Mehdi Ba
Africa-Press – Senegal. De rebondissement en coup de théâtre, le premier tour de l’élection sénégalaise doit se tenir le 24 mars malgré les tentatives répétées de Karim Wade et du camp présidentiel visant à la repousser.
On pourrait voir le verre à moitié plein et résumer cette affaire à un léger retard de calendrier, à l’instar d’un avion victime d’une avarie mineure contraignant la compagnie aérienne à différer de deux ou trois heures l’embarquement des passagers. Le premier tour de l’élection présidentielle au Sénégal devait se tenir le 25 février ; il a finalement été reporté au 24 mars.
Dans ce pays souvent qualifié de démocratie modèle sur un continent qui aligne coups d’État militaires, présidents à vie et limitation du nombre de mandats présidentiels successifs inscrite dans la Constitution pour être aussitôt contournée, en quoi ce modeste « glissement » de 28 jours serait-il de nature à justifier les cris d’orfraie entendus de Saint-Louis à Ziguinchor et de Washington à Bruxelles depuis le 3 février ? Ce jour-là, le président sortant, Macky Sall, a en effet officialisé le gel du processus électoral à quelques heures du début de la campagne.
Mais si tant de commentateurs voient jusqu’ici le verre à moitié vide, c’est bien parce que le cyclone politique et institutionnel qui a déstabilisé le Sénégal à l’approche de cette présidentielle qui s’annonçait presque banale a semblé, un temps, devoir tout emporter sur son passage.
Pacte entre l’APR et le PDS
Main dans la main, en vertu d’un pacte jamais assumé ouvertement, l’Alliance pour la République (APR, parti présidentiel) et le Parti démocratique sénégalais (PDS, opposition) ont grippé la machine électorale au lendemain de la proclamation officielle de la liste des candidats, le 20 janvier. Parmi les 20 personnalités politiques jugées aptes à concourir par le Conseil constitutionnel, le nom de l’ancien ministre Karim Wade, exilé au Qatar depuis 2016, ne figurait pas. Au moment de déposer son dossier de candidature avant la date limite du 26 décembre 2023, le candidat du PDS était en effet toujours détenteur de la nationalité française, faute d’avoir engagé dans les temps la démarche administrative visant à être « libéré de son lien d’allégeance à la France ». Or la Constitution impose qu’un candidat à la magistrature suprême soit de nationalité exclusivement sénégalaise.
Pour celui qui avait déjà tenté de se présenter en 2019, produisant alors une attestation sur l’honneur selon laquelle il répondait à ce critère – ce que personne n’était allé vérifier à l’époque -, l’affaire aurait pu s’arrêter là. Pourtant, de façon incompréhensible, elle a constitué le premier épisode d’un scénario, digne d’une série Netflix, qui aura fait trembler le Sénégal sur ses bases.
Juges du Conseil constitutionnel accusés de corruption
Aussitôt le pot aux roses découvert, plutôt que de s’en expliquer, Karim Wade et ses partisans déclenchent en effet une offensive en règle contre deux juges du Conseil constitutionnel nommément accusés d’avoir été corrompus par le dauphin désigné par Macky Sall pour lui succéder, Amadou Ba, dans le but d’invalider la candidature du fils de l’ancien président Abdoulaye Wade. Pas la moindre preuve n’est fournie à l’appui de cette accusation, et pourtant les députés de la coalition présidentielle voteront comme un seul homme la résolution proposée par le PDS, visant à créer une commission d’enquête parlementaire « en vue d’éclaircir les conditions de l’élimination de M. Karim Wade et autres de la liste des candidats ».
Système de parrainages dysfonctionnel
Karim Wade n’est pas le seul « recalé » à ruminer son amertume. En effet, pas moins de 73 candidats ont vu leur dossier rejeté par les sept sages, la plupart en raison de dysfonctionnements évidents du système de sélection des parrainages citoyens. Depuis lors, certains parmi eux tentaient d’obtenir du chef de l’État que celui-ci ordonne de reprendre à zéro, hors de tout cadre constitutionnel, le processus de sélection des candidats. En vain.
Le cas de Karim Wade leur offre un nouveau prétexte pour tenter d’obtenir gain de cause, d’autant que Macky Sall se montre étonnement réceptif à la diabolisation, par le PDS, de son Premier ministre candidat, Amadou Ba – à qui certains faucons de la majorité savonnent la planche sans s’en cacher depuis déjà plusieurs mois. Le 3 février, face à ce capharnaüm, le chef de l’État annonce le report sine die du processus électoral.
« Dialogue national » improvisé
Une commission d’enquête parlementaire est mise sur pied pour la forme – elle ne débutera jamais ses travaux – et un « dialogue national » est improvisé sans qu’on en comprenne l’intérêt. Le Conseil constitutionnel, mis devant le fait accompli suite au report de l’élection, n’a-t-il pas ordonné, le 15 février, que le scrutin se tienne « dans les meilleurs délais » ? Sur les 19 candidats encore en lice – après la défection de l’une d’entre eux -, deux seulement accepteront d’y prendre part.
Durant cette séquence, les sept sages du Conseil constitutionnel deviennent le dernier rempart contre un coup de force institutionnel dont plus personne ne comprend qui en est le véritable instigateur ni quelle en est la finalité inavouée. Le tandem constitué par le PDS, d’un côté, et la coalition présidentielle Benno Bokk Yakaar (BBY), de l’autre, essaie tout d’abord de repousser l’élection au 15 décembre 2024, près de dix mois après la date initialement prévue. Mais le Conseil constitutionnel s’y oppose.
À l’issue du dialogue national, une nouvelle tentative vise à le repousser, cette fois, au 2 juin 2023. À nouveau, l’arbitre de l’élection formule un « niet » catégorique. Et de fil en aiguille, de défaite devant le Conseil constitutionnel en échec devant la Cour suprême (le 15 mars), il faut bien se rendre à l’évidence: sauf ultime coup de théâtre, le premier tour de cette présidentielle en terrain miné aura lieu le 24 mars.
Amadou Ba et la méthode Coué
Plus étonnant encore: au titre d’une loi d’amnistie adoptée, elle aussi, en mode « fast-track », Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko, respectivement candidat et président des Patriotes africains pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef, parti dissous) recouvrent la liberté le 14 mars, au terme de plusieurs mois de détention.
C’est donc en homme libre que le numéro deux du principal parti de l’opposition, désigné comme « plan B » par son mentor – lui-même déclaré inéligible en raison d’une condamnation pour diffamation – peut faire campagne dans la dernière ligne droite. Un scénario sur lequel nul n’aurait parié il y a encore un mois.
En face, les ténors de la scène politique font grise mine. Lâché par des membres importants de son propre parti, Amadou Ba fait le gros dos tout en pratiquant la méthode Coué, prédisant sans relâche qu’il remportera une victoire éclatante le 24 mars au soir. Mais un triomphe dès le premier tour semble de moins en moins probable.
Fidèle à la posture qu’il a adoptée depuis la phase de recueil des parrainages, en septembre, Idrissa Seck (Rewmi), qui s’était classé deuxième de la présidentielle en 2019, achève une campagne évanescente, loin des caméras. Et Khalifa Sall (Taxawu Sénégal), l’ancien maire de Dakar, s’efforce, sur le terrain, de se frayer un chemin vers le deuxième tour face aux deux poids lourds à qui celui-ci semble promis.
Omniprésents durant la séquence inédite qui s’est jouée depuis le 20 janvier, Macky Sall et Karim Wade, de leur côté, resteront spectateurs d’une élection dont eux seuls savent pourquoi ils auront déployé tant d’énergie à tenter de la reporter.
Source: JeuneAfrique.com
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