Sénégal : comment le TER de Macky Sall a déraillé

19
Sénégal : comment le TER de Macky Sall a déraillé
Sénégal : comment le TER de Macky Sall a déraillé

Africa-PressSenegal. Le train express régional roulera-t-il un jour ? Alors que ce grand projet devait être le symbole de l’émergence du pays, les nombreux reports de sa mise en circulation font désormais les choux gras de l’opposition.

Depuis le

bureau du directeur, au deuxième étage du bâtiment de briques ocre, la

vue est imprenable. Plusieurs rames flambant neuves, immaculées ou

presque, sont entreposées là. Un peu plus loin, on aperçoit les toits de

Colobane, la deuxième gare la plus importante de Dakar après celle du

centre-ville. Frédéric Bardenet ouvre la fenêtre : « Vous voyez, ce sont

de vraies rames ! Est-ce qu’elles sont en train de prendre la poussière

? »

Le Français

est le directeur général de la Seter, une filiale de la SNCF qui sera

chargée de l’exploitation et la maintenance du train express régional

(TER) à ses débuts, mission qui sera ensuite confiée à une structure

sénégalaise. S’il insiste pour montrer que tout le monde s’active pour

qu’il soit mis en service rapidement, c’est parce qu’il sait que

beaucoup de Sénégalais commencent à douter sérieusement qu’ils monteront

un jour dans ce train censé révolutionner le transport urbain de la

capitale sénégalaise.

Rames à quai

Une nouvelle date a pourtant été annoncée, le 5 mai

dernier, par le président Macky Sall lui-même. Il a promis que le TER

roulerait avant la fin de l’année. Une échéance jugée réaliste par

l’ensemble des acteurs interrogés par Jeune Afrique. Mais qui y croit

encore ?

À partir du

moment où le chef de l’État a circulé lui-même à bord du train express

régional, les Dakarois s’attendaient à pouvoir eux aussi profiter très

vite de ce nouveau mode de transport. C’était le 14 janvier 2019, à la

veille de l’élection présidentielle. Macky Sall a été réélu pour un

second mandat mais, deux ans et demi plus tard, les rames sont toujours à

quai. « La première chose dont les gens nous parlent, c’est du retard

», admet Aminata Dia, chargée par la Seter de faire connaître le TER

avant sa mise en circulation.En janvier 2019, un Macky Sall

triomphant se félicitait de réceptionner « le tout premier projet

ferroviaire de l’histoire du Sénégal indépendant », porteur de ses

ambitions de « progrès, de bien-être et de modernité ». Le TER, assurait

alors le chef de l’État, n’était rien de moins qu’une « grande

révolution » et un symbole pour le « Sénégal émergent ». « Le TER n’est

pas seulement un moyen de transport rapide. Il nous projette à grande

vitesse dans le temps de la modernité », promettait Macky Sall. Vitesse

de pointe de 160 km/h, rames climatisées en première et deuxième

classes, le train doit parcourir les 36 km qui séparent la capitale du

pôle urbain de Diamniadio en 45 minutes, et transporter quotidiennement

115 000 personnes. L’idée a de quoi enthousiasmer… Si seulement le train

pouvait rouler. Le TER est peu à peu devenu une épine dans le pied de Macky Sall«

Cette mise en service, c’est un peu le péché originel. Le TER s’est

construit très vite pour un projet de ce type, mais comme le 14 janvier

2019 avait été perçu comme une inauguration, le projet est vu comme

étant en retard depuis le 15 janvier », déplore Frédéric Bardenet. Un

avis partagé par un proche de Macky Sall. « Les différences annonces qui

ont été faites n’ont pas été concertées et sont politiques avant tout

», admet-il.

Pour

justifier le retard, de nombreux acteurs rappellent que les délais

annoncés étaient de toute façon irréalistes. Faut-il donc faire

confiance à Macky Sall et à ses équipes lorsqu’ils promettent que le

train roulera d’ici la fin de l’année ? « Ce qui change cette fois-ci,

c’est que cette date a été endossée par le chef de l’État lui-même,

précise une source diplomatique française. Bien sûr, cette annonce est

politique comme les autres. Mais l’idée, c’est bien de voir rouler le

TER avant cette échéance. »

Plus de 1 000 milliards de F CFA

Prévu

fin 2018, puis début 2019, repoussé en avril 2020, annoncé ensuite pour

le premier semestre 2021, le TER est peu à peu devenu une épine dans le

pied de Macky Sall, qui en avait fait l’un de ses projets phares dans

le cadre du Plan Sénégal émergent (PSE). Désormais, le TER est avant

tout un sujet sur lequel ses adversaires ne manquent pas de l’attaquer.

Et pas uniquement à propos des retards accumulés.Principale

figure de l’opposition, Ousmane Sonko accuse l’exécutif d’avoir minoré

le coût total du projet. « En étudiant les contrats un à un, on voit que

le coût du TER a dépassé 1 000 milliards de F CFA [1,5 milliard

d’euros] », lançait-il en 2020 devant l’Assemblée nationale. Une «

arnaque », à en croire le député, qui reproche à Macky Sall ne n’avoir

pas su protéger les intérêts du Sénégal face à ses partenaires français. « La congestion de Dakar nous faisait perdre 100 milliards de F CFA par anOfficiellement

lancé en décembre 2016, le projet est porté par le financier Mountaga

Sy, directeur de l’Agence nationale pour la promotion des

investissements et des grands travaux (Apix), le maître d’œuvre du TER.

Imaginé pour désengorger la capitale, il doit permettre de convoyer ses

centaines de milliers de travailleurs depuis la banlieue jusqu’à Dakar

chaque jour. Quitte à y mettre le prix.

«

Selon une étude de la Banque mondiale, la congestion de Dakar nous

faisait perdre 100 milliards de F CFA par an. Une inaction de sept ans

équivaut donc à 700 milliards, qui auraient pu financer le TER », défend

Abdou Ndene Sall, le directeur général de Senter, la Société nationale

de gestion du patrimoine du TER. L’ingénieur décrit une solution «

rapide, moderne, structurante, respectueuse de l’environnement, qui va

améliorer sensiblement la modernité urbaine entre Dakar et la banlieue. »

Le tour des bailleurs

La décision est prise, reste à la financer. L’État est

prêt à mettre 142 milliards de F CFA sur la table. Charge est donnée au

ministre des Finances – à l’époque Amadou Ba – de faire le tour des

bailleurs. Il décroche un premier prêt auprès de la BAD à hauteur de 120

milliards de F CFA, un deuxième de la Banque islamique de développement

(BID) pour 197 milliards. Le financement français, aux procédures plus

contraignantes, est plus difficile à obtenir. En avril 2017, Dakar,

Paris et l’AFD finissent par signer des conventions, pour un montant

total de 129 milliards, pour l’acquisition du matériel roulant

ferroviaire. La somme ira finalement jusqu’à 196,5 milliards de F CFA.

Coût total de la première phase : 656 milliards de F FCA, soit environ 1

milliard d’euros. Les travaux sont lancés au premier semestre 2017.

«

La plateforme ferroviaire, les voies, les deux sites industriels, les

gares, les clôtures… L’essentiel a été construit en un peu plus de trois

ans. Pour les systèmes [alimentation électrique, signalisation,

billettique], l’avancement est plus délicat à mesurer, car il est moins

visible », détaille Frédéric Bardenet. Un « effet Covid » serait

également responsable de l’allongement du planning de plusieurs mois.En

coulisses, des sources évoquent toutefois d’autres problèmes. Le

premier, lié au retard de construction de certaines gares, renvoie

directement à la société Getran. Le constructeur sénégalais, chargé de

celle de Diamniadio, a pris un retard considérable dans ses travaux. «

Leur capacité financière a fait défaut, explique une source proche du

dossier. On a constaté que les travaux n’allaient pas aboutir. » Les

constructeurs turcs Summa, appelés à la rescousse, ont dû prendre le

relais. « Les sociétés françaises se sont retrouvées avec des décomptes non soldésUn

second problème touche cette fois aux liens entre le Sénégal et la

France, partenaire privilégié de Dakar sur le projet. Au-delà du

financement, les Français sont très impliqués dans la construction du

TER : ouvrage réalisé par un consortium franco-turco-sénégalais

Eiffage-Yapi Merkezi-Compagnie sahélienne d’entreprises (CSE),

conception et réalisation des infrastructures et systèmes par Engie et

Thales, fournitures des wagons par Alstom…Plusieurs de ces

entreprises n’auraient pas été payées après janvier 2019. « Les sociétés

françaises se sont retrouvées avec des décomptes non soldés », confirme

la source citée plus haut. Une situation qui se serait débloquée après

le voyage de Macky Sall à Paris en août, au cours duquel il s’est

entretenu avec Emmanuel Macron.

Selon

cette même source, le président sénégalais avait alors décroché un

nouveau financement de la France pour la deuxième phase de travaux, qui

concerne le tronçon de 19 km entre Diamniadio et l’aéroport de Dakar.

Son coût est estimé à 300 millions d’euros. Un financement additionnel «

qui inclut aussi les paiements des arriérés ». Un coup de pouce

français qui a eu du mal à passer auprès de la représentation de l’AFD à

Dakar, qui aurait préféré tirer les leçons des difficultés rencontrées

lors de la première phase avant de poursuivre. Début juin, la visite à

Dakar du ministre français chargé du Commerce extérieur, Franck Riester,

aura notamment servi à rassurer les entreprises hexagonales sur la

suite des travaux.

Dernière ligne droite

Plus

que jamais, le Sénégal et ses partenaires se disent donc déterminés à

respecter l’échéance fixée par le président. « On est vraiment dans la

dernière ligne droite », assure Frédéric Bardenet. Les acteurs évoquent

un chantier terminé à 97 %. Selon le directeur de la Seter, les essais

dynamiques, c’est-à-dire les circulations quotidiennes des rames,

débuteront juste après la mise sous tension de la caténaire, prévue dans

les prochaines semaines.À deux pas de son bureau, derrière

l’atelier de maintenance des rames, plusieurs dizaines de jeunes

conducteurs attendent de compléter leur formation. Jusqu’à présent, ils

ont appris à conduire sur des simulateurs ou des rames lancées à vitesse

limitée. Ils auront deux mois de « marche blanche » pour se

familiariser définitivement avec leurs nouveaux outils de travail, dans

des conditions de circulation normales, mais sans voyageurs.Les

principaux acteurs concernés, quant à eux, continuent de se réunir tous

les mercredis autour de Mountaga Sy, qui suit de très près l’évolution

des travaux. Il était aussi de la partie au cours de la deuxième «

tournée économique » de Macky Sall, qui s’est rendu du 12 au 19 juin

dans le nord du pays. Ces voyages du président dans le Sénégal intérieur

sont vus par beaucoup comme une campagne électorale avant l’heure. Pour

les élections locales, prévues début 2022, pour les législatives… voire

pour la présidentielle de 2024, à laquelle certains le soupçonnent de

vouloir se porter candidat. « Le TER est un projet moderne, de haute

technologie. Il comporte beaucoup de défis techniques et technologiques,

mais c’est le choix que nous avons fait. Quand le train va commencer à

rouler, nous allons oublier tous ces obstacles », répétait-il en avril

dernier. Macky Sall le sait : son projet à 700 milliards de F CFA, tant

qu’il reste à quai, peut lui coûter politiquement.

LAISSER UN COMMENTAIRE

Please enter your comment!
Please enter your name here