Mo Ibrahim : « Nous avons besoin de travailler sur notre dimension panafricaine »

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Mo Ibrahim : « Nous avons besoin de travailler sur notre dimension panafricaine »
Mo Ibrahim : « Nous avons besoin de travailler sur notre dimension panafricaine »

Par Sabine Cessou, Malick Diawara et Yasmine Tijani

Africa-Press – São Tomé e Príncipe. ANALYSE. Comment le philanthrope et acteur engagé pour une meilleure gouvernance en Afrique voit-il le continent ? Le Point Afrique a recueilli sa parole.

Après une vie d’hommes d’affaires à succès avec la société de télécommunications Celtel International qu’il a créée en 1998, Mo Ibrahim, devenu milliardaire, s’est mu en philanthrope engagé pour défendre la cause de l’Afrique. Cela l’a conduit à mettre sur pied en 2006 la Fondation Mo-Ibrahim, dont le dessein est de « provoquer un changement significatif sur le continent en fournissant des outils pour soutenir les progrès en matière de leadership et de gouvernance ». Dans le contexte actuel de changements majeurs économiques et politiques, celle-ci est engagée sur tous les terrains propices à permettre que ses objectifs soient atteints. C’est ainsi qu’elle a lancé en mars 2020 avec les Amis de l’Europe une structure dénommée Fondation Afrique-Europe, en partenariat avec l’African Climate Foundation et l’ONG ONE. Objectif : faire avancer la question du climat et veiller à la relation entre les deux continents.

Il en est sorti un rapport de la Fondation Afrique-Europe mettant en exergue un certain nombre de points importants qu’il convient de rappeler ici. Il indique notamment qu’une semaine après le sommet Union africaine-Union européenne en février qui avait réagi aux fortes inégalités persistantes dans l’accès aux vaccins Covid-19 entre les deux continents, la Russie a envahi l’Ukraine. Une crise du coût de la vie s’est produite sur fond de catastrophes climatiques un peu partout dans le monde. Il a ensuite noté que la relation Afrique-Europe est à son plus bas niveau sur la décennie écoulée. Cela s’est accompagné d’un changement de narratifs et de ton dans les médias, les réseaux sociaux ainsi que dans la société civile. La confiance, qui manquait déjà entre les deux continents s’est encore érodée ces derniers mois en raison notamment du non-respect des engagements pris. Cela est d’ailleurs valable d’un côté comme de l’autre. Du côté de l’Union européenne, un suivi adéquat n’a pas eu lieu sur le climat et les montants d’aide au Niger et à la Côte d’Ivoire ne se sont pas matérialisés par des fonds effectifs versés. Du côté de l’Afrique, les gouvernements n’ont pas tenu la promesse de consacrer 15 % des dépenses publiques à la santé.

Comme si cela ne suffisait pas, l’ombre de la colonisation piège les dynamiques d’entente et de compréhension mises en œuvre entre l’Afrique et l’Europe. La conséquence en est une dissonance qui gâche les opportunités pour les deux continents de construire un avenir commun. Selon la Fondation Europe-Afrique, une réforme de la gouvernance globale est nécessaire. Et le partenariat Europe-Afrique peut aider au changement pour accroître la représentation de l’Afrique au G20, au FMI, à la Banque mondiale et au Conseil de sécurité.

Sur le climat, des opportunités risquent d’être tout simplement perdues. Aussi la priorité serait-elle aujourd’hui de voir les pays du Nord verser les 100 milliards de dollars par an aux pays du Sud pour les accompagner dans leur adaptation au climat. En attendant, en agissant auprès des banques de développement multilatérales, 1 000 milliards de dollars pourraient être mobilisés pour le climat et le développement durable.

Sur un autre plan, il y a lieu de prendre conscience que les deux continents vont devoir absorber les chocs créés par la pandémie, la crise du climat et la guerre en Ukraine, en plus des questions non résolues par le passé, comme les accords sur les visas et les flux financiers illicites.

Autant de sujets sur lesquels nous avons recueilli la parole de Mo Ibrahim.

Le Point Afrique : Si vous deviez décrire l’Afrique d’aujourd’hui, que diriez-vous ?

Mo Ibrahim : L’Afrique est passée par une période difficile liée aux retombées de la séquence pandémique, notamment avec le fiasco observé autour des vaccins anti-Covid-19 et du soutien financier que les gouvernements n’ont pas pu offrir à leurs populations. À cela, s’ajoute une conjoncture internationale marquée par la flambée des prix du carburant et des engrais, laquelle cause beaucoup de difficultés à nos économies surendettées qui subissent aussi la montée du cours du dollar. De ce fait, l’Afrique fait face à d’énormes défis, et ce d’autant que nous avons du mal à faire entendre notre voix. En résumé, la situation actuelle de l’Afrique n’augure rien de bon.

Le rapport 2022 de la Fondation Afrique-Europe, à laquelle votre fondation est associée, estime que la relation Afrique-Europe est « à son plus bas niveau depuis 10 ans ». La relation France-Afrique n’est-elle pas disruptive ?

Non, je ne le pense pas. Beaucoup amplifient l’écho de ce qui se passe au Mali, au demeurant un seul pays. Ce pays a connu un coup d’État. Les nouveaux dirigeants du Mali heurtent peut-être la fierté de la France, mais ce n’est pas significatif à l’échelle du continent. Le président Macron est très engagé dans sa relation avec l’Afrique, et le Soudan a apprécié son soutien aux forces démocratiques. L’Afrique n’a pas de problème avec la France, même si la France a eu des différends avec des pays en Afrique du Nord, en raison du passé colonial.

Après une embellie avant la crise du Covid-19, les investisseurs vont-ils à nouveau se risquer à mettre de l’argent en Afrique au regard de la conjoncture ?

Nous nous battons pour améliorer la gouvernance et l’État de droit en Afrique, mais nous avons toujours quelques pays avec des problèmes : le Mali, le Soudan, le Burkina Faso. Cela dit, nous sommes 54 pays, et les crises dans trois ou quatre d’entre eux ne doivent pas déteindre sur tout le continent.

Prenons l’exemple de l’Europe. Vue du ciel, elle pourrait être perçue comme un continent en flammes alors que ce n’est pas vrai ! Vous avez une véritable guerre en Europe, est-ce pour cela qu’on dit que c’est un continent risqué ? De la même façon, ce n’est pas parce qu’il y a quatre ou cinq dirigeants corrompus en Afrique que toute l’Afrique est corrompue. Nous devons faire attention aux perceptions faussées.

Que dire du Soudan ?

Que les militaires doivent partir. Ils ont été au pouvoir pendant si longtemps, coup d’État après coup d’État. Jusqu’à présent, ils ne parviennent pas à former un gouvernement. Les jeunes sont dans les rues et n’abandonnent pas. Je suis sûr que la démocratie finira par s’imposer au Soudan… Je ne sais si ce sera la semaine prochaine, le mois prochain ou l’an prochain. Mais elle adviendra.

Des voix s’élèvent pour demander un siège pour l’Afrique au Conseil de sécurité. Une réforme de la gouvernance globale est-elle nécessaire ?

L’ordre mondial doit évoluer pour être plus représentatif. Les institutions de Bretton Woods, créées il y a 70 ans, ne sont plus adaptées aux objectifs. Le monde est différent et les institutions doivent pouvoir réagir vite, être capable de se concentrer, sans le fardeau de toutes ces réglementations. Quelque chose doit aussi être repensé aux Nations unies, dont le Conseil de sécurité qui ne représente plus rien dans le monde actuel. Il y a pléthore de sommets qui se tiennent, G7, G8, G19, G20, mais où sont les peuples ? L’Afrique n’est pas représentée au G20 où des décideurs lui délivrent des instructions sans écouter 1,4 milliard de personnes, soit 17 % de la population mondiale.

Nous demandons aussi une meilleure approche de la corruption et des mouvements financiers illicites. Nous voyons peu d’actions de la part des pays qui abritent les entreprises qui se livrent à ces pratiques. Rendez-vous compte ! Pas moins de 100 milliards de dollars quittent l’Afrique chaque année de manière illicite. Tout le monde le sait. Rien n’est fait. Et nous allons recevoir des leçons sur la transparence et l’intégrité ? Pardon !

L’Afrique n’est-elle pas peu prise au sérieux sur la scène internationale parce que sa principale institution, l’Union africaine, n’a pas accompli grand-chose ?

L’Union africaine est plus en vue sur les questions de paix et de sécurité et n’a pas reconnu les récents coups d’État. De mon point de vue, les pays africains ne délèguent pas assez de souveraineté à l’UA qui reste un club pour les présidents africains. Nous avons besoin d’une révolution avec des délégations de souveraineté dans certains domaines comme c’est le cas en Europe, notamment en matière de commerce. L’Afrique doit connecter ses réseaux électriques, casser le système douanier, créer un vrai marché dynamique de 1,4 milliard de personnes, ce qui représente un pouvoir colossal. J’aimerais que l’UA dispose d’une armée, d’une force mobile capable de traiter le terrorisme au Sahel ou en Somalie. L’Afrique doit pouvoir traiter ses propres problèmes, et non se tourner vers les Américains, les Français ou les Russes. Cela suppose naturellement plus de volonté politique.

Sur les flux financiers illicites, où en est-on ?

La question se pose désormais dans les pays du Nord aussi. Starbucks paie très peu d’impôts en Grande-Bretagne, Google et Apple n’en paient pas en France, alors que leurs profits augmentent. D’une certaine manière, nous sommes contents de voir ces polémiques éclater parce que nous alertons sur ce sujet depuis des années sans que des initiatives concrètes soient prises. Les sociétés anonymes sont celles où nos dictateurs et quelques autres personnes cachent leur argent. Il en est de même pour d’autres personnes en Europe. Le Parlement européen a adopté en 2017 une résolution pour instaurer un registre public. Il a donné cinq ans aux entreprises pour le mettre en place. La question qu’on se pose est de savoir pourquoi attendre cinq ans ?

La guerre en Ukraine a aggravé l’insécurité alimentaire en Afrique. Que vous suggère cette situation ?

C’est un « wake up call », une alarme pour l’Afrique qui n’a pas assez développé son agriculture et doit se donner les moyens d’être indépendante en matière d’alimentation. Comme pour les vaccins, nous avons compris que nous ne produisons pas assez pour nous nourrir et dépendons donc et du bon vouloir et de la bonne volonté des autres. Le problème, c’est que tout le monde n’est pas toujours gentil. Des négociations ont eu lieu en juillet à propos du départ d’Ukraine de navires chargés de céréales. La dernière fois que j’ai vérifié, en septembre, seuls deux navires sur les soixante-dix concernés avaient accosté en Afrique…

Quelles sont, selon vous, les figures imposées auxquelles l’Afrique ne pourra pas échapper si elle veut s’en sortir et conquérir ses souverainetés politique, économique, financière, alimentaire et technologique ?

Nous avons besoin d’une meilleure gouvernance. Parmi ceux qui gèrent notre continent, il y a des corrompus qui ne sont pas forcément animés de patriotisme. C’est pour cela qu’il est très important de mener un combat pour une meilleure gouvernance et pour avoir les meilleurs leaders qui soient. Par ailleurs, nous avons aussi besoin de faire converger nos forces, car nos marchés mis ensemble pourraient faire une grande différence en termes de taille. L’Afrique est aujourd’hui fragmentée en 54 pays, ce qui n’aide pas en termes d’attractivité des investissements. La Chine, à cet égard, est la parfaite illustration de la force de l’union. À votre avis, pourquoi la Chine a-t-elle réussi à relever le défi de la croissance ? C’est parce qu’elle s’est appuyée sur un marché de 1,3 milliard de personnes. Si la Chine avait, comme c’est le cas de l’Afrique, 54 frontières avec des règlements, des lois et des devises différentes, elle en serait exactement là où en est l’Afrique aujourd’hui, à fumer de l’opium ! Elle ne serait certainement pas devenue la deuxième économie au monde.

Nous avons besoin de travailler sur notre dimension panafricaine. Nous avons besoin de signer des accords d’échanges pour créer un marché commun où le capital pourrait circuler plus librement afin de renforcer notre souveraineté économique.

Pendant longtemps, l’Afrique a vendu ses ressources naturelles à petits prix. Cela doit s’arrêter. Nous devons avancer verticalement dans le processus de production. Aujourd’hui, nous vendons les fèves de cacao à des prix insignifiants là où l’Europe vend une barre de chocolat à 3 euros. Cela profite-t-il aux agriculteurs en Côte d’Ivoire ? La question est posée. Ils n’en tirent en effet que quelques centimes et cela est injuste.

Que préconisez-vous pour le développement africain ?

Je le redis. Nous devons abolir les frontières. Le plus grand succès de l’Union européenne a été de créer le marché commun. Les Britanniques, en quittant le marché européen, vont perdre 4 % de PIB. Dupliquons les mécanismes qui fonctionnent : la Zone de libre-échange continentale (Zeclaf) doit aller beaucoup plus vite et plus loin. L’Afrique a besoin d’une réelle liberté de mouvement de personnes, de biens et de capitaux. La taille du marché compte pour attirer de la technologie et de l’investissement.

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