Anouar CHENNOUFI
Africa-Press – Tchad. L’arrestation dans la matinée du vendredi 16 mai 2025 du principal opposant tchadien « Succès Masra », ancien Premier ministre et président du parti « Les Transformateurs », a suscité de vives réactions au Tchad comme sur la scène internationale.
Même si le gouvernement tchadien n’a fourni aucune précision concernant l’arrestation de l’opposant par les forces de sécurité, néanmoins son parti, « Les Transformateurs », a décrit l’arrestation comme étant un enlèvement armé de son chef, tout en publiant un message sur la page Facebook officielle du parti, affirmant que « Succès Masra » a été enlevé sous la menace d’une arme, le vendredi matin à 5h56 heure locale à son domicile, qui sert également de siège au parti.
La publication était accompagnée d’images de caméras de surveillance montrant l’homme politique quittant son domicile entouré de dizaines d’hommes armés portant l’uniforme militaire.
A noter que l’arrestation de l’éminent opposant au gouvernement du président Mahamat Idriss Deby a été précédée d’un communiqué officiel publié par le porte-parole du gouvernement, annonçant la mort de 35 personnes dans la région du Logone Occidental, au sud du Tchad.
Dans la même journée, s’adressant aux médias internationaux, le procureur de la République, Oumar Mahamat Kedilaye, a confirmé l’arrestation de Masra par la police judiciaire.
• Ce qui n’allait plus entre Mahamat Deby et Succès Masra
Le parti « Les Transformateurs » a célébré son septième anniversaire, le 29 avril 2025, et à cette occasion, son président, Succès Masra, 41 ans, a prononcé un discours poignant en hommage aux martyrs de la justice, tout en appelant à une marche collective vers un Tchad plus équitable.
Il a rappelé que ce mouvement, fondé en 2018, vise à dénoncer les injustices et à revendiquer l’égalité pour tous les citoyens tchadiens, soulignant que la quête de justice et d’égalité reste au cœur de leur combat.
Les choses commençaient déjà à se gâter lors de l’élection présidentielle en 2024. Arrivé troisième à cette élection, Masra avait revendiqué la victoire et avait déclaré plus tard accepter les résultats officiels, malgré ce qu’il avait décrit comme des résultats « clairement erronés » de l’élection présidentielle organisée par le lieutenant-général Mahamat Idriss Deby Itno, qui fût déclaré vainqueur d’une échéance électorale présidentielle qui a conclu une phase de transition que le pays a connue.
Pour rappel, Masra avait démissionné de son poste de Premier ministre avant l’investiture de Mahamat Idriss Deby.
Le Tchad est le premier pays dirigé par l’armée en Afrique de l’Ouest et du Centre à organiser des élections après une série de coups d’État ces dernières années.
• Pour Deby, les déclarations de Masra sont « scandaleuses »
Les récentes déclarations du leader de l’opposition tchadienne Succès Masra ont suscité l’indignation au sein du camp présidentiel, suite à son appel direct à un changement de régime, un an après l’élection présidentielle.
En effet, à l’occasion du septième anniversaire de la fondation de son parti, « Les Transformateurs », l’ancien Premier ministre a appelé le président Deby à « changer de cap pour que le changement souhaité par le peuple tchadien devienne une réalité ».
Dans son message, Masra s’est exprimé sur un ton « familier », s’adressant au président avec des termes personnels tels que « mon frère » et « mon ami », faisant référence à leur relation passée, et l’exhortant à se souvenir de l’accord de Kinshasa conclu en 2023, qui lui a permis de rentrer au pays et d’assumer la présidence du gouvernement avant les élections présidentielles de mai 2024, selon les médias locaux.
Masra a critiqué également ce qu’il a décrit comme des « changements disparates » apportés par le président Mahamat Deby, ainsi que le maintien du statu quo en raison de ce qu’il a appelé des « forces d’influence néfastes ».
En revanche, le parti au pouvoir a qualifié les déclarations de Masra de « scandaleuses » et les a considérées comme l’expression d’une « attitude narcissique » et d’un « ton irrespectueux ».
• Retour sur les raisons de l’arrestation de l’ancien Premier ministre et principal opposant tchadien
Cette arrestation aurait fait suite à plusieurs raisons dont on peut citer celles-ci:
1. Un contexte politique tendu
Le Tchad est dirigé par le Mahamat Idriss Deby Itno, fils de l’ancien président Idriss Deby, depuis 2021. Son gouvernement est accusé de réprimer l’opposition.
Dans ce contexte, Succès Masra, économiste et figure de l’opposition, a été un critique virulent du régime, dénonçant le manque de démocratie et les violations des droits humains.
2. Des manifestations réprimées (octobre 2022)
Après des manifestations anti-gouvernementales violemment réprimées en octobre 2022 (plus de 100 morts selon l’opposition), Masra avait fui le pays, craignant pour sa vie.
Il est revenu au Tchad vers la fin 2023 après un accord avec la junte militaire au pouvoir, mais des tensions persistantes ont conduit à son arrestation récente.
3. Des accusations portées contre Masra
Le pouvoir l’accuserait d’incitation à la violence, de déstabilisation ou de complot contre le régime, alors que certains estiment que son arrestation vise à écarter un rival politique de poids.
Cette situation ne serait pas sans conséquences possibles, dont nous relevons:
4. Une crispation politique accrue
Cette arrestation pourrait durcir les tensions entre le pouvoir et l’opposition, avec des risques de nouvelles manifestations, car les partisans de Masra pourraient bien organiser des protestations, entraînant une répression accrue.
5. Des réactions internes et externes
L’Union africaine (UA), la CEDEAO et les ONG pourraient condamner cette arrestation, exigeant un procès équitable.
De leur côté, les États-Unis et l’Union européenne, qui suivent de près la transition au Tchad, pourraient réévaluer leur soutien au régime.
6. Un impact sur la transition démocratique
Si Masra est emprisonné ou exclu du processus politique, cela affaiblira l’opposition et renforcera le pouvoir en place.
Cela pourrait aussi saper la crédibilité des futures élections, déjà contestées par l’opposition, car l’arrestation de Succès Masra s’inscrit dans un contexte de répression des voix dissidentes au Tchad. Selon les observateurs, elle pourrait envenimer les tensions politiques et remettre en cause la légitimité du processus de transition. Les prochains jours seront cruciaux pour voir si des pressions internationales ou des mobilisations locales pourront influencer le régime.
• Les réactions de la communauté internationale et l’évolution judiciaire du dossier
La situation de Succès Masra et les réactions internationales ainsi que l’évolution judiciaire de son dossier, restent marquées par des développements récents. Voici un résumé des principaux éléments:
1. Contexte politique et judiciaire au Tchad
Succès Masra est une figure clé de l’opposition tchadienne. Il a été accusé par le gouvernement tchadien d’avoir été impliqué dans des violences lors des manifestations des 20 octobre 2022, réprimées avec force. Masra a fui le pays et n’est retourné au Tchad qu’en novembre 2023 suite à un accord avec la junte au pouvoir, dirigée par Mahamat Idriss Deby Itno.
2. Évolution judiciaire
Accord de réconciliation (nov. 2023): Masra avait bénéficié auparavant d’une grâce présidentielle dans le cadre d’un accord politique, mettant fin (en théorie) aux poursuites judiciaires contre lui.
Poursuite des tensions: Malgré cet accord, des tensions persistent, notamment après la disqualification de son parti des élections législatives en 2024, et certains de ses partisans avaient dénoncé une persécution politique.
En outre, au jour d’aujourd’hui, le procureur tchadien Oumar Mahamat Kedilaye a déclaré ces derniers jours, dans un communiqué rapporté par les médias locaux, que l’arrestation de Masra est liée aux violents affrontements survenus dans le village de Mandakao, situé à 18 kilomètres de Beinamar, dans la province du Logone occidental, dans l’ouest du Tchad.
Kidelay a expliqué que les enquêtes de la police judiciaire ont révélé que Masra était impliqué dans l’incitation des habitants contre l’un des groupes ethniques du village à travers des messages sur les réseaux sociaux appelant les habitants à prendre les armes contre d’autres citoyens.
Le procureur de la République tchadien a indiqué qu’une enquête avait été ouverte contre Masra, soulignant que tous les individus impliqués seraient arrêtés.
3. Réactions de la communauté internationale
Union africaine (UA) et CEEAC: Ces organisations ont généralement appelé à un dialogue inclusif au Tchad, sans condamner explicitement le traitement réservé à Masra.
France et UE: La France, historiquement influente au Tchad, a maintenu une position prudente, soutenant la transition tout en appelant à des élections crédibles.
L’Union européenne a exprimé quant à elle des préoccupations sur les droits de l’homme, mais sans cibler spécifiquement le cas de Masra.
ONG et défense des droits humains: Des organisations comme Amnesty International et la FIDH ont critiqué la répression des opposants, y compris les poursuites contre Masra, dénonçant un usage politique de la justice.
4. Situation actuelle
Masra reste une figure contestée, bénéficiant d’un soutien populaire mais marginalisé politiquement. La justice tchadienne pourrait encore être utilisée pour limiter son influence, malgré l’accord de 2023.
• La junte militaire et l’opposition: interminable bras de fer et manque de confiance
Il importe de rappeler qu’avec l’arrivée au pouvoir de Mahamat Idriss Deby en avril 2021, Yahya Dilou, l’homme en qui les jeunes Tchadiens avides de changement ont vu l’espoir, avait accru sa présence dans la sphère publique tchadienne en s’opposant directement au régime. Son parti, le « Parti socialiste sans frontières (PSF) », est finalement devenu le fer de lance de l’opposition au régime tchadien, lui donnant une plus grande crédibilité auprès d’une large frange de la population.
Malgré l’arrivée de Succès Masra au sein du régime, la seule chose que craignait le régime au pouvoir était le Parti socialiste sans frontières et son leader, Yahya Dilo, qui continuait à critiquer durement le gouvernement de Mahamat Deby.
Cependant, le PSF est devenu un refuge pour quiconque cherche à s’opposer au régime militaire tchadien, ce qui explique pourquoi Saleh Deby, l’oncle de l’actuel président, avait rejoint ce parti le 10 février 2024, après avoir échoué à trouver un point d’appui au sein du régime de son neveu.
Saleh Deby, qui a été le patron incontestable des douanes tchadiennes pendant une dizaine d’années, est considéré comme l’un des hommes les plus riches du Tchad et est largement considéré comme corrompu. Cependant, son affiliation au parti de Yahya Dilo a approfondi les divisions au sein de la famille régnante et au sein de la tribu Zaghawa en particulier, qui domine l’armée et ses dirigeants, sachant que Dilo faisait lui-même partie de la même tribu.
Il est à noter que le président Mahamat Idriss Deby, depuis son arrivée au pouvoir, est considéré avec mépris par certains au Tchad, et il est également accusé d’inexpérience, d’être manipulé par ses proches conseillers et d’avoir une forte concurrence au sein de la famille Deby.
Cependant, son mandat de près de trois ans au pouvoir a démontré sa « capacité à gérer les affaires du Tchad ». Il a su faire taire tous ses opposants, que ce soit par la coercition ou l’intimidation, à commencer par son demi-frère, Karim Idriss Deby, et le reste de ses demi-frères. Cependant, le cousin de son père, Yahya Dilo, était devenu l’élément difficile à contenir, et il semblait qu’il n’avait d’autre choix que de se débarrasser de lui par la liquidation physique.
En dehors du cercle familial, le président Mahamat Deby a su contenir le farouche opposant Tom Erdimi et son frère jumeau Timan Erdimi, chef de l’Union des forces de résistance, qui ont mené une rébellion armée. Les frères ont ensuite rejoint l’accord de paix de Doha entre le gouvernement et les rebelles, et Timan a ensuite pris la relève en tant que ministre de l’Enseignement supérieur au sein du gouvernement tchadien.
Au niveau international, la communauté internationale est restée divisée: certains partenaires du Tchad (comme la France) privilégient la stabilité, tandis que d’autres acteurs demandent plus de transparence démocratique.
Pour rappel, le 24 janvier 2024, le président Mohamed Idriss Deby, s’était rendu à Moscou, une visite dont Paris s’est dit consterné par ce revirement, compte tenu des relations fortes du président tchadien avec la France, et également de l’influence russe croissante au détriment de l’influence française en Afrique centrale et occidentale.
Le rapprochement du président du Tchad avec Moscou, pourrait être une tentative de garantir son maintien au pouvoir dans le cas où Paris tenterait de remplacer son régime par la force. La tentative de Deby d’ouvrir un canal de communication avec Moscou suggère également une tentative d’améliorer les relations avec la Russie, dont l’influence se fait de plus en plus sentir dans les pays voisins, la Libye et le Soudan.
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