Bakary Sambe : « Dans la crise sahélienne, il y a un conflit de perception »

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Bakary Sambe : « Dans la crise sahélienne, il y a un conflit de perception »
Bakary Sambe : « Dans la crise sahélienne, il y a un conflit de perception »

Africa-Press – São Tomé e Príncipe. Entre les défis sanitaires, économiques, politiques et sociaux, l’Afrique est véritablement au milieu du gué. Riches de matières premières indispensables aux avancées technologiques de notre époque, l’Afrique a aussi l’avantage d’avoir la population la plus jeune du monde et la disponibilité de terres arables la plus importantes du globe. Tout pourrait aller pour le mieux si ces avantages n’étaient pas comme des armes à double tranchant. Les matières premières ? Elles sont importantes, mais pour en tirer le meilleur profit le continent doit impulser et développer des chaines de valeur locales pour faire d’une pierre deux coups : s’industrialiser et donner du travail aux nombreux jeunes qui arrivent sur le marché tous les ans. La population jeune ? Oui, car elle donne à l’Afrique un potentiel de force de travail extraordinaire. Le seul problème, c’est que si le taux de création de richesse n’est pas suffisamment supérieur à la croissance démographique, cet atout risque de se transformer en bombe sociale. Last but not least : quand on a autant d’atouts, il faut avoir la capacité de les préserver voire de les protéger or la défense est très loin d’être le point fort de l’Afrique. Il n’y a qu’à voir les théâtres d’opérations du continent pour comprendre. Soit ceux-ci sont tenus par des troupes non africaines, soit par des troupes africaines mais équipées par des puissances internationales directement ou via l’ONU. Ce qui se passe au Sahel en est l’illustration la plus frappante avec la présence française accompagnée maintenant par des forces européennes à côté de la Minusma.

Pour le chercheur et Directeur du Timbuktu Institute Bakary Sambe, “nous sommes tous liés par des contraintes de sécurité collective”. “Cela me conduit, poursuit-il, à appeler à une gouvernance de la coopération internationale qui serait rééquilibrée et repensée autour des grands principes de la démocratie et des droits de l’homme. De quoi espérer une gouvernance mondiale beaucoup plus équilibrée”.

Pour toutes ces raisons, un Forum comme celui de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique doit être observé minutieusement à la fois dans son approche, mais aussi dans ses retombées réelles, attendues ou supposées, dans un contexte international plus que mouvant. Directeur de Timbuktu Institute-African Center for Peace Studies basé à Dakar et à Niamey, fondateur de l’Observatoire des radicalismes et conflits religieux en Afrique, Bakary Sambe* a travaillé sur les stratégies endogènes, dynamiques transfrontalières et sur l’expérimentation des approches agiles en zone de crise. Enseignant-chercheur à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis du Sénégal, expert auprès des Nations unies, de l’Union européenne et de l’Union africaine, Bakary Sambe a accepté de se confier au Point Afrique et de nous éclairer sur les problématiques sous-jacentes à un tel forum.

Le Point Afrique : En quoi ce forum tombe-t-il bien ?

Bakary Sambe :

Ce forum reprend après une période d’interruption due au Covid-19. Entre-temps la sous-région et le continent ont beaucoup évolué avec notamment les conséquences socio-économiques et politiques de la période du Covid et de ses répercussions sur le continent et sur la région. Il intervient aussi à un moment où, sur un plan sous-régional, il y a plusieurs évolutions qui ont été enregistrées sur le plan sociopolitique notamment avec les mouvements de contestation sociale comme celui impulsé par Mahmoud Dicko au Mali, les coups d’État que nous avons connus au Mali, au Tchad et en Guinée, l’alternance politique au Niger, un pays pivot très important dans la région… et tout cela sous la pression du terrorisme djihadiste dans nombre de pays du Sahel comme le Burkina et même un peu jusqu’au Bénin. Pour toutes ces raisons, il était urgent que le forum reprenne en tant que cadre de débat entre les Africains eux-mêmes pour faire émerger une parole africaine sur les grands enjeux du moment. C’est donc très important que cela se tienne à Dakar à ce moment pour que soit menée une réflexion sur toutes ces questions concernant la sous-région et le continent.

Comment les États participants vont-ils s’assurer de l’application concrète du résultat des échanges qui auront eu lieu au cours du Forum sur la paix et la sécurité en Afrique ?

C’est vrai que la critique est souvent faite que ces grands-messes diplomatiques avec beaucoup d’experts et de chercheurs sont souvent de très belles occasions de net working et de lobbying alors que les déclarations qui en ressortent restent souvent lettre morte

Qu’en est-il des recommandations des dernières éditions du forum ?

Le forum ne prétend pas être un endroit où les engagements pris doivent être respectés de manière coercitive. Il propose des recommandations et des orientations générales.

Cela dit, je crois que ce qui est le plus important, c’est que cela constitue une belle occasion de faire le point, non seulement entre les Africains eux-mêmes et les parties prenantes telles que les leaders, les chercheurs, etc., mais aussi entre les Africains et leurs partenaires notamment de l’Europe et des autres continents. Cela est d’autant plus important qu’il a été question de beaucoup de sujets concernant la région et le continent. Ainsi du redimensionnement de Barkhane, du désengagement de la France au Sahel, de l’annonce de la force Takuba qui tarde à venir, de l’arrivée de nouvelles puissances dans la sous-région, etc. Pour cette fois-ci, le cachet particulier que j’entrevois, c’est l’élargissement du forum à de nouveaux participants comme les pays anglophones ainsi qu’à l’Afrique de l’Est où des développements sont enregistrés sur les questions de paix et de sécurité.

Cette édition 2021 devrait permettre de faire le point sur pas mal de questionnements et d’interrogations sur l’avenir de la sous-région, et aussi d’aborder de nombreuses questions géopolitiques et de coopération sécuritaire. C’est donc un rendez-vous attendu.

N’y a-t-il une mise à niveau à faire avec les populations et régler cette épée de Damoclès qu’est le problème des enfants fantômes. Ceux-ci n’ont pas d’état civil, ne peuvent accéder à aucun service des États (santé, éducation, etc). Perpétuellement sur le bord de la route, ils peuvent constituer d’importants viviers de combattants pour les structures informelles comme les groupes terroristes. Qu’en pensez-vous ?

C’est vrai que le forum à un cachet plus ou moins élitiste si on dit que c’est un forum de réflexion stratégique, et ce niveau stratégique va quand même marquer les échanges. Cela dit, je suis bien d’accord avec vous. Les États africains et les partenaires internationaux ont vraiment intérêt à réduire l’écart entre les conceptions internationales de la crise sahélienne et la perception qui en est faite au niveau local.

Je dis très souvent que dans la crise sahélienne, il y a un conflit de perception. Entre la conception internationale et les perceptions locales. Les populations locales ne comprennent pas véritablement tout ce qui arrive aujourd’hui. Alors qu’il y a une présence militaire étrangère et des forces partout, les populations près des frontières ont le sentiment que non seulement elles subissent les conséquences des mesures sécuritaires draconiennes prises par les gouvernements mais encore ont le sentiment de vivre en insécurité. Cela se traduit sur le terrain par les manifestations, spontanées ou organisées, qui ont lieu par exemple au Mali, au Niger et au Burkina Faso où l’épisode du blocage du convoi logistique de Barkhane est dans tous les esprits.

Je crois sincèrement qu’aujourd’hui il y a un hiatus assez clair à deux niveaux :

N’est-ce pas par cela qu’il faut commencer ? La crise sahélienne n’est-elle pas d’abord une crise de l’État africain ?

Dans cette crise de l’État africain, la communauté internationale a toute sa responsabilité. Celle-ci a au moins quarante ans de retard au Sahel. Dans les années 1970, années pendant lesquelles le Sahel a connu de grandes sécheresses, la communauté internationale n’a pas su apporter toute l’aide dont les pays africains avaient besoin. Des pays porteurs de pétrodollars, avec leur propre idéologie, ont été les premières à développer des stratégies Sahel. Parallèlement, la communauté internationale a imposé aux pays africains des politiques d’ajustement structurel. Elle lui a fait croire qu’il était important d’adopter la démocratie, même si elle était de façade à travers le multipartisme. Elle a encouragé l’économie libérale et les privatisations des entreprises promettant le développement après. Finalement, ni la démocratie ni le développement ne sont arrivés.

Parmi les troupes présentes au Mali, il y a des soldats africains oeuvrant au sein de la Minusma (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations-Unies pour la stabilisation du Mali).

Le déficit d’État qu’on constate aujourd’hui découle de cette approche. Celle-ci a affaibli les États. On est ainsi allé jusqu’à parler d’État importé. En tout cas, une chose est sûre : on n’a pas encore réussi à trouver le modèle de gouvernance qui corresponde aux aspirations des populations. On a toute une nomenclature institutionnelle imaginée et inspirée d’un ailleurs qui ne fait pas sens au niveau des populations locales. Cela apparaît fortement au niveau des frontières où l’espace des populations ne correspond pas aux espaces nationaux.

Le résultat de tout cela, c’est que l’acteur politique en tant que tel a été complètement décrédibilisé au profit des acteurs religieux qui, in fine, dans leur ascension, ont non seulement pris un peu la place de l’État sur le travail social, sur la prédication, sur l’éducation en construisant des écoles, mais ont relégué au second plan les organisations de la société civile. Celles-ci d’ailleurs souffrent et de l’incompréhension de la part de la population locale qui ne les comprend plus quant aux thématiques sur la gouvernance, et de leur abandon par les puissances occidentales qui de plus en plus sont entrées dans une autre logique.

Aujourd’hui, il y a des vents défavorables à la démocratie que le professeur américain de Stanford, également conférencier et conseiller en politique étrangère Larry Diamond expose autour de trois faits : l’insouciance américaine, la colère russe et l’ambition chinoise. Face aux défenseurs de la démocratie et des droits humains, les puissances occidentales ont abdiqué depuis longtemps. Elles sont entrées dans une forme de pragmatisme diplomatique dans lequel les principes sacro-saints de la démocratie sont sacrifiés sur l’autel des intérêts stratégiques immédiats. Il y a donc un double déficit de crédibilité, celui des États africains eux-mêmes mais aussi celui de la communauté internationale.

Depuis 10 ans, aucune élection n’a été invalidée par la communauté internationale. Celle-ci se contente de dire qu’il y a eu des incidents mineurs mais que ceux-ci n’ont pas pu engager la sincérité du scrutin. Avant, dans les années 90, lorsqu’un État africain enfreignait les règles démocratiques, il avait la hantise des sanctions internationales, de l’Union européenne, de la Banque mondiale. Maintenant, c’est fini. Cela n’a plus d’effet parce que les États africains peuvent désormais, même s’ils sont despotiques, compter sur l’appui de donateurs moins regardants sur les droits humains, sur la démocratie,

Obnubilées par l’influence des Russes, des Chinois, voire des Turcs que l’on qualifiera de donateurs autoritaires, les puissances occidentales se noient dans un pragmatisme diplomatique qui se construit au détriment des principes. Cela affaiblit les sociétés civiles laïques qu’on avait dans nos pays au détriment de sociétés civiles menées par des religieux populistes. Cela dans un moment de crise économique et d’angoisse existentielle et aussi dans un environnement international très fragmenté.

Cela veut-il dire que ce qui est essentiel aujourd’hui, c’est la restructuration politique et sociale de nos pays ?

Oui, il y a un mot qui revient très souvent. Il concerne la fondation voire la refondation. On l’a vu au Sénégal avec les Assises nationales, au Mali aussi et dans bien d’autres pays. Après 60 ans d’indépendance, les pays africains sont encore en quête de modèles d’État avec un mode de gouvernance qui fasse sens au niveau de leurs populations.

C’est d’autant plus préoccupant qu’ils doivent résister à plusieurs pressions alors même que leurs ressources sont de plus en plus limitées dans un environnement international marqué par les conséquences de la pandémie du Covid. La pression est sécuritaire avec la montée du terrorisme ; elle est aussi exercée dans la rue par une population de plus en plus jeune et de plus en plus exigeante.

On voit qu’il y a beaucoup d’investissements dans les infrastructures matérielles et pratiquement aucun investissement sur les infrastructures immatérielles. Je pense à tout ce qui touche à l’information. N’y a-t-il pas un espace de convergence à créer entre les populations et les institutions ?

Oui, mais il faut aller beaucoup plus loin. Je pense que c’est un paradoxe africain que même la recherche sur l’Afrique soit financée par des fonds venus d’ailleurs. Nos États n’investissent pas dans la production de la connaissance endogène. En même temps, ils veulent réclamer une existence, une forme de présence sur la scène mondiale et sur la marche des idées.

Il y a aussi le fait que quand vous parlez d’investissement immatériel, moi je pense à l’éducation. Pour moi, l’éducation, c’est l’arme de construction massive de citoyenneté et d’intégration. Aujourd’hui, alors que la population est de plus en plus jeune, qu’il y a une poussée démographique insupportable et que l’insécurité s’est installée par exemple dans certaines zones au nord du Burkina Faso, les écoles sont à l’arrêt depuis un ou deux ans. La conséquence est que, dans quelques années, nous allons avoir à faire face à un problème de génération perdue qui n’aura pas pu accéder à l’éducation à cause de l’insécurité.

L’investissement dans le capital humain a été largement négligé et impacté par la défense et la sécurité. Un pays comme le Niger consacre quelque 25 à 27 % de son budget à la sécurité. Pour le Mali, on ne sait même plus où on en est. La pression sécuritaire, la poussée démographique, la raréfaction des ressources, des jeunes en quête de sens et de chance pour pouvoir être des acteurs et des citoyens de leur pays : ce sont là autant de sujets de préoccupations pour les États qui ne peuvent pas donner ce qu’elles n’ont pas.

En fait, l’État-providence est resté une forme d’idéal mais n’est plus une réalité sur le continent. Là, il y a d’autres structures qui se sont substituées aux formes de socialisation qui devaient être le produit de l’État. Elles sont religieuses, communautaires et ethniques. Nous nous trouvons dans des États qui veulent construire une nation mais l’éducation qui devait en être le ciment n’est même plus assurée. Pire, ils n’ont pas vraiment prise sur le système éducatif. C’est ainsi qu’on se retrouve avec des écoles françaises, des écoles dites arabes avec une forte influence saoudienne, des écoles turques, des iraniennes, etc.

Autrement dit, la question de la refondation de l’État est clairement posée. Mais maintenant comment faut-il s’y prendre ? Faut-il réagir aux seules urgences ou faut-il s’inscrire dans une démarche prospective parfois considérée comme du luxe ?

S’il fallait sortir de cette édition du forum avec une feuille de route, quelle pourrait-elle être ?

La question est vraiment vaste, mais je dirais que celle-ci doit être placée sous le signe de la résilience en cette période de Covid. Plusieurs réflexions me viennent à l’esprit.

D’abord, les Africains doivent se donner les moyens de l’émancipation et de la souveraineté dont ils parlent beaucoup malgré les graves problèmes de gouvernance auxquels ils font face.

Ensuite, ils doivent s’interroger sur la contradiction qu’il y a à aspirer à la souveraineté tout en déléguant sa sécurité, en la sous-traitant soit en faisant appel à des forces étrangères, soit en s’appuyant sur des forces locales distinctes des unités étatiques de défense et de sécurité comme les comités d’autodéfense qu’on voit au Burkina Faso, au Mali aussi.

Enfin, on devrait sortir de ce forum avec la conviction que nous devons gérer ensemble, les pays du nord comme ceux du sud, la question de la sécurité. Si les Européens pensent que ce qui se passe sur le continent africain ne les regarde pas, ils se trompent. Parce que tôt ou tard, ils vont recevoir leur part, soit à travers les vagues d’immigration qu’ils ne peuvent pas arrêter, soit au travers des attentats à la bombe dans leurs capitales.

Le terrorisme a fait de la communauté internationale une autre réalité que le conglomérat des cinq pays les plus puissants qu’elle était avant. Aujourd’hui, nous sommes la communauté internationale des vulnérables car le terrorisme frappe autant à Gao et Tombouctou qu’à Paris ou Berlin. Nous sommes tous liés par des contraintes de sécurité collective. Nous devons y travailler. Cela me conduit à appeler à une gouvernance de la coopération internationale qui serait rééquilibrée et repensée autour des grands principes de la démocratie et des droits de l’homme. De quoi espérer une gouvernance mondiale beaucoup plus équilibrée.

* Bakary Sambe est auteur de nombreux articles et de plusieurs ouvrages dont « Islam et diplomatie, la politique africaine du Maroc », (2010-2011), « Boko Haram, du poblème nigérian à la menace régionale » (2015), « Contestations islamisées. le Sénégal entre diplomatie d’influence et islam politique » (2018).

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