Africa-Press – São Tomé e Príncipe. Les plongeurs du coin l’appellent « le volcan ». Cette dépression sous-marine fait effectivement penser à un cratère. À trente mètres sous la surface, à 100 mètres du rivage, sur la commune de Balaruc-les-Bains (Hérault), ce n’est pas de la lave, mais de l’eau douce qui jaillit de l’un des points les plus profonds de l’étang de Thau. Au milieu du cône, un exutoire de quelques centimètres de diamètre est le point de rencontre entre l’eau de mer et l’eau de pluie. Qu’il pleuve et le débit de la rivière baptisée la Vise qui débouche ici alimente la lagune via la nappe phréatique présente en dessous. Que la mer gonfle et qu’il fasse sec, c’est au contraire l’eau salée qui envahi la nappe phréatique. En physique, cela s’appelle une hystérèse, soit le changement d’état d’un système sous une pression extérieure. Celle de l’étang de Thau vient d’avoir les honneurs de Nature Communications.
Habitués à traiter de questions très concrètes, très loin des recherches fondamentales, les hydrogéologues ont rarement l’occasion de voir leurs articles publiés dans les revues de prestige. Ceux du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) ont cependant percé un fonctionnement mystérieux d’une configuration géologique que l’on retrouve assez fréquemment autour du globe: les relations entre un réseau karstique et l’océan. Ces fractures calcaires sont des réservoirs cruciaux d’alimentation en eau douce pour l’humain. En zones littorales, la montée du niveau des mers est en train de menacer cette ressource. D’où l’intérêt des découvertes effectuées à Thau.
Un jeu de pression qui fait fermer les puits et inonder les caves
« Ici, on appelle cela un inversac, narre Ludovic Cesmat, chargé de mission hydraulique au sein du syndicat mixte du bassin de Thau (SMBT). On en a dénombré huit depuis les années 1950, dont le dernier épisode en 2022. ». Jusqu’ici, les populations locales en subissaient les désagréments sans qu’on puisse expliquer le phénomène. Lors des inversacs, les caves des maisons de Balaruc-les-Bains étaient ennoyées. Des captages agricoles ont dû être fermés car trop concentrés en sel et, en 2014, c’est le forage d’eau potable de la ville thermale qu’on a dû fermer. Il fournissait 30% de la consommation de la ville. S’y ajoutent les craintes des ostréiculteurs et des pêcheurs qui savent que les apports d’eau douce sont essentiels pour oxygéner l’eau de l’étang, favoriser la vie aquatique et préserver la qualité du milieu. Les gestionnaires des thermes, les premiers de France avec plus de 50 000 curistes annuels, craignent, eux, que les intrusion salines n’affectent cette nappe phréatique de surface. Ses eaux à 20°C sont en effet mélangées à celles — bien plus chaudes — provenant de couches géologiques à 4000 mètres de profondeur.
Les élus et techniciens du SMBT se sont émus de la multiplication des signaux d’alerte. Le BRGM s’est mobilisé pour comprendre ce qu’il se passait entre l’étang et la nappe aquifère située 70 mètres en dessous. Le bassin de 75 km2 pour 350 millions de m3 d’eau surplombe en effet une nappe qui fait dix fois cette surface. Entre les deux, une couche calcaire imperméable ouverte seulement par le petit conduit de la Vise. « Coup de chance, nous avons démarré notre étude en 2019 et nous avons instrumenté la source sous-marine de la Vise juste au moment où un inversac s’est déclenché. Et celui-ci a duré 17 mois ! », raconte Jean-Christophe Maréchal, responsable de l’unité Aquifères karstiques au BRGM de Montpellier. Les hydrogéologues ont ainsi pu inaugurer immédiatement un équipement de mesures spécialement construit pour l’endroit. « C’est un tube d’un mètre de diamètre de cinq mètres de long en matériau composite pour limiter les implantations d’algues et de coquillages. Il est équipé d’un débitmètre et de capteurs de pression, de salinité, de température et installé juste au-dessus de la source », décrit Claudine Lamotte, hydrogéologue au BRGM, en charge de la conception de l’outil.
Une mer gonflée par des vents de sud, une rivière au plus bas
Pour la première fois, les chercheurs ont ainsi pu suivre en direct l’événement. Premier enseignement: « L’inversion des débits d’eau entre l’étang et la nappe aquifère s’opère en moins d’un quart d’heure, détaille Jean-Christophe Maréchal. Cet événement très brutal implique une surpression de l’eau salée sur l’eau douce, laquelle remonte par le moindre interstice dans les caves de Balaruc. » Le débitmètre révèle que ce sont 200 litres par seconde d’eau salée qui sont entrés dans la nappe aquifère remplie d’eau douce. L’eau salée, plus lourde que l’eau douce (elle contient 36 à 40 grammes de sel par litre), a ainsi refoulé le faible débit de la Vise. L’étude des conditions météorologiques au moment de l’inversac montre un flux de vent du sud qui pousse la mer vers la lagune et la fait gonfler d’une cinquantaine de centimètres. La pression s’exerce alors sur une nappe aquifère dont le niveau était affaibli par une longue période de sécheresse. La Vise était alors à son étiage le plus bas. Rien ne peut plus entraver l’intrusion salée. « Nous avons pu mesurer que 7 millions de m3 d’eau sont entrés dans la nappe phréatique déposant 200 000 tonnes de sel », poursuit Jean-Christophe Maréchal.
Comment cette situation s’est-elle inversée 17 mois plus tard? « Il a fallu attendre un épisode méditerranéen, ces orages violents générateurs de fortes pluies sur le bassin versant de la Vise, le causse d’Aumelas, pour que l’eau s’infiltre dans la nappe et repousse les eaux salées dans le conduit », décrit Jean-Christophe Maréchal. Pour obtenir cette inversion des écoulements, il a fallu que le niveau dans l’aquifère remonte brutalement de 2,50 mètres. Cette purge n’est malheureusement pas suffisante pour chasser complètement le sel introduit. Une bonne partie restera dans la nappe. Ce qui explique que des forages soient abandonnés, car définitivement contaminés par l’eau salée.
Un inversac est désormais prévisible
Ces enseignements autorisent désormais à construire un système d’alerte. »Depuis 2021, si un coup de vent de sud est en préparation alors que la Vise est à son étiage, nous sommes en mesure de sonner l’alerte 48 heures à l’avance », assure Ludovic Cesmat. Diffusées en temps réel, les données météo sont ainsi croisées aux mesures de hauteur d’eau de l’étang ainsi que des débits de la Vise. L’appareillage du BRGM montre ainsi toute sa pertinence.
« Mais pourquoi se contenter d’un rôle d’alerte? Pourquoi ne pas atténuer le phénomène? », s’interroge Claudine Lamotte. L’idée vient alors d’ajouter au sommet de l’appareil de mesure existant un système modulable permettant de réduire l’ouverture de l’émissaire et donc le débit d’eau douce en période de basses eaux. L’ajout a été effectué en juillet 2025. « On attend désormais de pied ferme les conditions favorables pour tester notre matériel « , précise l’hydrogéologue qui envisage en cas d’imminence d’inversac d’ajouter une membrane souple qui puisse temporairement fermer totalement la source. Les techniciens du SMBT auraient ainsi deux stratégies à leur disposition, soit réduire la sortie d’eau douce en période d’étiage, soit obturer préventivement l’émissaire de la source pour empêcher la baisse de la pression dans la nappe et lui donner ainsi les moyens de résister au poids des eaux salées.
Partout dans le monde, la hausse du niveau des mers menace les aquifères des littoraux
Si ces travaux très appliqués ont eu les honneurs de Nature Communications, c’est parce que les études menées sur les réseaux karstiques littoraux sont très peu nombreux. Or la montée du niveau des mers menace ces nappes phréatiques des littoraux, d’autant plus précieuses qu’elles alimentent les plus de deux milliards d’humains qui vivent près des côtes. En France, des salinisations de nappes littorales sont constatées dans les Pays de la Loire, sur la côte aquitaine, ainsi que dans les lagunes languedociennes, en Camargue et dans la région marseillaise. À l’étranger, le cas le plus inquiétant est celui du golfe du Bengale. Avec la baisse du débit du Gange du fait des faiblesses des précipitations et les prélèvements d’eau pour l’alimentation en eau potable et pour l’agriculture, l’eau salée est entrée de 20 kilomètres à l’intérieur des terres du Bangladesh, menaçant les conditions de vie de 100 millions de personnes.
Si la limite entre eaux salées et douces qu’on appelle un « biseau salé » à travers des matériaux poreux comme le sable est bien étudiée, celle des réseaux karstiques l’est moins. D’où le vif intérêt porté par Nature aux travaux du BRGM sur l’étang de Thau. Les prévisions du Giec d’une hausse du niveau des mers comprise entre 60 centimètres et un mètre d’ici à 2100 sonnent en effet l’alarme. « Cinq centimètres de hausse du niveau des mers, c’est prendre le risque d’entrées salines jusqu’à 20 kilomètres à l’intérieur des terres », s’inquiète Ludovic Cesmat.
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