« Face à Emirates, Qatar Airways et Turkish Airlines, les compagnies africaines ne peuvent résister »

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« Face à Emirates, Qatar Airways et Turkish Airlines, les compagnies africaines ne peuvent résister »
« Face à Emirates, Qatar Airways et Turkish Airlines, les compagnies africaines ne peuvent résister »

Nelly Fualdes

Africa-Press – Niger. Eduardo Fairen, le directeur général de TAAG Angola, est vent debout contre les avantages compétitifs dont bénéficient ses concurrents du Golfe et se dit inquiet des conséquences de l’open-sky africain.

À la 54e édition du Paris Air Show, ou Salon aéronautique du Bourget, qui s’est déroulée du 19 au 25 juin, la compagnie angolaise TAAG s’est illustrée par ses annonces : ce ne sont pas moins de neuf avions, tous des Airbus A220, qu’elle a commandés auprès de trois leasers – ACG, Azorra et NAC.

Une commande qui s’ajoute aux six A220 déjà commandés lors du Farnborough International Airshow de 2022, auprès du loueur ALC, et qui viendront compléter, à compter de juillet 2024, une flotte actuelle de douze appareils opérationnels (sur une vingtaine), à laquelle s’ajoutent des locations ponctuelles. La compagnie, qui attend également des Boeing 737 de location, avait d’ailleurs précédemment annoncé sa volonté de doubler sa flotte d’ici à 2027.

Quelques jours avant ce salon, à l’occasion de la conférence Aviadev Africa, à Nairobi, Jeune Afrique avait rencontré Eduardo Fairen, qui a pris les rênes de la compagnie en octobre 2021. Né en Belgique, cet ingénieur diplômé de l’école militaire espagnole Academia General del Aire (AGA) et de l’Université Complutense de Madrid, a dirigé la low-cost péruvienne Viva Air Peru de 2017 à 2019. Il a aussi contribué à la création de Vueling Airlines, en 2004.

Intervenant dans un panel intitulé « Les profits avant la planète ?

Investir dans des solutions environnementales dans un contexte de défis financiers », Eduardo Fairen s’est lancé dans une critique au vitriol de l’obligation européenne d’inclure dès 2025 une part de carburants d’aviation durables (SAF) dans le kérosène des avions décollant d’un aéroport européen, estimant le défi insurmontable en l’état pour les compagnies africaines. Rencontre.

Jeune Afrique : Peut-on dire que votre mission principale est d’assainir la compagnie pour la préparer à la privatisation ?

Eduardo Fairen : Oui, préparer la compagnie à une potentielle privatisation fait partie de mes objectifs. En 2019, elle avait lancé une procédure de recapitalisation, qui a dû s’arrêter en raison du Covid. La crise a causé l’arrêt total de nos activités pendant six mois, et cela a clairement eu un impact économique terrible.

Nous venons de boucler la renégociation de nos arriérés auprès de nos principaux fournisseurs, et notre actionnaire Igape [l’agence des actifs et participations de l’État, NDLR] a injecté 87,5 millions de dollars au capital en 2022. Il nous faut aussi discuter avec nos clients, notamment les institutions étatiques, pour les vols que nous avons opérés durant cette période, notamment pour transporter les vaccins. Il faudra ensuite relancer le processus de recapitalisation avant de pouvoir soumettre la compagnie à la privatisation.

Une date est-elle déjà fixée ?

C’est une décision qui sera prise par le ministère, mais 2024 ou 2025 semblent crédibles.

LA TAAG DOIT SE RETIRER DE TOUT CE QUI N’EST PAS STRICTEMENT NÉCESSAIRE À SES OPÉRATIONS

Comment a évolué la TAAG depuis le Covid ?

En matière de passagers, on était en 2022 à 64 % des niveaux de 2019 et le pourcentage est le même pour la flotte opérationnelle. En revanche, nos recettes ont retrouvé leur niveau de 2019 [voir ci-dessous] grâce à un coefficient d’occupation plus haut et à des prix conformes à la réalité de la demande. Nous avons aussi revu les contrats qui lient la TAAG à d’autres compagnies, notamment en matière de maintenance, ainsi que nos actifs. C’est un vaste chantier, qui n’est pas encore terminé.

Nous avons déjà été conduits à fermer l’ancien siège de la compagnie ou à nous séparer d’une partie de nos activités extra-aériennes, par exemple les délégations dans les pays où nous n’opérons pas. Nous avons d’ailleurs changé de structure de délégation et opté pour un système externe de GSA [Generally Sales Agent, qui représente une compagnie dans un pays ou une région dans le domaine des ventes, NDLR], plus flexible qu’une gestion interne.

Nous devons aussi revoir nos participations dans les sociétés de gestion aéroportuaire, de handling, de catering… Cela faisait sens à l’époque où l’investissement a été réalisé, car il fallait impulser ces services incontournables. Mais aujourd’hui, la donne a changé, le marché a changé, et la TAAG doit se retirer de tout ce qui n’est pas strictement nécessaire à ses opérations.

Comment la carte des destinations a-t-elle évolué ?

Certaines destinations se sont bien relevées, et sont à 80 % de leur niveau de 2019, voire à 90 % pour le marché portugais. Pour d’autres, c’est plus difficile. Concrètement, c’est beaucoup mieux en Afrique australe qu’en Afrique centrale et l’Amérique du Sud monte rapidement, même si, là encore, nous n’avons pas retrouvé les niveaux de 2019.

Certaines destinations n’atteignent pas le niveau minimal qui nous permettrait de les poursuivre. Accra en est un exemple : nous l’avons opérée pendant trois mois, et puis nous avons abandonné, le marché n’était pas là. Cela ne veut pas dire qu’il ne reviendra pas. À Lagos, nous avons également eu des chiffres très faibles l’année dernière, mais ils sont meilleurs cette année.

POUR AMÉLIORER NOTRE PRODUCTIVITÉ, ON A BESOIN DE VOLER PLUS

Pour Kinshasa, nous avons pu maintenir nos fréquences malgré des chiffres de 50 % inférieurs à ceux de 2019, mais nous avons dû pour cela passer à un module plus petit, remplaçant notre Boeing 737 par un Dash-8, le temps de voir comment le marché évolue.

Comment conciliez-vous ces difficultés, la nécessité d’assainir les comptes de la compagnie et votre ambitieux carnet de commandes de nouveaux avions ?

Nous devons explorer, chercher les routes qui marchent. Mais nous manquons d’avions disponibles pour ces opérations. Le renouvellement de la flotte va aussi nous permettre de rationnaliser notre gestion opérationnelle. Un chantier d’autant plus crucial que les compagnies africaines partagent une caractéristique : leurs avions ne volent pas beaucoup. Ce qui explique en partie les tarifs élevés.

Pour améliorer notre productivité, on a besoin de voler plus, et pour ça, il faut que la logistique et les infrastructures suivent.

Le futur aéroport Dr-Agostinho-Neto, à une quarantaine de kilomètres de Luanda, va-t-il vous y aider ?

L’infrastructure sera livrée le 10 novembre, et on espère une entrée en opération au cours du premier semestre 2024. On passe d’un aéroport capable d’accueillir 5 à 6 millions de voyageurs par an à une capacité annuelle de 25 millions de passagers. De nombreuses restrictions liées à l’espace disponible vont donc disparaître et nos opérations seront facilitées par la présence de deux pistes parallèles. Nous pourrons améliorer notre niveau de connexion.

Quelle est actuellement la proportion de passagers en continuation à Luanda ?

Elle est de 30 % à 40 %, mais ce chiffre est voué à augmenter, car nous sommes la seule compagnie d’Afrique australe à proposer des liaisons directes avec l’Amérique du Sud, et grâce à notre accord de partage de codes avec GOL Linhas Aéreas Inteligentes, nous pouvons proposer plus d’une centaine de destinations dans tout le sous-continent, à partir du même terminal de São Paulo. Nous venons d’annoncer la sixième fréquence hebdomadaire sur cette ligne – elle commencera le 2 août prochain –, et nous espérons passer à une fréquence quotidienne avant la fin de l’année.

Pour l’Afrique australe, avez-vous observé un report lié à l’effondrement de South African Airways ?

Cela nous a effectivement permis de récupérer une partie de nos chiffres, mais, alors que la région a perdu pas moins de trois compagnies, qui ont fermé ou considérablement réduit la voilure, nous n’avons toujours pas retrouvé les niveaux de 2019, ce qui signifie que le marché s’est énormément resserré.

Il ne faut pas non plus sous-estimer le rôle de nouveaux acteurs comme Emirates, qui devient une menace nette pour toute compagnie africaine sur les liaisons vers l’Europe et vers l’Asie, notamment en raison des distorsions de prix sur le carburant, qui sont une réalité.

L’Angola est pourtant un gros producteur de pétrole à l’échelle du continent…

Malheureusement, cela ne nous empêche pas d’avoir l’un des prix de kérosène les plus élevés du continent, malgré la présence de raffineries locales.

LA POSITION EUROPÉENNE EST TRÈS JOLIE, MAIS ELLE N’EST PAS RÉALISTE

Quelles sont les destinations que vous desservirez en priorité avec vos nouveaux appareils ?

Au niveau régional, nous voulons avoir 25 destinations africaines [contre 9 actuellement], que nous identifierons en fonction des données que nous aurons à ce moment-là. Au niveau intercontinental, nous avons quatre destinations : São Paulo, La Havane, Lisbonne et Madrid. Nous en voudrions 10 d’ici à 2027.

Vous semblez très hostile à l’obligation européenne d’inclure 2 % de carburants durables d’aviation dans tous les vols au départ de l’Europe.

C’est une mesure politique que l’Europe a prise toute seule, sans écouter l’Afrique, ni d’ailleurs l’industrie. Nous n’avons pas de SAF ici. Cela me rappelle les premières restrictions en matière de réduction du bruit, en 1995 : il a fallu des années pour les implémenter.

La position européenne est très jolie et il faut clairement aller dans cette direction, mais au niveau du calendrier, elle n’est pas réaliste. L’Afrique n’a pas les ressources pour appliquer une telle mesure et le continent doit se défendre.

Quelle est votre position sur l’open-sky africain et l’utilisation de la cinquième liberté [le fait qu’une compagnie desserve une ligne dont ni l’origine ni la destination ne sont situées dans son pays d’implantation] ?

L’Angola a amorcé son processus de signature de l’accord de Yamoussoukro, déjà approuvée par le Parlement, et devrait rejoindre le SAATM [Marché unique africain du transport aérien] à compter de 2025. Mais quelle autorité évaluera la situation de la concurrence ? Je pose la question parce qu’il existe actuellement des pratiques commerciales qu’on peut qualifier de déloyales, de dumping.

C’est ce que toutes les compagnies africaines vivent avec Turkish Airlines, Qatar Airways ou Emirates, qui pratiquent des tarifs sur les vols vers l’Europe défiant toute concurrence. Un autre exemple : Turkish propose un trajet Luanda-Istanbul-La Havane à un prix un tiers plus bas que ce que nous pouvons proposer pour nos vols directs. Ce n’est pas normal. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à le constater, Air France ou Lufthansa ont le même problème. Si on ouvre les droits de trafic sans précaution, aucune compagnie africaine, sauf peut-être Ethiopian, ne pourra résister.

Pour l’instant, les questions d’open-sky ne sont débattues qu’à l’échelle du continent…

Oui, mais que se passera-t-il si les compagnies africaines sont rachetées par des opérateurs du Moyen-Orient, comme RwandAir par Qatar Airways ? Ne vont-elles pas être utilisées comme un cheval de Troie pour profiter de l’open-sky ?

L’objectif de l’accord de Yamoussoukro est de renforcer l’aviation civile africaine. C’est un beau projet, et il ne faut pas le dévoyer. Il ne faut pas non plus oublier la dimension sociale que doit aussi comporter l’aérien dans nos pays.

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