Le feu couve dans les forêts animales

1
Le feu couve dans les forêts animales
Le feu couve dans les forêts animales

Africa-Press – Niger. Créature mythologique à la chevelure de serpents, la gorgone glace le sang de ceux qui la regardent. Bien plus gracieuse, celle qui tapisse les fonds rocheux méditerranéens ravit les yeux. Lorsqu’elle se nourrit, étalant de délicates ramures, la gorgone rouge (Paramuricea clavata) exhibe à la surface de son squelette flexible des centaines de minuscules bouches, munies de huit tentacules urticants: ce sont des micro-organismes, les polypes.

À l’image des méduses, leurs parentes éloignées, les polypes sont des animaux qui capturent leurs proies – du plancton et des particules en suspension – dans l’eau. Organisés en colonie, ils sont rarement seuls. Sur les branches des gorgones, un œil avisé dénichera des compagnons singuliers. Ici, la capsule blanche d’un œuf de requin roussette. Là, le corps poilu d’une araignée de mer. Là encore, le museau rubis d’un hippocampe pygmée. Et entre leurs éventails pouvant avoisiner le mètre, il n’est pas rare de voir se faufiler des poissons barbiers à la livrée orangée.

En Méditerranée occidentale, les gorgones rouges s’alignent, parallèles les unes aux autres, entre 10 et 200 mètres de profondeur. Lorsque la densité de leurs populations est suffisamment élevée, elles forment des massifs à l’allure proche de celle des forêts terrestres, dont elles partagent plusieurs fonctions écologiques. Car sous l’eau, les grands ensembles de gorgones offrent l’abri à une large quantité d’espèces, des poissons aux crustacés en passant par les invertébrés, et font office de nurserie. Ces caractéristiques valent à ces écosystèmes d’être présentés comme des « forêts animales marines » par les spécialistes.

Au-delà de 40 mètres, les gorgones semblent préservées des chaleurs marines

À l’instar d’autres animaux, les gorgones sont sensibles aux hausses des températures, et celles qu’a connues la Méditerranée en 2022 les ont massivement touchées. Cet été-là, « les vagues de chaleur marine ont brûlé les forêts de gorgones rouges, décimant sur leur passage les communautés d’espèces qui en dépendaient », commente Lorenzo Bramanti, chercheur en écologie marine à l’Observatoire océanologique de Banyuls-sur-Mer (Pyrénées-Orientales).

Sur certains sites, elles ont été entièrement nécrosées: leur enveloppe colorée a disparu, laissant à nu un squelette rachitique et blanchâtre. Mortes. À 20 mètres de profondeur, la moitié de la surface du squelette au moins était nécrosée ; à 30 mètres, ce n’était plus que 20 %.

Équipés de scaphandres autonomes, Lorenzo Bramanti et d’autres scientifiques ont étudié des peuplements situés plus en profondeur, entre 40 et 90 mètres. Leurs observations convergent: le taux de mortalité de Paramuricea clavata chute très rapidement au fur et à mesure de la descente, pour atteindre la valeur minimale de 5 %. « Ce qui correspond à la mortalité habituelle lorsque la température de l’eau reste dans la normale, autour de 13 °C », indique l’écologue. Au-delà de 40 mètres, la zone mésophotique, dite aussi crépusculaire, semble préserver les gorgones des chaleurs marines. « Ce refuge est un don des profondeurs », souligne le scientifique, qui précise toutefois que celui-ci n’est que « temporaire et fonction de l’évolution du réchauffement climatique ».

D’autant que les forêts sous-marines font face à d’autres pressions. Outre la pollution et le tourisme de masse, c’est la pêche qui menace les gorgones. Les ancres et les filets peuvent arracher les fragiles colonies ou les blesser. S’agissant de la pêche industrielle, l’ONG Bloom rappelle les ravages liés au chalutage profond.

Depuis 2017, ce mode de pêche est interdit en Europe au-delà de 800 mètres de profondeur. Auparavant, « pendant deux siècles, en raclant les fonds, les filets et les chaînes des chaluts ont pu, tels des bulldozers, raser librement les forêts animales marines », dénonce Raphaël Seguin, membre de l’association. Chaque année, les chalutiers français abrasent quelque 670.000 kilomètres carrés de fonds marins. Pour le militant, « s’affranchir du chalut permettrait aux forêts de se régénérer, ce qui est impossible actuellement ».

Le concept de forêt animale marine n’est pas nouveau. Il a été employé pour la première fois au 19e siècle par le naturaliste anglais Alfred Wallace qui, décrivant les paysages marins de Malaisie, évoquait des « fonds très irréguliers […] avec de petites collines et des vallées, offrant une variété de stations pour la croissance des forêts animales ». Une expression désignant les coraux qui dominaient les récifs.

« Lorsque, fixées au substrat, des espèces marines se déploient en trois dimensions et qu’elles sont suffisamment proches, elles constituent un habitat d’une complexité telle que les conditions écologiques varient localement, explique Lorenzo Bramanti. Il existe en son sein un microclimat propice au développement de la vie. » Parmi les animaux susceptibles de créer de telles structures, on trouve donc les gorgones, mais aussi les coraux, les éponges et même les huîtres.

Dans le noir total, des coraux d’eaux froides colonisent le canyon de Lampaul

Dans le cadre de ses recherches, le biologiste étudie depuis quinze ans comment le concept de forêt animale marine peut être appliqué à la conservation des espèces. Son questionnement fondamental: selon quels critères scientifiques, inspirés de l’écologie forestière, peut-on affirmer qu’un écosystème marin remplit les fonctions d’une forêt? L’objectif étant de préserver celle-ci plutôt que de protéger uniquement l’espèce architecte. Le concept suppose de définir, entre autres, la densité minimale que doit avoir la forêt aquatique et de vérifier si la notion de canopée – étage supérieur et protecteur de la forêt, où se développe une biodiversité spécifique – est respectée.

Pour répondre à ces questions, Lorenzo Bramanti codirige depuis 2021 le programme Deeplife qui vise, sur dix ans, à caractériser les forêts animales marines à travers le monde. S’appuyant sur les moyens techniques déployés par l’organisation Under the Pole, spécialisée dans les expéditions sous-marines, les scientifiques explorent la zone mésophotique.

Plus bas, dans le noir total, place aux coraux d’eau froide. Teintés de rose, ils colonisent par exemple les falaises du canyon de Lampaul, à 350 kilomètres au large de Brest. Ils y déploient leurs polypes entre 600 et 2.500 mètres de profondeur. À la différence des gorgones, leurs cousines, ces coraux durs possèdent des polypes munis de six tentacules. Comme les coraux tropicaux, ils forment des récifs grâce à l’empilement de leurs squelettes calcaires. Ce canyon a été défini comme « zone atelier » par l’Ifremer, qui cherche à comprendre le fonctionnement de cet écosystème profond.

Depuis 2021, plusieurs capteurs autonomes, posés à 780 mètres de profondeur, mesurent en continu des paramètres physico-chimiques tels que la température, le pH et la turbidité. Leurs informations sont relevées annuellement. À côté de cet observatoire, une caméra filme un jardin de corail où pousse l’espèce Madrepora oculata. « L’œil de la caméra zoome par intermittence sur les polypes pour enregistrer le déploiement des tentacules lorsqu’ils se nourrissent, ou leur contraction lors d’une perturbation, l’interaction avec un autre animal par exemple, relate Julie Tourolle, ingénieure à l’Ifremer. Grâce à ce suivi, nous espérons évaluer le rythme biologique des coraux. » Des plans larges renseignent les chercheurs sur la biodiversité qui s’épanouit à cet endroit, illustrée entre autres par des crabes, huîtres, éponges, poissons et poulpes Dumbo.

Lors de campagnes hauturières, des robots ont pris des clichés des falaises de Lampaul afin d’en reconstituer la cartographie au centimètre près. Des expériences ont été réalisées in situ pour voir à quelle vitesse les coraux grandissent. L’ensemble de ces données est en cours d’analyse.

Réchauffement climatique et acidification exercent deux pressions opposées

Comme les écosystèmes superficiels, les forêts sous-marines profondes sont menacées par les pressions humaines, dont le chalutage et les pollutions. Quelles sont leurs capacités de résilience face aux changements globaux? « Les coraux d’eau froide vont être pris en tenaille entre le réchauffement climatique, qui les poussera à migrer vers le fond pour trouver de la fraîcheur, et l’acidification de l’océan, qui aura l’effet inverse », explique Lénaïck Menot, chercheur en écologie des fonds marins à l’Ifremer.

Mesurée en mer d’Irminger (sud-est du Groenland) en 2016, l’acidification des eaux profondes de l’Atlantique Nord consécutive à celle des eaux de surface polaires arctiques est en cours. Or, qui dit acidité dit raréfaction des ions carbonates disponibles pour former les squelettes de coraux, ou dissolution de ces derniers. Ainsi, d’après une analyse publiée dans la revue Nature en 2018, les coraux bâtisseurs verraient leur espace de vie en profondeur se réduire d’au moins 1.000 mètres en raison de l’acidification à venir dans les trente prochaines années.

Pour savoir si les coraux de Lampaul pourraient s’adapter aux différents changements, des boutures de l’espèce Desmophyllum pertusum ont été prélevées en 2024 puis transférées dans des aquariums pressurisés, de sorte à reproduire leur environnement d’origine. Là, elles ont été exposées pendant quatre mois à une température et à un niveau d’acidité similaires à ceux attendus à l’horizon 2100 (selon un scénario basé sur une élévation de 3 °C de la température de l’eau et une diminution du pH de 0,3 unité). Dans ces conditions extrêmes, on observe une nécrose totale du tissu entourant le squelette de l’animal, ce dernier commençant par ailleurs à se dégrader.

Ces premiers résultats, qui doivent être complétés par des informations sur le microbiome du corail – c’est-à-dire les communautés bactériennes qui lui sont associées – ne sont pas généralisables. La capacité de résilience des coraux dépend aussi « de paramètres locaux, comme l’oxygène dissous et les apports en nourriture, ponctue Lénaïck Menot. Et de la nature de la population de corail considérée « .

Des puits de carbone au fond des mers

Socles d’écosystèmes variés, les forêts sous-marines qui, à travers leurs structures en trois dimensions, servent d’habitat à une grande diversité d’espèces, peuvent aussi être végétales. On peut citer à ce titre, en Méditerranée, les herbiers de posidonies, plus connus sous le nom de prairies marines en raison de leur apparence: de vastes étendues de minces rubans verts serrés, qui correspondent aux feuilles de cette plante à fleurs. D’autres forêts, fréquentes en mer d’Iroise, sont formées par les laminaires, de grandes algues brunes qui atteignent facilement les quatre mètres. Elles peuvent être géantes et avoisiner la trentaine de mètres, comme en Californie, constituant alors des peuplements baptisés couramment forêts de kelp.

Point commun de ces ensembles? Grâce à la photosynthèse, ce sont d’importants puits de carbone. Un herbier de posidonies stockerait ainsi jusqu’à 700 tonnes de carbone par hectare, soit sept fois plus qu’une forêt de feuillus française. Voilà pourquoi les forêts végétales ne peuplent que les eaux superficielles, là où les rayons du soleil peuvent pénétrer. Autre service rendu par ces écosystèmes: la protection du littoral. Les mangroves, présentes dans les zones d’estran tropicales sont exemplaires à ce titre. Avec de grandes échasses en guise de racines, elles stabilisent les sédiments et réduisent l’érosion côtière.

Pour plus d’informations et d’analyses sur la Niger, suivez Africa-Press

LAISSER UN COMMENTAIRE

Please enter your comment!
Please enter your name here