Julien Clémençot et Quentin Velluet
Africa-Press – Senegal. Pour le patron Afrique de l’opérateur français, l’offensive tarifaire déclenchée par la start-up américaine est destructrice de valeur. La directrice de cette dernière pour la zone Uemoa voit, au contraire, cette baisse de prix comme salutaire.
À chaque révolution, sa querelle des anciens et modernes. Et la tech ouest-africaine ne fait pas exception à la règle. Bien installée en son royaume, Sonatel, filiale d’Orange, a vu arriver sur ses terres la start-up Wave en 2018. D’abord discrète, la plateforme de services financiers créée par les Américains Drew Durbin et Lincoln Quirk a, ces deux dernières années, totalement rebattu les cartes d’un marché où Orange Money trônait en majesté depuis 2010. Un succès récompensé l’an dernier par une levée de fonds de 200 millions de dollars qui a fait exploser la valorisation de la jeune pousse (1,7 milliard de dollars) et lui a permis de devenir la première licorne centrée sur l’Afrique francophone.
Pour secouer le leader, le nouvel entrant a cassé les prix, rendant les retraits gratuits et ne prélevant que 1 % sur les transferts. Après avoir tergiversé, l’opérateur a dû se résoudre et revoir sa copie en profondeur. Fin novembre, les équipes de Sékou Dramé, patron de Sonatel, ont aligné leurs tarifs. Mais la dynamique avait changé de camp.
Pour la première fois depuis le lancement de son offre de mobile money, Sonatel a vu ses revenus issus de cette activité baisser l’an dernier (-4,1 %). Et selon une source interne, la chute se serait encore accélérée au premier trimestre. À Paris, la vague d’inquiétude suscitée par la société au pingouin sur fond bleu est remontée jusqu’au comité exécutif du groupe français. L’Afrique est depuis plusieurs années le moteur de sa croissance et les services financiers l’un des piliers de celle-ci.
Pas de rentabilité
Les dernières interviews, données par Sekou Dramé en mars et début avril par Alioune Ndiaye, patron Moyen-Orient et Afrique d’Orange, traduisent l’importance de la menace Wave qui, après le Sénégal, s’est déployée en Côte d’Ivoire et vise d’autres pays comme le Bénin ou la Guinée. Interrogé par Jeune Afrique et RFI dans l’émission « Eco d’ici, éco d’ailleurs », Ndiaye, habituellement discret et mesuré, s’est montré offensif.
« Le modèle de Wave est disruptif parce qu’il est financé par des fonds de capital-risque peu attachés à la rentabilité à court terme. Ils investissent de l’argent en espérant que la start-up arrivera à prendre tout le marché et qu’à ce moment-là, ils pourront revendre leur part en récupérant 10 à 15 fois leur mise initiale. Cela ressemble au modèle d’Amazon : on brûle du cash – cela a duré plus de dix ans pour le site d’e-commerce – en espérant tuer la concurrence », a attaqué le dirigeant.
Puis l’ex-patron de Sonatel, qui a aussi dirigé Orange Mali, a dénoncé les dégâts occasionnés par la stratégie de son concurrent : « Avec Orange Money, Orange a créé des dizaines de milliers d’emplois grâce au réseau de distributeurs que nous avons développé pour amener nos services au plus près de nos clients. La moitié du chiffre d’affaires leur revenait. Wave leur a fait perdre 50 % de leurs revenus. Quelque 20 000 emplois ont été détruits au Sénégal, on en perdra peut-être autant ailleurs », a-t-il alerté. Ses déclarations ont été largement reprises par la presse ouest-africaine en ligne.
Quelques jours plus tard, Carine Coura Sene, directrice de Wave pour la région de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), apportait la réponse du berger à la bergère sur le média ivoirien Sika Finance, sans même citer son rival. « Vous avez remarqué que nos concurrents qui estimaient nos tarifs très faibles ont aligné les leurs sur les nôtres. Cela veut dire qu’ils viennent de voir ce que nous avions avant eux en termes de business model« , a-t-elle répliqué.
Vache à lait
Orange a fait preuve de trop de certitudes estime un bon connaisseur du géant français. « Il a trait la vache à lait, en restant trop cher pour une partie de la population, plutôt que d’étendre ses services , en ne signant des partenariats qu’avec les plus grandes entreprises quand Wave a largement ouvert sa plateforme, et en refusant, pendant longtemps, d’offrir une véritable application pour répondre aux attentes de ses clients équipés de smartphones », détaille notre source.
Au micro de RFI et JA, Alioune Ndiaye reconnaissait la difficulté de l’opérateur à faire évoluer son approche : « Les entreprises ne s’autodisruptent pas. Quand on a un business model solide, rentable, on ne va pas supprimer 30 000 emplois dans un pays parce qu’on peut baisser les coûts des distributeurs. »
« Cela illustre le décalage entre une société très installée et des entrepreneurs qui veulent faire de leur idée un succès continental », illustre notre interlocuteur, familier du groupe Orange. Avec Carine Coura Sene, Wave a trouvé le bon soldat pour mener cette mission. Ingénieure en informatique formée en France, la Sénégalaise est l’une des meilleures spécialistes du mobile money en Afrique de l’Ouest. Un temps consultante pour le cabinet dakarois Aviso, elle a accompagné le lancement de la start-up Wizall, et a travaillé pour Orange Money sur certains projets, avant de diriger l’agrégateur de solutions de paiement InTouch pendant neuf mois.
Une réussite « obsolète »
L’opérateur, en baissant ses tarifs au Sénégal mais aussi en Côte d’Ivoire et au Mali, et en intégrant de nouveaux services comme l’accès à des microcrédits, devrait être en mesure de ralentir la progression de son jeune concurrent. Son état-major a aussi décidé de se battre sur le terrain réglementaire. Depuis plus d’un an, Sonatel empêche Wave de vendre des crédits Orange, alors que la start-up peut le faire pour Free et Expresso et que les textes l’y autorisent.
Selon une source au sein de la start-up, ce bras de fer devrait bientôt tourner en la faveur de Carine Coura Sene. « Au début, ils ne voulaient pas qu’on puisse envoyer des SMS à leurs clients, alors qu’ils ne peuvent pas s’y opposer. On les a contournés en passant par l’interconnexion gérée par le régulateur », a-t-elle par ailleurs expliqué à JA.
Le duel avec Wave est un signal qui doit pousser Orange à s’interroger sur sa stratégie, conclut un expert : « Le groupe français a du mal à se penser en dehors des licences télécoms. Avec son modèle over the top (OTT, qui utilise les réseaux des opérateurs), son concurrent peut capter des clients sur tous les marchés africains. Que se passera-t-il si Google ou Facebook décide de racheter Wave pour 5 milliards de dollars et d’investir fortement pour accélérer encore son expansion ? Que vaudra la réussite Orange Money, qui aujourd’hui totalise 70 millions de comptes mais uniquement dans les 17 pays où le groupe français possède une licence ? Elle sera obsolète. »
Pour plus d’informations et d’analyses sur la Senegal, suivez Africa-Press