Achille Mbembe : « Les choses ne peuvent plus continuer comme avant »

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Achille Mbembe : « Les choses ne peuvent plus continuer comme avant »
Achille Mbembe : « Les choses ne peuvent plus continuer comme avant »

Africa-PressTchad. La dernière actualité est l’illustration parfaite que la relation entre la France et l’Afrique est véritablement en zone de turbulences. Au-delà de la défiance d’une certaine frange de l’opinion publique africaine dans des théâtres d’opérations où l’Hexagone est engagé, notamment dans le Sahel, il y a une forte incompréhension à voir la France soutenir par exemple le Conseil militaire de transition (CMT) tchadien à la suite de la mort d’Idriss Déby. Beaucoup estiment en effet que ce CMT a simplement fait un coup d’État puisqu’il a suspendu la Constitution et créé une situation d’exception qu’il a qualifiée lui-même de « transition ». L’explication de la nécessité de maintenir une certaine « stabilité » du Tchad pour mieux assurer la sécurité dans la région ne semble pas avoir fait l’unanimité chez nombre d’observateurs. Ceux-ci, ont vu là une nouvelle illustration de la connivence qu’ils dénoncent régulièrement entre certains pouvoirs africains, fussent-ils dictatoriaux, et la France. Au nom de la realpolitik liée à la situation dans le Sahel, la démocratie et la voix des populations sont sacrifiées, se disent beaucoup d’Africains qui poussent leur raisonnement jusqu’à émettre des doutes sur les objectifs de l’opération Barkhane.

Pourtant, au vu des dernières déclarations d’Emmanuel Macron, le soutien est surtout pour « une transition pacifique et inclusive ». Et ce n’est là qu’un exemple des points de vue divergents qui nourrissent soupçons, méfiance et crise de confiance entre la France et certains Africains. Dans un tel contexte, l’analyse du Camerounais Achille Mbembe ne peut être que la bienvenue, et ce d’autant que le philosophe, politologue, historien, professeur à l’université du Witwatersrand de Johannesburg sera aux premières loges de l’échange que le président Macron entend avoir avec la société civile africaine lors du prochain sommet Afrique-France de Montpellier. Entretien.

Le Point Afrique : Qu’est-ce qui peut expliquer que le président Emmanuel Macron fasse appel à vous pour préparer l’échange qu’il entend avoir avec la société civile lors du prochain sommet Afrique-France ?

Achille Mbembe : Pour accompagner ce processus, j’imagine que le président voulait quelqu’un de crédible. Ni complaisant, ni obséquieux, ni cynique. Quelqu’un qui serait capable de dresser des constats nouveaux parce qu’il en faut, mais aussi de passer de la critique à des propositions, car c’est de cela que nous avons le plus besoin en ce moment. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que je n’y vais pas tout seul. J’ai mis en place un collège composé de femmes et d’hommes honnêtes et impeccables, dont l’intégrité et l’indépendance intellectuelle ne souffrent d’aucun doute. Ensemble, nous sommes là pour témoigner d’une urgence. Changer les rapports entre l’Afrique et la France est une cause politique éminente pour les jeunes générations d’Africains. Mais c’est aussi dans l’intérêt de la France elle-même, faute de quoi sa présence en Afrique deviendra l’une des causes décisives de son affaiblissement sur la scène du monde.

Après sa rencontre avec les étudiants de l’université de Ouagadougou en novembre 2017, le président Macron va aller au-devant de la société civile africaine en cette année 2021. Qu’est-ce qui peut justifier cette urgence à échanger avec la société civile africaine maintenant ?

Nous sommes au bout d’un cycle historique qui aura duré près de 60 ans. Le pacte supposé régir les relations entre la France et ses anciennes colonies au lendemain des indépendances menace désormais la France elle-même d’affaiblissement et l’empêche d’affronter les nouveaux dangers ou de saisir les nouvelles opportunités à partir d’une position de force.

28 novembre 2017 : le président Macron à l’université de Ouagadougou où il a délivré son fameux discours en direction de la jeunesse africaine.
© LUDOVIC MARIN / AFP

Par ailleurs, aussi bien ces nouveaux dangers que ce pacte conduisent droit au mur les pays africains qui y ont souscrit. Ils encouragent l’émergence et la cristallisation de pouvoirs foncièrement prédateurs responsables de la fragmentation sociale, de la destruction des capacités et de pratiques de cruauté incompatibles avec l’État de droit. D’un côté comme de l’autre, les choses ne peuvent plus continuer comme avant. Il est urgent que l’on change radicalement d’objectifs, d’approche, de grilles de lecture, de formes de présence et de méthodes d’action.

Qu’est-ce qui vous pousse à dresser ce constat ?

J’ai passé les deux derniers mois à écouter toutes sortes de gens. Des vieux, des jeunes, des experts et des non-experts, toutes professions confondues. Une chose revient sans cesse dans la bouche des uns et des autres. Le continent est en proie à une crise systémique. Celle-ci n’est pas la conséquence d’un grand accident. Elle est fomentée et entretenue par des systèmes politiques et économiques qui fonctionnent à la violence, à l’excès et à la brutalité. À la faveur du néolibéralisme, un nouveau cycle de la destruction a été engagé dès les années 1990. La destruction de l’environnement, l’extraction intensive des ressources naturelles, l’accaparement et le gaspillage de colossales richesses, une dette aussi fictive qu’insolvable en sont les manifestations. Tout cela entraîne des pertes continues en vies humaines, que l’on aurait pourtant pu éviter.

Ce n’est pas tout. Je suis surpris par le nombre de gens honnêtes et raisonnables qui accusent la France d’être complice de cette logique infernale. La majorité d’entre eux, ce sont des jeunes qui n’ont pas connu la colonisation. La plupart n’ont plus qu’une chose en tête, partir, quel que soit le prix à payer. Ils rêvent d’une vie autre, ailleurs, peu importe où, sauf chez eux. Ils disent que les terres, les forêts, les eaux, les ressources du sol, du sous-sol et celles qui sont enfouies dans les océans ont été gagées. Certains sont convaincus que ce sont leurs vies qui ont été gagées aux fins de paiement d’insolvables dettes fictives qui ne profiteront jamais à l’Afrique elle-même. Le procès fait contre la France ne l’est pas tant pour la colonisation que pour ce qu’elle continue de faire au lendemain de celle-ci. Évidemment, ce procès est le plus virulent dans les pays dits francophones où un véritable basculement culturel est en cours et où, grâce à l’activisme d’une lumpen-intelligentsia locale arc-boutée sur les réseaux sociaux, être par principe contre la France est en train de revêtir les traits d’un devoir moral.

Vous dites qu’être contre la France est en train de revêtir l’allure d’un devoir moral. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Quand une très grande partie de la jeunesse d’un pays et ses forces vives n’ont plus qu’une idée en tête, s’en aller vivre ailleurs, alors on est face à un gigantesque déplacement culturel qu’il faut savoir interpréter philosophiquement et politiquement. Chez beaucoup d’activistes, le combat est en train de prendre une tournure politico-morale dans le sens où la question de la cruauté, de l’excès de brutalité et de la perte pourtant évitable des vies africaines, en est désormais l’enjeu principal. La colonisation a contribué à la mise en place d’un implacable système du monde. La préservation des vies africaines et la continuité entre les générations étaient le dernier de ses soucis. La France est accusée de travailler directement, et par le biais de ses relais locaux, à la perpétuation de ce système et de ses effets de violence et de cruauté, et c’est la raison pour laquelle beaucoup en appellent à sa mise au ban.

Emmanuel Macron est-il conscient de ces déplacements culturels ?

Comme la plupart de ses prédécesseurs, il a exprimé, dès son arrivée à l’Élysée, le désir de renouveler les rapports entre son pays et l’Afrique. À la différence de ceux qui sont passés avant lui, il a posé une série de gestes. On peut penser ce que l’on veut de ces actes. Peut-être n’y a-t-il pas, derrière tout cela, un plan d’ensemble. Peut-être tout cela manque-t-il de cohérence intellectuelle ou même de méthode. Peut-être tout cela est contrebalancé par d’autres logiques et intérêts plus puissants, lesquels contrecarrent ce désir de renouvellement et rendent l’exercice fondamentalement futile. On peut dire par ailleurs que ce n’est pas assez, que la plupart de ces gestes n’ont pas abouti à grand-chose, que c’est du rafistolage, qu’il ne cherche qu’à gagner du temps, que cela ne va pas suffisamment loin. Ou encore que tout cela part de présupposés historiques discutables. Mais on ne peut pas dire qu’il est resté les bras croisés. Ce serait de l’aveuglement et cela ne servirait aucune cause.

Le sommet de Montpellier vise-t-il à dissiper ces doutes ?

L’exercice en cours se situe dans le prolongement de cette volonté de renouvellement. L’on doit reconnaître que cette volonté rencontre bien des obstacles de part et d’autre, en France comme en Afrique. L’on peut se poser la question de savoir si elle est le seul fait du prince ou si elle rencontre véritablement l’adhésion du corps politique français dans son ensemble. Par ailleurs, dans quelle mesure est-elle obérée par ses propres contradictions et, c’est vrai, il y en a plusieurs et pas des moindres. Mais au bout du compte, notre raisonnement doit être pragmatique. Emmanuel Macron veut poser un regard neuf sur les rapports entre l’Afrique et la France ? Nous aussi. Alors encourageons-le dans cette démarche. Relevons le niveau du débat. Interpellons-le ouvertement, surtout là où ses actes contredisent ses dires.

Et parce qu’il n’y arrivera pas tout seul, n’attendons pas, les bras croisés, que la manne tombe du ciel. Engageons-nous de notre côté. Apprenons à occuper pleinement les failles et, là où cela est possible, faisons bouger les lignes. C’est ainsi que l’on construit un mouvement. Pas seulement par des invectives. Ce faisant, nous appuierons les forces qui, en France même, témoignent elles aussi d’un profond souci pour l’Afrique, et il en existe y compris dans l’establishment militaire, les agences de développement, les universités et les milieux culturels et artistiques, voire dans certains milieux d’affaires.

Pourquoi apporter du soutien à Emmanuel Macron et pas aux autres ?

Il s’agit de soutenir une démarche. Cette démarche est absente à gauche, toutes tendances confondues. Elle est absente chez les écologistes. Je note, par ailleurs, que personne ne se pose la question de savoir quelle serait la politique africaine de l’extrême droite si demain, chose apparemment plausible, elle arrivait au pouvoir. J’observe le même vide de pensée à long terme du côté africain, tant parmi les forces du statu quo que chez les militants anti-français autoproclamés.

Que répondez-vous à ceux qui jugent la démarche sans substance ?

Où sont leurs propositions ? C’est facile de passer son temps, les bras croisés, à vilipender ceux et celles avec lesquels on n’est pas d’accord, à intenter des procès d’intention à tout-va et à jeter le soupçon sur tout et sur rien. Objectiver les attentes des jeunes générations, faire émerger des propositions, nourrir ensemble une feuille de route pour l’avenir, il faut être cynique pour n’y voir aucune substance.

Et à ceux qui pensent que l’on ne peut discuter avec Emmanuel Macron que si l’on a oublié ses propres principes ?

Surtout ne rien faire, rester immobile et inerte ne sont pas des principes. Décrier a priori une démarche qui en appelle au bon sens, non plus. Il y a des questions que l’Afrique devra régler toute seule, d’elle-même, et nous devons l’aider à créer ses propres espaces d’autonomie afin d’y arriver. Elle doit avoir son propre agenda et poursuivre ses intérêts propres sur la base de cet agenda. Il y a d’autres questions qui engagent nécessairement des acteurs externes mus par d’autres intérêts qui ne sont pas les nôtres. Les questions communes, voire les différends, nous ne pourrons les régler durablement qu’en négociant avec eux ou, si nous en avons la puissance, en leur imposant notre volonté propre. Dans le cas qui nous occupe ici, je ne vois aucun État africain qui soit capable d’imposer sa volonté à la France. Il faut par conséquent arrêter de vendre des illusions à des esprits faibles et développer des formes d’intelligence plus flexibles et plus pragmatiques.

Quels pourraient être les objectifs des échanges en cours : avoir des remontées sur ce que les Africains veulent chez eux ? Sur ce qu’ils attendent de la présence française en matière de coopération publique mais aussi privée ? Sur les liens qu’ils voudraient entretenir avec des acteurs publics ou privés en France ? Sur la manière de bonifier pour les deux parties la présence de membres de la diaspora ?

L’objectif immédiat, c’est de faire bouger les lignes. C’est d’imposer dans l’agenda politique et culturel la nécessité d’un changement en profondeur des relations entre l’Afrique et la France, l’Europe, et par ricochet les puissances du monde. Sur le long terme, il s’agit de provoquer l’histoire. Encore faut-il savoir poser les seules questions qui vaillent. Après quelques siècles d’histoire commune, y a-t-il quoi que ce soit que nous partageons véritablement ? Si oui, que voulons-nous faire ensemble à l’avenir ? Sur la base de quelles valeurs ? Quelles propositions fortes avons-nous pour réparer ce lien et refonder un futur commun ?

Mais il sera difficile de se focaliser sur ces questions essentielles, ou même sur celles que vous évoquez, si l’on ne s’attaque pas résolument aux sources de la crise et, si l’on fait semblant d’ignorer, ce qui, véritablement, est en jeu. On peut continuer de parler de l’entrepreneuriat, des start-up, de l’innovation, du numérique, toutes choses cruciales par ailleurs si l’on veut créer des richesses. Tant que les questions essentielles ne seront pas tranchées, bien peu, surtout parmi les jeunes générations sans travail ni avenir, prêteront l’oreille. Il faut donc crever l’abcès en s’attaquant aux nœuds gordiens d’une crise qui, on le voit bien, n’est plus seulement politique, mais aussi morale.

Ce sont donc les valeurs qui sont en jeu ?

Je crois que c’est le cas. Un nouvel esprit de défiance est en voie de cristallisation. Si l’on veut défataliser l’avenir, il faut revenir à ce qu’Emmanuel Macron appelle les fondamentaux.

Quels sont ces fondamentaux ?

Ce sont les valeurs, finalement. Sans elles, l’Afrique et la France n’ont rien à partager, ni rien à faire ensemble au service de l’avenir. Faire des affaires, comme nous les ferions avec les Chinois, les Turcs, les Russes et d’autres, n’est pas un idéal. Je parle des valeurs, c’est-à-dire des idées, des choses impérissables comme la protection de la vie, le souci de la liberté, la démocratie, les droits humains fondamentaux. En l’absence de ces valeurs, il n’y a pas de lien digne de ce nom à réparer.

La volonté d’Emmanuel Macron d’échanger avec la société civile signifie-t-elle la prise de conscience à Paris de la montée du sentiment anti-français en Afrique ?

La colère est palpable. La rancœur aussi, voire dans certains cas une franche hostilité. Au risque de me répéter, une partie du désaveu trouve ses racines dans la politique de la brutalité, le soutien à des tyrans, des hommes cruels qui vivent par le glaive et meurent par le glaive, mais que l’on n’hésite pas à célébrer au nom de la sécurité et de l’amitié. Cultiver des rapports d’État à État n’a jamais signifié amadouer des tyrans tenus pour des membres d’un cartel.

Le président Macron en juin 2020 au sommet du G5 Sahel.

© LUDOVIC MARIN / POOL / AFP

L’autre motif de colère, ce sont les interventions militaires à répétition. Elles coûtent extrêmement cher. La plupart du temps, elles ne sont soumises ni au contrôle du Parlement français, encore moins à celui des parlements africains ou des instances régionales africaines. Au lieu de « civiliser » les pouvoirs, dans quelle mesure encouragent-elles le recours indiscriminé à la violence dans les conflits politiques en Afrique ? Pourquoi n’investit-on pas plutôt dans la prévention des conflits ? Parce que les conflits auront été gérés en amont, il n’y aura pas eu besoin de recourir chaque fois à des interventions armées. Tout ceci passe évidemment par un soutien franc et massif à la démocratisation du continent, au respect scrupuleux des dispositions constitutionnelles, à la protection des libertés fondamentales, à la consolidation de contre-pouvoirs et à la maturation de sociétés civiles dignes de ce nom.

D’après vous, de quand date la montée du sentiment anti-français en Afrique ?

Certains différends datent de l’époque des luttes anticoloniales. Le rapport de Benjamin Stora ou celui de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy le montrent bien. Les luttes anticoloniales se sont nourries des traditions anti-impérialistes, ou de celles qui préconisaient le non-alignement, dans l’esprit de la conférence de Bandoeng en 1955. On ne peut donc pas accuser les traditions anticoloniales d’être à la source du sentiment anti-français. Le panafricanisme non plus, d’autant plus qu’en son essence, il n’a jamais été l’équivalent du nativisme ou de la xénophobie.

Le sentiment anti-français en tant que tel a commencé à se cristalliser au lendemain du génocide des Tutsis au Rwanda. À l’époque, la France était accusée d’avoir soutenu aveuglément un régime crapuleux et sanguinaire, chose que le rapport Duclert vient d’ailleurs de confirmer. Puis, il y a eu la guerre en Côte d’Ivoire, la défenestration de Laurent Gbagbo et plus tard la destruction de la Libye. Tous ces événements ont suscité une énorme colère en Afrique et ont été des moments charnières dans la cristallisation de sentiments qui étaient, auparavant, plus ou moins diffus. Depuis lors, ces passions ont trouvé de nombreux autres points objectifs de fixation. C’est le cas du franc CFA. C’est aussi le cas des politiques antimigratoires, des traitements réservés aux demandeurs de visas et aux migrants, ou des discriminations dont souffrent les diasporas en France même.

La tendance à voir prioritairement le continent sous le prisme du péril migratoire et démographique n’a pas aidé. Les attaques contre les traditions anticoloniales de pensée issues du continent ou de sa diaspora n’ont fait qu’envenimer les choses alors qu’un véritable dialogue intellectuel et culturel fondé sur une langue commune aurait permis de bâtir des ponts.

Quels rôles jouent le djihadisme, d’un côté, et, de l’autre, l’activisme russe, chinois ou turc dans cette escalade ?

Djihadisme, activisme russe, chinois ou turc se nourrissent de ces suppurations. Mais plusieurs autres facteurs rentrent aussi en jeu. Je m’en rends de plus en plus compte, certains sont totalement irrationnels, le fruit de malentendus jamais dissipés, voire d’une ignorance mutuelle, de choses parfaitement invraisemblables. Est venu s’y ajouter, depuis les années 2010, tout un fond obscur, parareligieux, presque délirant voire hallucinatoire, qu’amplifient volontiers les réseaux sociaux. Une certaine lumpen-intelligentsia locale s’active à construire la France en bouc émissaire parfait, responsable de tous les malheurs du continent. Elle vous dira par exemple que la France soutient Boko Haram et les terroristes en sous-main, qu’elle pille l’or, l’uranium et les métaux rares du nord du Mali, et c’est la raison pour laquelle la partition du Mali est irréversible, qu’elle est derrière l’assassinat du dernier tyran tchadien.

Comment expliquez-vous le fait que l’on n’observe pas les mêmes réactions du côté des anciennes colonies anglaises ou portugaises ?

Manifestement, il y a dans les attitudes vis-à-vis de la France une dimension psycho-traumatique qui explique ces phénomènes de répulsion. On dirait qu’une bonne part du sentiment anti-français est la conséquence d’expériences souvent personnelles de mal-traitement, de rencontres traumatiques dans les consulats lors de la demande d’un visa, entre les mains des policiers lors d’un contrôle au faciès, lors d’un refoulement aux frontières, au détour d’une bourse refusée, d’une demande rejetée, d’une porte qui se ferme, le chapelet des petites humiliations, maints échecs. Tout cela s’accumule, des histoires circulent, l’avenir s’obscurcit, des expériences subjectives se cristallisent, la colère monte et, avec elle, le tourbillon des récriminations et la recherche effrénée d’un bouc émissaire.

Mais il y a aussi des facteurs objectifs ?

Oui, naturellement, et ce n’est pas pour rien que les mobilisations les plus significatives au cours des dernières années portent sur le franc CFA, que lors d’émeutes sporadiques l’on s’attaque aux commerces français, ou que les critiques les plus dures visent les interventions militaires et le soutien accordé aux tyrans. Tant que ces nœuds gordiens ne seront pas tranchés, je doute profondément que la France ait quelque chance que ce soit d’être écoutée parmi les nouvelles générations d’Africains. On continuera de prêcher dans le désert si le matin on dit une chose, et le soir on en fait une autre qui contredit manifestement la première.

Trancher ces nœuds gordiens ne nécessite-t-il pas une ingérence franche et directe dans les affaires africaines ? Comment la justifier ?

Poser la question de cette manière suppose que la France est neutre. Or, ce qui lui est justement reproché, c’est de fouler aux pieds le principe de neutralité. C’est d’agir à sa guise en Afrique, sans contrôle aucun, à la manière du chef d’un cartel de tyrans dont elle prend systématiquement le parti en ratifiant immanquablement les successions de père en fils, les élections truquées, l’embastillement des opposants, de graves violations de droits fondamentaux. L’invitation qui lui est faite est de s’abstenir, de devenir, sur le continent, une puissance neutre. Mais y est-elle disposée ? La structure de ses relations avec nombre d’États francophones étant celle d’un cartel, une position de neutralité ne serait-elle pas l’équivalent d’un sabordage pur et simple ? Et la nature ayant horreur du vide, qui prendrait sa place ?

Le 23 avril 2021, aux obsèques d’Idriss Déby, le président français Emmanuel Macron a assuré le chef du Comité militaire de transition, le général Mahamat Idriss Déby, du soutien de la France pour la « stabilité » du Tchad.
© CHRISTOPHE PETIT TESSON / POOL / AFP

Et finalement, que répondez-vous ?

L’idée de neutralité ne peut pas être rejetée d’emblée. Elle sous-entendrait non pas un désengagement, mais rétrocession et mutualisation, d’une part en direction des instances européennes et, de l’autre, en direction des institutions régionales africaines. Ce serait en particulier le cas pour tout ce qui concerne la sécurité et la monnaie. Telle est la grande négociation qu’il conviendrait d’ouvrir si l’on veut effectivement fermer la page des 60 dernières années. Les garants dans les deux domaines régaliens de la sécurité et de la monnaie, ce ne serait plus un État face à une constellation de pouvoirs plus ou moins déliquescents et plus ou moins privatisés, mais des institutions régionales fortes, opérant sur le principe d’une souveraineté partagée, mutualisée.

Et qu’en est-il du djihadisme dans ce contexte ?

Ce n’est pas une menace imaginaire. Elle est réelle. Vous en avez qui rêvent en effet de transformer une bonne partie de l’Afrique en un énorme bourbier pour la France. Il s’agit de l’entraîner dans les sables afin de mieux la saigner en multipliant des points de fixation sur l’ensemble des étendues qui vont des confins du Sahara à ceux du Darfour, et qui regroupent le Sahel, mais aussi le bassin du lac Tchad et les territoires de l’Oubangui-Chari. Vous en avez d’autres qui ont commencé à lorgner du côté oriental. Je parle des espaces maritimes qui, partant de l’île de La Réunion, relient Madagascar et les Comores au corridor mozambicain. Dans le premier cas, les immensités désertiques sont de précieux laboratoires et des lieux d’entraînement en vue des guerres de demain. Dans le deuxième, la course vers l’appropriation des fonds marins et autres écosystèmes côtiers bat son plein. Il y va du contrôle d’immenses ressources naturelles, à l’exemple du gaz.

Mais quand on dit djihadisme, encore faut-il savoir de quoi l’on parle. Le zèle islamique n’est pas l’unique source de conflits en Afrique. Il faut y ajouter toutes sortes de fractures et aucune n’est accidentelle, qu’il s’agisse des fractures liées à la destruction de l’environnement, aux changements climatiques, à l’appauvrissement des sols ou à la résurgence des pandémies. Un traitement purement guerrier de ce type de fractures et des antagonismes qu’elles déclenchent ne débouche généralement que sur le sacrifice de générations entières et le saccage des milieux de vie. Il faut à tout prix empêcher que l’arc qui va de l’Afghanistan, et de l’Irak, à la Syrie en passant par le Yémen ne s’étende en Afrique, ou que les conflits africains soient interprétés à partir de prismes qui valent avant tout pour ces mondes. De telles guerres sont par définition interminables. Au lieu de favoriser l’émergence de sociétés démocratiques fondées sur la liberté et l’innovation, elles encouragent extraction, prédation et trafics de toutes sortes, bref une militarisation étendue de la vie sociale. C’est le risque qui pèse en ce moment sur le couloir qui va du Darfour au Sahara et ses pourtours, avec l’apparition de véritables marchés militaires et d’une main-d’œuvre dont le métier est de produire et d’instrumentaliser le chaos dans le but de mettre la main sur les ressources flottantes, l’économie grise.

S’il fallait qualifier la relation entre l’Afrique et la France aujourd’hui, que diriez-vous ?

Il y a un cartel en place. Sa structure est de plus en plus contestée et instable. Il y a une prise de conscience dans certains milieux que dans sa structure et son fonctionnement actuel, le cartel affaiblit la France, et qu’il faut passer à un autre mode de fonctionnement. Mais il n’y a guère de clarté concernant ce que pourrait être cet autre mode de fonctionnement. Ni la méthode pour y parvenir, ni la feuille de route n’existent. Je crois que depuis quelques années, on marche à tâtons, au milieu d’innombrables contradictions. Ce faisant, on commet de nombreuses erreurs qui, momentanément, jouent en faveur du statu quo. Les réformes de ce genre, il faut les faire lorsqu’on est au faîte du pouvoir. Pas en position de faiblesse. Avec l’extrême droite au pouvoir en France, chose tout à fait plausible, on risque de colmater les brèches en revenant carrément à la coloniale. Mais il ne s’agirait alors que d’une nouvelle fuite en avant. Le système est condamné pour de bon. Il faut en sortir.

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Qu’est-ce qui empêche d’en sortir ?

Il n’y a pas d’un côté une Afrique qui veut sortir du pacte colonial et, de l’autre, une France qui refuserait le changement. Ce vieux schéma est périmé. Du côté français, les rapports avec les anciennes colonies africaines sont dictés par une combinatoire d’intérêts portés par les milieux militaires et du renseignement, les milieux d’affaires, toutes sortes de courtiers et intermédiaires, une technostructure et une bureaucratie capables de frustrer les meilleures intentions. La nouveauté, cependant, c’est la lente prise de conscience du fait que l’on peut faire des affaires en Afrique sans s’encombrer du cartel. D’ailleurs, le gros de l’argent que fait la France sur le continent vient de plus en plus de pays comme l’Angola, le Nigeria, l’Afrique du Sud, et bientôt, sans doute, le Kenya ou l’Ouganda. Nombreux sont ceux qui appellent de plus en plus à une « défrancophonisation » des relations Afrique-France. des failles existent donc, qu’il faut savoir occuper. Du côté africain, les maîtres du statu quo ne sont pas seulement les despotes au pouvoir, mais aussi leurs sicaires et des classes rentières qui profitent de la redistribution inégale des prébendes. Des deux côtés, tout cela rend le changement singulièrement compliqué.

L’autre grand obstacle au changement, c’est ce que j’appelle la convergence entre le « militariat » et l’entrepreneuriat. Beaucoup, en France, ne sont pas intéressés par la démocratisation du continent, les droits humains, les libertés fondamentales. Certains sont persuadés que ce sont des préoccupations qui, a priori, n’intéressent guère les Africains. Ils pensent que la meilleure manière de retourner les choses en faveur de la France sur le continent, c’est de continuer de prêcher l’évangile de l’entrepreneuriat, de répandre partout le catéchisme du développement, et surtout, de donner la prime aux questions de sécurité. Ils oublient que dans le contexte néolibéral africain, entrepreneuriat et militariat vont de pair. Là où le sécuritarisme l’emporte sur la liberté, l’entrepreneuriat ne peut prospérer que sur fond d’extorsion et dépense de la force et de la brutalité, c’est-à-dire en détruisant toute possibilité de bâtir de véritables sociétés civiles ou de contre-pouvoirs démocratiques.

Au vu de l’histoire longue du continent, quels scénarios de sortie envisagez-vous ?

L’histoire du continent, surtout au cours des XVIIIe et XIXe siècles, montre que les grands basculements internes ont généralement été des réponses aux transformations survenues dans la relation que les sociétés africaines entretenaient avec le capitalisme mondial. Ces basculements se sont produits au point d’intersection des facteurs démographiques et des facteurs écologiques et sanitaires, et parfois des phénomènes religieux ou parareligieux. Les luttes générationnelles ont souvent joué un rôle décisif dans les grandes transformations politiques. Les grands acteurs en ont souvent été les classes commerçantes contrôlant des réseaux marchands à longue distance, les hommes armés et les propriétaires de petits capitaux culturels, tels que les prophètes, les marabouts et autres prédicateurs itinérants, les devins et les guérisseurs. Bref, les coalitions gagnantes sont celles qui ont su tisser des parentèles élargies.

Mais, de manière générale, le pouvoir gérontocratique a toujours su dompter maints soulèvements des cadets et a su les transformer en révolutions passives. Très souvent, au lieu de se soulever, les dominés ont préféré adopter des stratégies d’évitement, ou même prendre la fuite et s’établir au loin, plutôt que d’aller vers une confrontation directe avec les dominants. Les seules expériences historiques de décapitation radicale des élites dominantes ont été celles de l’Éthiopie, et, sur un mode paroxystique, celle du Rwanda. En règle générale, l’involution a pris le pas sur la révolution. L’on n’est pas sorti de ce schéma historique.

Si le scénario d’une rupture frontale est irréaliste, qu’en est-il des stratégies de contournement ?

Historiquement, la principale forme de contournement a été la migration. Les politiques antimigratoires sont en train d’éliminer cette option. La perte de cette option aurait pu être compensée par l’extension des possibilités de mobilité latérale au sein du continent lui-même. Mais une gestion archaïque de nos frontières fait que le coût des mobilités latérales est, lui aussi, de plus en plus élevé alors que sur le plan démographique, la courbe reste à la hausse. L’on avance donc vers d’inévitables collisions. D’ici 25 à 30 ans, l’Afrique comptera plus de deux milliards et demi d’habitants. Cinquante ans plus tard, ce sera plus de 4 milliards et demi. Quelque chose devra céder, et ce seront sans doute les frontières. En attendant, si l’on ne crée pas davantage de richesses, si l’on continue de gager les ressources naturelles contre des dettes fictives et si l’on continue de saccager les milieux de vie, le seul débouché disponible, ce sera la force. L’on assistera alors à la prolifération de marchés régionaux de la violence où se recrutera, à bas prix, une main-d’œuvre militaire abondante. Loin de contribuer à la naissance d’États militaires dûment constitués, cette prolifération entraînera la fragmentation accentuée d’entités d’ores et déjà rongées par la corruption et la brutalité.

C’est la raison pour laquelle certains d’entre nous sont opposés à une politique africaine de la France qui donnerait la prime à des considérations militaro-sécuritaires. Car si priorité il y a, c’est plutôt d’avancer vers la désescalade et la démilitarisation du politique et de la vie sociale et économique. Ceci exige que l’on investisse massivement non pas dans des interventions à répétition, mais dans la prévention et la gestion des conflits. Or, il n’y a que la démocratisation pour y contribuer de façon durable. La moitié des ressources affectées au militariat doivent être allouées à la démocratisation, au renforcement des institutions de la société civile, à l’émergence de contre-pouvoirs et à la promotion de nouvelles formes de mobilités régionales. C’est ainsi que l’on parviendra à reconfigurer le champ du politique et à créer une autre base sociale sur laquelle pourraient éventuellement s’appuyer des pouvoirs alternatifs. Un tel travail d’ingénierie sociale prendra au moins deux générations. Il requiert une implication structurelle des diasporas. Par contre, les interventions militaires à répétition ne feront qu’enraciner les populismes armés, sur fond d’intensification de la prédation et de l’extraction.

Quelle méthodologie comptez-vous mettre en œuvre pour vous assurer qu’aucune réflexion, aucun thème, aucune préoccupation ou aspiration de la société civile africaine ne seront oubliés ?

La méthodologie est simple. Il faut être à l’écoute de toutes les voix, car toutes les voix comptent. Je m’intéresse en particulier à toutes les voix porteuses de propositions neuves et concrètes. Je m’intéresse aussi à ce que veulent les jeunes générations d’Africains. Le pari historique, ce sont elles. Ce seront elles les véritables acteurs du renouvellement. Notre tâche à nous, c’est de les accompagner le plus honnêtement possible. Ce n’est pas de parler à leur place. Je le répète, le désir du président Macron lui-même est que rien ne soit tabou.

Avant que la société civile ne se prononce, de votre poste d’observation, quelles sont les questions qui vous paraissent devoir être abordées sur le plan politique d’abord, économique ensuite, social enfin, sans compter d’autres plans ayant trait à des problématiques tournées vers l’avenir de nos deux entités ?

En fait, les dialogues ont d’ores et déjà commencé dans la plupart des pays retenus pour cet exercice. Plusieurs thèmes, que beaucoup auraient considérés comme trop sensibles ou hors de toute discussion, font d’ores et déjà l’objet de débats : les interventions militaires, l’avenir du franc CFA, la démocratie, etc.. Il ne s’agit pas seulement des thèmes régaliens. Il s’agit aussi du climat et de l’environnement, de la restitution des objets d’art, de la Francophonie, de la gouvernance des ressources naturelles, du numérique, de l’égalité entre hommes et femmes, etc.

Quels sont les indices à partir desquels vous pensez pouvoir estimer que les échanges entre le président Macron et la société civile africaine auront été fructueux ?

Les échanges se feront sur la base de propositions concrètes et opérationalisables. Une feuille de route sera élaborée. On jugera de l’utilité de ces échanges au degré de concrétisation de la feuille de route.

Certaines critiques ont fusé pour contester la pertinence de la démarche, dans sa forme et dans son fond. D’autres sont même allés jusqu’à vous dénier le droit d’accepter cette mission.

Ce sont souvent les mêmes qui, la nuit tombée, viennent me prier de leur obtenir une invitation pour le sommet.

Que leur dites-vous ?

Je leur conseille d’aller regarder un mauvais film.

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