L’énigme de l’origine de l’eau s’éclaircit

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L'énigme de l'origine de l'eau s'éclaircit
L'énigme de l'origine de l'eau s'éclaircit

Africa-Press – Niger. Cet article est extrait du mensuel Sciences et Avenir – La Recherche n°917-918, daté juillet-août 2023.

Trois milliards de milliards de tonnes. Telle est la masse d’eau présente à la surface de la Terre, dans ses rivières, ses lacs et surtout ses océans, qui recouvrent 71 % du globe terrestre et donnent à celui-ci sa couleur bleue. Mais toute cette eau ne constitue que la partie émergée de l’iceberg, si l’on peut dire. Des quantités encore plus importantes seraient enfouies sous la croûte de notre planète, à des centaines de kilomètres de profondeur dans les roches du manteau. Elles renfermeraient l’équivalent de deux à dix océans mondiaux, selon les différentes estimations !

Quelle est l’origine de cette précieuse ressource, si essentielle à la vie ? Est-elle présente depuis la naissance de la Terre, il y a 4,6 milliards d’années ? Ou a-t-elle été apportée par des corps extraterrestres – comètes ou astéroïdes – tombés ici-bas et riches en eau ? « C’est un problème d’une grande complexité. Un véritable serpent de mer qui a connu de nombreux rebondissements et agite la communauté scientifique depuis plusieurs décennies « , lâche Jean-Alix Barrat, géochimiste au Laboratoire des sciences de l’Univers marin à l’Université de Bretagne occidentale.

Un nouveau scénario sur l’origine de l’eau

Un nouveau scénario commence toutefois à s’imposer depuis ces cinq dernières années, réunissant enfin les différentes pièces du puzzle. Il ne nie pas que des objets célestes ont abreuvé notre planète pendant plusieurs milliards d’années. « Mais cette contribution a dû être minoritaire. Car la Terre, dès l’origine, recelait sans doute tous les éléments nécessaires pour créer la majorité de son eau « , avance Laurette Piani, du Centre de recherches pétrographiques et géochimiques (CRPG) à Vandœuvre-lès-Nancy (Meurthe-et-Moselle).

À l’instar des autres planètes telluriques du Système solaire (Mercure, Vénus, Mars), la Terre a été fabriquée dans ses régions internes, à proximité du Soleil, en accrétant des quantités de plus en plus importantes de poussières et de roches. Les températures étaient cependant trop élevées (supérieures à 150 kelvins) pour que des atomes d’hydrogène et d’oxygène s’assemblent en molécules d’eau qui se stabilisent à l’état solide. Lors du processus d’accrétion, les planètes telluriques n’ont donc pas pu incorporer de la glace d’eau dans leurs constituants rocheux. « D’où l’idée d’une Terre originellement sèche qui a longtemps prévalu, l’eau devant être apportée ensuite par des objets issus de régions plus éloignées du Soleil, au-delà de l’orbite de Mars « , rappelle Jérôme Aléon, géochimiste au Muséum d’histoire naturelle de Paris et à l’Institut de minéralogie, de physique des matériaux et de cosmochimie à Sorbonne Université.

Les planètes et différents corps se sont formés par agglomération des poussières contenues dans le Système solaire primitif. L’incorporation de l’eau dans les corps planétaires dépend de la température environnante : au-dessus de -120 °C, et aux faibles pressions du milieu interplanétaire, l’eau est sous forme de vapeur et ne s’agglomère pas aux autres solides. Crédit : BRUNO BOURGEOIS

L’hypothèse de l’apport par des objets extraterrestres

Cette vision a été confortée, à partir des années 1970, par des études pétrographiques suggérant que la quasi-totalité des roches terrestres étaient dépourvues d’eau. Mais aussi par les premières analyses des échantillons de pierres lunaires collectés entre 1969 et 1972 par les missions Apollo. Elles montraient que notre compagnon céleste résultait d’un impact géant entre notre jeune planète et un corps de la taille de Mars baptisé « Théia ». Or cette collision cataclysmique, survenue quelque 50 millions d’années après la naissance de la Terre, aurait transformé sa surface en un océan de magma. Et vaporisé ainsi une grande partie des éléments volatils – l’eau en particulier, qui serait donc arrivée après coup.

Mais par quels types d’objets ? Il faut que les candidats puissent fournir des quantités d’eau suffisamment importantes par rapport à celles qui seraient présentes sur notre planète. Et que cette eau possède la même signature chimique que celle des océans terrestres et du manteau. « Selon les conditions pendant lesquelles les molécules d’eau se forment, elles recèlent différentes quantités de deutérium – un isotope stable de l’hydrogène qui contient un neutron supplémentaire dans son noyau atomique, explique Jérôme Aléon. Cette proportion est certes minuscule mais toujours la même, ce qui permet de discriminer les sources potentielles et remonter la piste de l’eau terrestre.  »

Dans l’eau de notre corps (nous en sommes composés à près de 65 %), celle qui coule des robinets ou qui compose l’ensemble des océans, le rapport entre les atomes de deutérium et d’hydrogène (noté D/H) correspond ainsi à 156 pour 1 million. Il est en revanche moins important – environ 130 pour 1 million – dans les laves et les minéraux du manteau, comme différentes mesures ont pu le montrer à partir des années 1990. L’hydrogène n’y est certes pas associé à l’oxygène, ingrédient principal (à plus de 50 %) de ces minéraux. Mais il réagit avec celui-ci et produit des molécules d’eau liquide dès que les conditions de pression et de température le permettent, lorsque les roches remontent des profondeurs.

Les comètes ont fait figure de « suspect idéal »

Pour alimenter les différentes citernes terrestres, en surface comme dans les entrailles de notre planète, « les comètes ont d’abord fait figure de suspect idéal « , souligne Jérôme Aléon. Issues de régions froides et lointaines au-delà de l’orbite de Neptune, elles contiennent de 40 à 50 % d’eau sous forme de glace qui aurait très bien pu arroser la Terre après sa formation. Problème : les signatures isotopiques ne correspondent pas ! Depuis les années 1980, les observations effectuées par des télescopes sur une dizaine de comètes ont montré, en effet, que le rapport D/H était deux fois plus important que dans les océans. Et en 2015, lorsque la sonde européenne Rosetta s’est satellisée autour de la comète 67P/Tchourioumov-Guérassimenko (dite Tchouri), elle a constaté que ce ratio était plus élevé encore – de 530 pour 1 million. « En croisant une série de données, mes collègues du CRPG ont calculé que les comètes n’auraient apporté que 1 % de l’eau océanique », signale ainsi Laurette Piani.

L’attention s’est focalisée alors sur les astéroïdes. Ces morceaux de roches qui n’ont pas pu s’agglutiner pour créer des planètes sont effectivement très nombreux, gravitent dans des régions moins lointaines que les comètes (entre Mars et Jupiter) et pleuvent continûment sur notre planète en produisant des météorites. Or une catégorie d’entre elles, les chondrites carbonées, contient « jusqu’à 15 % d’eau piégée entre des feuillets d’argile, et provient de corps qui seraient majoritaires dans la ceinture d’astéroïdes « , souligne Jérôme Aléon. Les analyses isotopiques sont toutefois difficiles à exploiter, ne fournissant pas de réponse claire et univoque.

Le transport d’eau par les chondrites carbonées

Car dans la famille des chondrites carbonées, qui comprend une dizaine de sous-groupes, le rapport D/H couvre une gamme relativement large : parfois au-dessous ou au-dessus de celui des océans. Il a pu être mesuré, en avril, dans les échantillons de l’astéroïde Ryugu collectés par la sonde japonaise Hayabusa 2 quatre ans auparavant.

Dans cet astéroïde apparenté aux chondrites carbonées du groupe « CI », la proportion de deutérium équivaut ainsi à 165 pour 1 million. « Selon nos estimations, cette classe d’astéroïdes aurait pu fournir jusqu’à 30 % de l’eau océanique « , pose Laurette Piani, auteure principale de ces travaux. D’autres arguments avaient ébranlé, dès 2018, la théorie d’un apport extraterrestre prédominant.

Pour le quantifier, une équipe de géochimistes britanniques, français et américains avaient comparé alors les compositions isotopiques de l’oxygène contenu dans des roches lunaires et terrestres. Elles émanaient, pour notre satellite naturel, des six alunissages des vaisseaux Apollo. Et pour la Terre, de laves émises au niveau des dorsales océaniques, récupérées par dragage ou grâce au Nautile, le sous-marin de poche de l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer). « En provenance directe du manteau, ces laves n’ont pas été altérées par des interactions avec l’atmosphère ou des fluides, explique Jean-Alix Barrat qui a participé à cette étude. Elles reflètent donc fidèlement la composition chimique et isotopique de notre planète.  »

Les mesures ont montré que les roches lunaires et terrestres étaient extrêmement similaires mais tout de même différentes, de trois à quatre parties par million. « Or, cette infime disparité permet d’estimer les quantités d’eau et d’éléments volatils fournies après l’impact entre la proto-Terre et Théia, puisque les deux corps ont fusionné et homogénéisé leurs constituants « , précise Jean-Alix Barrat.

Une planète globalement très sèche

L’eau douce contenue dans les calottes glaciaires, les glaciers, les lacs, les rivières, les nappes phréatiques, l’humidité du sol, les nuages ou encore l’ensemble des organismes vivants ne constitue que 3 % de l’eau présente dans les enveloppes externes de la Terre. L’écrasante majorité (97 %) emplit de fait les étendues d’eau salée : les mers et surtout les océans, dont la profondeur moyenne atteint 3,8 kilomètres. Toute cette eau ne correspond néanmoins qu’à 0,02 % de la masse de notre planète, qui est donc globalement très sèche ! « Elle serait entièrement contenue dans une sphère de 1300 kilomètres de diamètre » , observe la cosmochimiste Laurette Piani, soit la taille de l’Italie entre le nord et le sud. Et même si l’on ajoute l’eau stockée dans les profondeurs du manteau, ce qui doublerait voire décuplerait le bilan global, on obtiendrait au maximum 0,2 % de la masse totale de la planète dite bleue.

Des conclusions surprenantes, contre-intuitives

Selon les calculs des chercheurs, les comètes et astéroïdes n’auraient ainsi apporté que 5 à 30 % de la totalité des eaux terrestres – fourchette relativement large prenant en compte les incertitudes sur l’eau du manteau. Dans tous les cas, cela signifie que la collision avec Théia n’a pas asséché notre jeune planète… et que celle-ci renfermait déjà d’immenses quantités d’eau. Un changement radical de vision ! « Ces conclusions sont surprenantes, contre-intuitives. Mais il faut regarder les données en face, insiste le scientifique breton. Elles soulèvent certes de nombreuses interrogations, à commencer par la manière dont les roches terrestres originelles ont pu séquestrer et conserver autant d’eau.  »

En 2020, Laurette Piani et ses collaborateurs du CRPG ont peut-être trouvé la clé du mystère. Ils ont examiné un certain type de météorites, nommées « chondrites à enstatite », dont la composition chimique est quasiment identique aux roches de la Terre. Les scientifiques estiment que ces roches se sont formées dans la même région que notre planète il y a 4,6 milliards d’années, servant ainsi de matériau de base lors du processus d’accrétion. Elles contiennent, notamment, des quantités importantes de sulfures de calcium et de magnésium qui supportent très mal la présence d’eau. « On avait ainsi toujours supposé, jusqu’ici, que les chondrites à enstatite étaient totalement sèches, relève Laurette Piani. Elles étaient donc écartées de toutes les enquêtes sur l’origine de l’eau.  » Les analyses étaient cependant lacunaires. En raison de la rareté des chondrites à enstatite, tout d’abord.

Parmi les 70.000 météorites répertoriées à ce jour, moins de 200 appartiennent en effet à cette catégorie. La plupart présentent en outre de nombreux signes d’altération terrestre, ce qui faussait les résultats des mesures. Or, en auscultant 13 spécimens très bien conservés par deux techniques complémentaires (examen de la roche après broyage d’un fragment représentatif et analyse de minuscules phases minéralogiques par des sondes ioniques), les chercheurs nancéiens ont découvert que les chondrites à enstatite contiennent en réalité jusqu’à 0,5 % d’eau… et que le rapport D/H est identique à celui du manteau !

Des expériences en cours avec des résultats attendus l’an prochain

Ce pourcentage peut paraître dérisoire. Mais en partant du principe que les chondrites à enstatite constituent le matériau de base de la Terre, ces roches pourraient renfermer de 3 à 23 fois l’équivalent des océans ! Elles expliqueraient à tout le moins l’origine de l’eau mantellique, puisque le rapport D/H est exactement le même. Et jusqu’à 70 % des eaux superficielles, le reste ayant été apporté par des comètes et des astéroïdes. « Une partie de l’eau des profondeurs serait remontée en surface par le volcanisme, des phénomènes de dégazage et la tectonique des plaques, détaille Laurette Piani. Elle se serait mélangée à l’eau d’origine extraterrestre, d’où les teneurs plus importantes en deutérium.  » Il reste encore à expliquer comment les chondrites à enstatite peuvent piéger des quantités significatives d’hydrogène. Des expériences sont en cours, pour cela, au CRPG. Objectif : déterminer les conditions particulières, à très haute température, dans lesquelles l’hydrogène s’incorpore dans les billes silicatées de ces roches. Les résultats devraient être connus d’ici à l’année prochaine.

De l’eau à 660 kilomètres de profondeur

Des géologues américains ont réalisé l’année dernière une fascinante découverte en examinant un diamant issu de la mine de Karowe, au Botswana. Lors de sa formation dans les entrailles de la Terre, ce diamant avait piégé une minuscule inclusion contenant un minéral extrêmement rare, dénommé « ringwoodite ».

Composé de magnésium, de fer, d’oxygène et de silicium, il ne se forme qu’à très haute pression, dans la zone de transition entre le manteau supérieur et inférieur de notre planète, soit à des profondeurs comprises entre 410 et 660 kilomètres. Il y serait toutefois majoritaire… et piège dans sa structure cristalline 1,5 % d’eau. C’est seulement la deuxième fois qu’un cristal de ringwoodite est mis en évidence à l’état naturel. En 2014, d’autres chercheurs américains avaient déniché alors le tout premier spécimen, là aussi à l’intérieur d’un diamant extrait de la mine de Juína, au Brésil. Mais la découverte de 2022 est encore plus intéressante pour les scientifiques.

Car dans le diamant africain, la ringwoodite est associée à d’autres minéraux – l’enstatite et la ferropériclase – qui, eux, ne se forment qu’à des températures d’au moins 1650 °C et des pressions dépassant 23,5 millions de pascals. Ce qui correspond à une profondeur de 660 kilomètres, la plus importante où la présence d’eau a été pour le moment certifiée. Reste à savoir si de l’eau encore plus profonde pourrait subsister – notamment dans la bridgmanite, minéral majoritaire du manteau inférieur qui s’étend jusqu’à 2900 kilomètres sous nos pieds.

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