Mehdi Ba et Nelly Fualdes
Africa-Press – Senegal. Après avoir démarré en trombe l’année 2022, l’aéroport international Blaise-Diagne (AIBD) est confronté à la plus grande crise de carburant jamais connue dans le secteur aérien sénégalais.
« Refuelling ». Derrière cet anglicisme utilisé par les professionnels se dissimule le dossier le plus sensible que le secteur aérien sénégalais ait eu à gérer depuis l’entrée en service de l’aéroport international Blaise-Diagne (AIBD), en décembre 2017. Depuis une dizaine de jours, en effet, les cuves de kérosène crient famine. Une pénurie à l’issue encore incertaine mais déjà lourde de conséquences pour la vingtaine de compagnies concernées. « C’est du jamais-vu », témoigne un pilote qui a commencé sa carrière en 1993 et vole désormais sur Air Sénégal.
L’année 2022 avait pourtant bien commencé pour l’aéroport international implanté à Diass, à 45 km de la capitale. Au premier trimestre, plus de 210 000 passagers ont en effet arpenté les couloirs de l’AIBD, soit le double du trafic passagers au premier trimestre de 2021 – et, surtout, un chiffre en hausse de 1,89 % par rapport à la même période en 2019. Et ce, alors même que l’Association internationale des transporteurs aériens (IATA) ne prévoit pas, à l’échelle globale, de retour aux niveaux pré-Covid 19 avant la fin de 2023.
Le Sénégal avait donc réussi l’exploit de booster son trafic malgré la situation difficile vécue par certaines compagnies importantes pour son activité, comme Royal Air Maroc (-32 % de passagers enregistrés à l’AIBD par rapport à 2019) ou Iberia, passée sous la barre des 10 000 passagers trimestriels à Dakar depuis la pandémie.
Une crise qui laissera des traces
Mais cette reprise en fanfare s’est interrompue le 15 avril lorsque Baye Momar Kebe, le directeur général de la Société de manutention de carburant aviation (SMCADY), chargée de l’approvisionnement en kérosène des différentes compagnies présentes sur la plateforme aéroportuaire sénégalaise, a alerté son homologue Doudou Ka, le directeur général de l’AIBD, à propos d’une pénurie de nature à perturber gravement l’activité de l’aéroport.
En guise de remède, il le priait de « bien vouloir prendre les dispositions nécessaires pour la diffusion d’un Notam relatif au sujet ». Une requête aussitôt relayée par l’AIBD dans un message aux personnels navigants, les informant qu’ »à partir du samedi 17 avril 2022, tous les opérateurs aériens opérant à l’aéroport international Blaise-Diagne sont requis de prendre les dispositions pour transporter la quantité de carburant nécessaire afin d’assurer l’autonomie en carburant des vols retour ». À défaut, les compagnies assurant des vols vers l’Europe, l’Afrique de l’Est ou l’Afrique australe et le continent américain n’auraient d’autre choix que de prévoir une escale afin de pouvoir avitailler hors du Sénégal.
La crise est à la fois subite, inédite et lourde de conséquences. Sur le court terme d’abord, dans la mesure où elle contraint les compagnies aériennes à adopter dans l’urgence des solutions loin d’être satisfaisantes. Si la compagnie américaine Delta Airlines fait désormais le plein au Cap-Vert, SN Brussels en Gambie, Ethiopian Airlines au Nigeria ou Air France aux Canaries, « beaucoup d’avions n’ont pas la capacité de s’adapter à cette situation, et les compagnies impactées risquent fort d’effectuer des vols à perte’, prévient notre pilote à Air Sénégal.
Grincements de dents
« L’emport de carburant pour le vol retour coûte en effet de l’argent et augmente l’émission de CO², explique ainsi Gerardo Mesias, consultant en aviation et ancien Manager for Commercial Fuel Campaigns à l’Association internationale des transporteurs aériens (IATA). Par ailleurs, cela limite la capacité cargo ainsi que le nombre de passagers. »
Un atterrissage suivi d’un deuxième décollage afin d’avitailler, faute d’avoir pu faire le plein en carburant à l’AIBD, est également une étape onéreuse pour les compagnies concernées.
« Elles vont payer le prix fort, ainsi que l’AIBD et les opérateurs turcs Suma et Limak », estime quant à lui Noël Deconinck, consultant senior en aviation basé au Sénégal, pour qui « les avions les plus impactés sont les moyen courriers monocouloir qui font la liaison entre l’Europe et le Sénégal, comme ceux d’Iberia, par exemple. »
À moyen terme, là aussi, les séquelles seront nombreuses. La priorité donnée aux vols militaires de l’armée sénégalaise ainsi qu’au pavillon national, Air Sénégal, pour l’accès aux maigres réserves de kérosène de la SMCADY (2 800m³, selon l’AIBD) fait grincer des dents : « Il doit y avoir du kérosène pour tout le monde ou pour personne », s’emporte un acteur proche d’une autre compagnie.
Impréparation
Selon la lettre confidentielle Africa Intelligence, la situation serait la conséquence d’une mauvaise opération de trading effectuée par Ola Energy, l’un des trois actionnaires de la SMCADY avec Total Sénégal et Vivo Energy, qui n’a pas reçu le ravitaillement qui lui avait été promis par le négociant dubaïote PSTV Energy. Lorsque l’AIBD a été informé de l’assèchement de son approvisionnement, il était trop tard pour esquiver la crise, estime Khaly Niang, directeur de la communication et de la coopération de l’aéroport. « Personne n’a vu venir ce problème », résume quant à lui Noël Deconinck.
De son côté, Gerardo Mesias souligne que « l’AIBD n’avait vraisemblablement pas mis en place un plan de management de crise » et rappelle que malgré une importante production pétrolière dans la sous-région, les quelques raffineries ouest-africaines ne font pas du jet fuel une priorité.
L’expert fustige au passage ce « manque de préparation » en arguant notamment que « l’AIBD fait payer aux compagnies aériennes des redevances significatives » – même si elles sont, selon nos informations, en-deçà de celles pratiquées à Abidjan.
Un développement porté par Air Sénégal
Légèrement moins touché que ses concurrents du fait de la préférence qui lui est accordée, le pavillon national, Air Sénégal, est celui qui a porté l’essentiel de la montée en puissance de l’AIBD au premier trimestre de 2022. La compagnie a tout à la fois densifié son réseau et le remplissage de ses avions : depuis 2019, son volume de passagers a plus que doublé (+124 %, pour atteindre 64 232 passagers) alors que le nombre de ses rotations n’a progressé « que » de 74 %.
Et Air Sénégal, qui a reçu, à la mi-mars, un nouvel Airbus A220-300 – dont la compagnie attend sept autres exemplaires – ne compte pas s’arrêter là : elle a déjà annoncé une cinquième rotation hebdomadaire sur la ligne Dakar-Douala-Libreville pour la période courant d’avril à octobre et une quatrième fréquence sur l’axe Dakar-Marseille-Lyon pour les mois de juillet, août et septembre 2022. Enfin, son programme de vols hebdomadaires vers New York et Washington passera de deux à trois rotations à compter du 13 juin.
L’AIBD a également pu compter sur Turkish Airlines, qui voit son total de passagers progresser de 50 % malgré des fréquences légèrement plus faibles, mais aussi sur les compagnies ouest-africaines Asky et Mauritania Airlines, qui envoient toutes deux au Sénégal près d’un tiers de passagers de plus qu’en 2019, avec des fréquences légèrement améliorées.
Enfin, l’américain Delta Airlines, qui propose près de 60 % de dessertes de plus qu’en 2019, a doublé son trafic passagers depuis et vers Dakar, avec plus de 5 200 passagers sur le premier trimestre 2022.
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