfait issu, à l’époque, d’un dialogue de sourds et d’une absence de lucidité politique de part et d’autre.

Aujourd’hui, le contexte a changé : les groupes du Nord ont compris que la sécession était une illusion et qu’ils se faisaient désormais doubler par d’autres acteurs, en l’occurrence les jihadistes. L’EIGS occupe la région de Ménaka et fait peser une menace directe sur celle de Kidal. C’est contre ces ennemis-là qu’il convient de défendre l’unité nationale malienne. Oui, nous sommes tout à fait prêts à aider nos frères maliens à surmonter les difficultés auxquelles ils sont confrontés.

Les États-Unis et surtout la France sont aujourd’hui les alliés les plus engagés à vos côtés, notamment sur le terrain sécuritaire. L’opinion nigérienne accepte-t-elle ce qui pourrait apparaître comme une dépendance vis-à-vis de l’ex-puissance coloniale ?

Les Nigériens qui m’ont élu et me font confiance attendent d’abord de moi que j’assure leur sécurité. C’est la première chose qu’ils me demandent, et peu leur importe les moyens mis en œuvre, ou les concours dont nous bénéficions. Beaucoup, dans les zones exposées au terrorisme, ne savent d’ailleurs même pas qu’il y a ici des Français ou des Américains.

Vous semblez considérer comme marginal le sentiment anti-Français au Niger. Pourquoi votre pays serait-il épargné par cette vague, qui s’étend de Dakar à N’Djamena ?

Ce phénomène existe chez nous, mais c’est un phénomène urbain de réseaux sociaux, et qui affecte une couche très minoritaire de notre population. Que représente-t-elle par rapport à notre électorat, par rapport aux gens des campagnes et des villages que nous avons le devoir de protéger ? Quel est le niveau de pénétration d’internet au Niger, sans parler du niveau d’accès à l’électricité ? S’il s’agissait d’une affaire sérieuse, nous l’aurions traitée avec sérieux. Ce n’est pas le cas.

Tout de même, cette tendance au rejet de la France en Afrique francophone n’est pas un fantasme, c’est une réalité…

Les raisons de ce rejet sont très différentes de celles qui existaient au sein de la jeunesse africaine jusqu’aux années 1990.

À l’époque où Jacques Foccart incarnait l’ingérence française en Afrique, Paris initiait ou déjouait des coups d’État et promouvait des régimes réfractaires à la démocratie, en fonction de ses intérêts. Ses services secrets ont même commis des assassinats. Ce qui s’est passé ici au Niger en 1996 est un bel exemple d’interventionnisme.

Lorsque le colonel Baré Maïnassara s’est emparé du pouvoir le 27 janvier, nous avons tous approuvé son action, y compris moi-même, tant la crise politique et institutionnelle que traversait le pays était profonde.

C’était un militaire sincère, humain, apolitique, qui m’a d’ailleurs reconduit dans mes fonctions de ministre des Affaires étrangères et qui, au départ, concevait sa mission comme transitoire. C’est alors que les services français du président Jacques Chirac ont commencé à faire pression sur lui pour qu’il modifie son orientation et décide de bricoler à la hâte une élection présidentielle à laquelle il serait candidat. En moins de deux mois, le discours avait changé. Il a annoncé sa candidature le 1er mai 1996. Tous les ministres lui ont fait allégeance, sauf moi. Et j’ai quitté le gouvernement. Voilà comment agissait la France à cette époque.

Mais depuis François Hollande et jusqu’à aujourd’hui, avec Emmanuel Macron, la politique africaine de la France a radicalement évolué, à mesure que l’Afrique devenait un enjeu de moindre importance à ses yeux du fait de la financiarisation de l’économie.

Il se trouve qu’aujourd’hui la France est contre les troisièmes mandats présidentiels, contre les « biens mal acquis », contre les successions dynastiques et, bien sûr, contre les coups d’État. Le problème est que cette évolution se fait dans un contexte africain marqué par le recul de la démocratie et la progression des régimes autoritaires.

Au Mali, au Burkina, en Guinée, les coups d’État sont au départ soutenus par les populations. Ailleurs, les troisièmes mandats ne sont plus des tabous, et les fausses élections passent moins mal qu’auparavant. En Afrique comme en Europe, aux États-Unis et ailleurs, l’heure est au reflux des idées et des valeurs démocratiques et au surgissement d’acteurs populistes et de doctrines illibérales. Ce que prône la France est en décalage avec cette forme de souverainisme de plus en plus sensible au sein d’une partie de l’opinion, qui n’a cure de la démocratie. C’est là son drame, si l’on peut dire.

Pour les populistes des réseaux sociaux, qui se réclament du panafricanisme, vous êtes l’homme des Occidentaux au Sahel et, en tant que tel, la cible de leur vindicte. Cette étiquette vous gêne-t-elle ?

Pour moi et pour tous ceux qui ont un minimum de lucidité politique, cette opinion n’a aucune valeur. Je suis un authentique démocrate, avec un passé de révolutionnaire dont je suis fier. L’éthique qui a toujours été la mienne est à la base des grandes ambitions que je nourris pour mon pays. Je suis le produit d’un processus de combat démocratique dans lequel j’ai pris des risques physiques sous les régimes militaires. Et je me contrefiche de ce que ces gens-là peuvent penser de moi.

Le Niger aurait joué un rôle important, voire décisif, dans la libération, le 20 mars, des otages Olivier Dubois et Jeffery Woodke. Qu’en est-il exactement ?

Le Niger a joué un certain rôle, via un canal qui lui est propre. C’est tout ce que je puis vous dire.

Y a-t-il eu des contreparties livrées aux ravisseurs, rançon ou libération de détenus ?

Non, il n’y en a pas eu.

L’uranium, dont les cours sont repartis à la hausse depuis la guerre en Ukraine, fait-il encore partie de l’avenir du Niger ?

L’uranium avait une vraie importance quand l’économie du Niger était embryonnaire. Depuis, elle s’est développée et diversifiée si bien que, quelles que soient les quantités de minerai produites, cela ne représentera pas grand-chose.

Nous vendons aujourd’hui 2 300 tonnes d’uranate par an, ce qui est très peu. Même à supposer que le gisement d’Imouraren entre en phase de production en 2028, l’impact de l’uranium sur notre économie ne sera pas significatif.

Contrairement à celui du pétrole, dont vous attendez beaucoup. Où en est le chantier de l’oléoduc Niger-Bénin ?

Il est pratiquement achevé. Avec ses 2 000 km, il sera le plus long d’Afrique. La production et l’exportation du pétrole d’Agadem devraient démarrer dès octobre de cette année. Nous allons commencer par 100 000 barils par jour, avec un doublement prévu dans quelques années.

Dans le Nord, l’algérienne Sonatrach a mis en évidence des réserves supérieures à celles d’Agadem. Nous collaborons étroitement avec le FMI pour établir une gouvernance prudente et vertueuse de cet atout qu’est le pétrole.


Selon certaines sources, 13 % des écoles du Niger sont fermées du fait de l’insécurité. Une proportion certes moindre qu’au Burkina et au Mali, mais qui vous inquiète ?

Ce ne sont pas 13 % des écoles du Niger, mais 4,18 %. Dans la zone « des trois frontières », le mode opératoire des terroristes est simple et ne nécessite pas de gros efforts. Ils intiment à l’enseignant l’ordre d’abandonner son école, au risque de se faire égorger. Sachant qu’on ne peut pas poster des militaires dans chaque école, la menace suffit à fermer un établissement, voire à vider un village de ses habitants. C’est la réalité. Nous nous battons résolument contre cette situation.

Autre réalité nigérienne : la persistance d’un taux d’accroissement démographique excessif et pénalisant pour le développement. Il a été de 3,7 % en 2022. Que faire pour qu’il se réduise ?

Ce chiffre explique beaucoup de choses. On aura beau avoir une croissance économique à plus de 7 %, tant qu’il sera là, le nombre de pauvres augmentera. C’est pourquoi j’ai accordé la priorité à l’éducation, car c’est ainsi que l’on fera diminuer la croissance démographique.

Le taux de scolarisation au Niger est de l’ordre de 70 %, avec un pourcentage de rejet à l’entrée en sixième de l’ordre de 50 %. Les filles sont les principales victimes de cette marginalisation : la majorité d’entre elles décrochent de l’école à l’âge de 12 ou 13 ans et, dès qu’elles décrochent, on leur cherche un époux.

Dans la région de Zinder, 52 % des filles sont mariées avant leur quinzième année et, au niveau national, 70 % sont mariées avant 18 ans. Elles procréent donc très tôt.

Pour enrayer cette spirale, j’ai décidé d’ouvrir des internats dans les collèges ruraux, afin d’assurer aux filles les conditions nécessaires à la poursuite de leur scolarité jusqu’à l’âge de 18 ans, tout en les mettant à l’abri des mariages et des grossesses précoces.

Je me suis aussi attaqué à un autre problème, qui est celui de la qualité médiocre de nos enseignants. Ils ne seront plus désormais recrutés au niveau du BEPC, mais à partir du bac, suivi de deux années de formation professionnelle.

Des milliers de migrants refoulés d’Algérie, où ils ont parfois été dépouillés de tous leurs biens, s’entassent dans des camps de fortune dans la localité nigérienne d’Assamaka, à la frontière entre les deux pays. Dialoguez-vous sur ce point avec les autorités d’Alger ?

Évidemment. Chaque fois que je les rencontre et, tout récemment encore, avec le ministre des Affaires étrangères, Ahmed Attaf. Ce que je lui ai dit, en le priant de le transmettre à mon frère le président Tebboune, c’est que ces choses-là ne sont pas acceptables.

Je peux comprendre et accepter que les autorités algériennes nous renvoient les citoyens nigériens en situation irrégulière, en particulier les organisateurs et les victimes des réseaux criminels de mendicité organisée qui exploitent des femmes et des enfants. Mais il se trouve que ces migrants expulsés sont à 90 % des Maliens, des Guinéens et des Sénégalais qui ne sont pas entrés en Algérie via le Niger. Il est donc urgent de mettre en place en Algérie un dispositif concerté avec l’OIM [Organisation internationale des migrations] afin de les ramener chez eux sans passer par chez nous.

Vous en êtes aujourd’hui presque à la moitié de votre mandat. Avez-vous atteint vos objectifs à mi-parcours ?

Nous avons un État qui tient, qui est respecté et qui organise chaque semaine ou presque des forums d’investisseurs en provenance d’Asie, d’Amérique et d’Europe. Nous assurons la sécurité sur la plus grande partie du territoire, ainsi que la pérennité de nos institutions démocratiques. Je crois que nous ne nous en sortons pas trop mal, et c’est un motif de satisfaction.

Le barrage de Kandadji, qui permettra d’aménager 45 000 hectares de terres agricoles le long du fleuve Niger et de produire 130 mégawattheures d’électricité, sera achevé en 2025. Nous comptons douze grands chantiers de route, nous avons construit des hôpitaux et de multiples forages. La cohabitation entre les différentes communautés est remarquablement pacifique. Après tout, on aurait pu faire un autre pari sur le Niger, compte tenu de nos vulnérabilités, de nos voisins – la Libye en crise, le Nigeria avec Boko Haram, le Mali et le Burkina avec leurs coups d’État – et de notre superficie, qui est six fois supérieure à celle du Burkina Faso. Mais nous sommes sur le bon chemin.

Vous semblez bénéficier d’un état de grâce avec l’opposition, notamment avec le Moden Fa Lumana, de votre adversaire Hama Amadou. L’exil prolongé de ce dernier en France pour raisons de santé joue-t-il un rôle dans cet apaisement ?

Certainement. Nous avons une bonne relation avec le Lumana et je lui reconnais sa contribution au climat d’apaisement qui prévaut.

En revanche, vos rapports avec la fraction politisée de la société civile représentée par le M62 sont conflictuels. Son coordonnateur, Abdoulaye Seydou, a même été condamné à neuf mois de prison…

Nos rapports auraient pu être normaux. Mais ce sont les déclarations irresponsables de son coordonnateur, à la suite d’un incident survenu sur un site d’orpaillage près de Tamou, en octobre dernier, qui ont posé problème.

Le poste de police de cette localité proche de la frontière avec le Burkina a été attaqué par un groupe de terroristes qui ont tué les policiers présents. Nous avons aussitôt envoyé un drone qui a repéré le hangar où s’étaient repliés ces jihadistes, puis un hélicoptère, qui l’a détruit. Les terroristes sont morts, mais aussi quelques civils – cinq tout au plus – qui se trouvaient aux abords de cette planque. Il y a eu des blessés, dont quatre allaient décéder, ce qui fait au total onze personnes. Nous l’avons reconnu.

Le M62 a alors communiqué sur le fait que la localité de Tamou, située totalement à l’écart du site, aurait été la cible de raids aériens et terrestres massifs qui auraient fait des centaines de victimes en ajoutant, à titre de pseudo-preuves postées sur les réseaux sociaux, des photos de massacres prises en Centrafrique et au Soudan du Sud. Lors de son procès, le coordonnateur a été incapable de citer le moindre témoin à l’appui de ses affabulations.


L’affaire de l’audit des comptes du ministère de la Défense, qui a mis au jour des détournements importants, n’a pour le moment donné lieu à aucune condamnation. Ne pensez-vous pas que les Nigériens attendent que la justice se fasse ?

Je crois qu’il est nécessaire de dérouler, en toute objectivité, le fil de cette affaire. Le président Issoufou avait eu vent de soupçons de surfacturations dans les marchés d’acquisition de matériels au profit du ministère de la Défense. Il a donc instruit ce ministère de procéder à un audit pour y voir plus clair. Ce travail a été confié à trois officiers de l’Inspection générale des armées et de la gendarmerie, tous issus de l’intendance militaire.

Ils ont mis en évidence de possibles surfacturations portant sur 48 milliards de F CFA, ainsi que du matériel non livré pour 28 milliards, soit 76 milliards de F CFA au total. Le pré-rapport de cet audit a fuité – et nous savons par qui – à peine ses conclusions achevées, provoquant une forte émotion dans l’opinion.

Le problème est qu’il s’agissait là d’une simple enquête préliminaire, laquelle, pour être recevable, se devait de respecter le principe du contradictoire. Les auditeurs ont donc été renforcés par une équipe compétente en lien avec l’Inspection générale des armées.

Rapidement, il a été constaté que les 28 milliards de matériel non livré n’avaient en fait jamais été détournés : 2020 étant l’année du Covid, ce matériel avait en réalité été livré en retard à cause de multiples problèmes d’ordre logistique. À ce jour, la totalité nous a été remise. En ce qui concerne les 48 milliards de surfacturations présumées, là encore, l’audit a été effectué à la hâte.

Prenons l’exemple des véhicules : les auditeurs n’ont pas tenu compte des frais d’enregistrement du marché, ni des intérêts bancaires que doivent payer les opérateurs privés chargés de leur achat, deux éléments qui s’ajoutent au prix desdits véhicules. Idem pour les grillages : les auditeurs ont pris comme référence le mètre de grillage ordinaire, sans tenir compte des spécificités du grillage à usage militaire, ni du coût de son installation, etc. Bref, à l’issue de ce travail de vérification et de confrontation, le montant global de la surfacturation a été réduit à 16 milliards, puis à 12 après discussion avec les opérateurs économiques, lesquels ont remboursé l’intégralité de cette somme au Trésor public. Nous en sommes là. Cette affaire nous a fait du mal.

Dans cette histoire, un nom apparaît de façon récurrente : celui de l’opérateur nigérien Aboubacar Hima, dit Petit Boubé. Le protégez-vous ?

En rien. Cet opérateur ne vit pas au Niger mais ailleurs en Afrique de l’Ouest.

Vos compatriotes attendent beaucoup de vous dans le domaine de la lutte contre la corruption. Pensez-vous leur donner satisfaction ?

Sur ce point, je suis implacable. J’ai une conscience aiguë du fait que la corruption et l’impunité constituent les plus grands facteurs de déstabilisation de nos institutions. Il y a en ce moment une quarantaine de hauts responsables en prison pour de présumés délits de ce type, alors qu’il n’y en a jamais eu plus de cinq en même temps dans l’histoire de ce pays. Des directeurs de société d’État, des hauts cadres du Trésor, des Douanes, des Impôts, de l’Éducation, des responsables de banque… Tous seront jugés, et les coupables purgeront leur peine.

On entend souvent dire que votre prédécesseur, le président Issoufou, conserve une forte influence au sein du PNDS [Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme], que votre Premier ministre, Ouhoumoudou Mahamadou, et le nouveau chef du parti, Foumakoye Gado, sont ses hommes. Comment gérez-vous cela ?

Le président Issoufou est mon ami, mon camarade. Il a été le chef de l’État, il ne l’est plus, et c’est moi qui dirige le Niger. Si, comme d’aucuns le prétendent, le Premier ministre m’avait été imposé et que le président du PNDS était l’un de ses hommes, pourquoi mon prédécesseur n’aurait-il pas choisi quelqu’un d’autre que moi pour lui succéder ? Pourquoi s’est-il battu vaillamment pour que je sois le candidat du parti et pourquoi m’a-t-il si fortement soutenu pour que je sois élu ? Il connaît ma personnalité et c’est en connaissance de cause qu’il m’a choisi. Il ne peut donc souffrir de ce que je suis et de ce que je demeure.

La prochaine présidentielle, c’est pour 2026. Pensez-vous déjà à votre second et dernier mandat ?

Ce n’est pas à l’ordre du jour. Le plus important, c’est que je dois travailler et réussir.


Lors de notre dernier entretien, en octobre 2021, vous avez conseillé au colonel Assimi Goïta de ne pas se présenter à l’élection présidentielle au Mali. Le rediriez-vous aujourd’hui ?

Oui, bien sûr. C’est l’engagement qu’il a pris. Je suis sûr qu’il sait où se trouve son honneur d’officier.

Vous avez toujours considéré le Tchad comme un cas à part. Formuleriez-vous néanmoins le même conseil à Mahamat Idriss Déby Itno ?

Il nous en avait fait lui aussi la promesse. Mais je constate qu’ils ont tenu un dialogue national au terme duquel cette mesure a été levée. Je ne puis être plus tchadien que les Tchadiens eux-mêmes.

Et concernant les troisièmes mandats ?

J’y suis toujours opposé.

Êtes-vous certain de ne jamais succomber à l’ivresse du pouvoir, celle de se croire indispensable sous le prétexte que la mission n’est pas achevée ?

J’en suis sûr. Le pouvoir n’est pas quelque chose de particulièrement agréable, et je ne comprends pas qu’on puisse s’y accrocher au-delà du raisonnable.

La Source: JeuneAfrique.com

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