à chacun son Déby

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Tchad : à chacun son Déby
Tchad : à chacun son Déby

Africa-PressTchad. Quel regard les différents acteurs et observateurs de la vie politique tchadienne et africaine posent-ils sur le défunt président Idriss Déby ? Au lendemain de sa disparition, chacun y va de son jugement, et le point de vue n’est pas le même des gouvernants aux médias et aux membres de la société civile. Le parcours dans l’ensemble de la presse africaine montre néanmoins une ambivalence introduite par la question de la lutte contre le terrorisme islamiste. Pour le président burkinabè Roch Marc Christian Kaboré, Idriss Déby était un « grand panafricaniste », « un frère ». À Abidjan, Alassane Ouattara évoque un « grand patriote » et un « homme courageux », quand l’Union africaine parle « d’un grand homme d’État ». Après la sidération provoquée par sa disparition brutale ce 20 avril, les hommages des dirigeants africains se sont succédé pour celui qui a gouverné le Tchad pendant près de trente ans. La presse africaine, elle, se veut beaucoup moins élogieuse à l’égard du défunt maréchal-président, tout juste réélu pour un sixième mandat.

Un président « dictateur »

Pour le site d’informations guinéen Le Djely, « le défunt président tchadien n’était pas un enfant de chœur, », une citation extraite d’un article intitulé « Décès de Déby : un dictateur de moins ». « Au contraire, il aura incarné tout au long des 30 ans qu’a durés son règne une certaine forme de gestion autocratique dont le continent africain peine à se débarrasser. » Le quotidien égyptien Al Shourouk, lui, cite par exemple « l’organisation en 2005 d’un référendum pour amender la Constitution afin de lever les restrictions sur les conditions de candidature à la présidence de la République. Ainsi, dit-il, Déby a pu se présenter pour un troisième mandat aux élections présidentielles de 2006 puis à toutes celles qui ont suivi. » Un autre média égyptien, Al Masry Al Youm, rappelle d’ailleurs que « Déby a rédigé une nouvelle Constitution en 2018 qui lui aurait permis de rester au pouvoir jusqu’en 2033, même si elle prévoyait des restrictions sur les mandats présidentiels ».

Si les modifications constitutionnelles lui ont permis de perdurer à la tête de l’État tchadien, c’est aussi par « la tyrannie » que le président tchadien a pu ancrer son pouvoir, affirme le défenseur nigérian des droits humains Emmanuel Onwubiko dans une tribune du Daily Post. « Sa présidence n’a jamais permis à une vraie démocratie de prospérer au Tchad, écrit-il. Pire, elle a favorisé l’enrichissement personnel d’Idriss Déby Itno », dénonce Le Djely. « Les richesses du pays, il s’en accaparait comme bon lui semble, ne faisant profiter qu’à ceux qui lui étaient acquis. C’est ainsi qu’après 30 ans au pouvoir, il laisse un pays n’occupant que la 187e place sur un total de 189 pays en matière d’indice de développement humain, dénonce le média en ligne. Un rang d’autant plus déshonorable que le Tchad a tiré des milliards de dollars de l’exploitation de son pétrole ».

Selon Al Shourouk, « le maréchal Déby a placé des hommes et des femmes de sa famille et de sa tribu à la tête des unités de l’armée, dont son fils, ainsi que dans les grandes entreprises et les grands secteurs économiques du pays ». Malgré tout, « il a fait face à des rébellions répétées dans le désert au nord et au mécontentement populaire croissant sur sa gestion des richesses pétrolières du pays classé comme le troisième pays le plus pauvre du monde, selon le Programme alimentaire mondial », assure le journal.

En première ligne de la lutte contre le terrorisme

Pourtant, rares sont les voix à l’international, parmi toutes les officielles qui se sont exprimées jusqu’ici, à dénoncer la situation décrite par la presse africaine. Pour Le Djely, ce silence a une explication : l’implication très forte du président tchadien dans la crise au Sahel, « sa seule monnaie d’échange pour espérer profiter de la clémence voire de la protection de la communauté internationale et de la France en particulier ». « En se rendant indispensable dans la gestion de la crise consécutive à l’invasion du Sahel par les groupes djihadistes, il cherchait surtout à avoir le droit de soumettre son pays et son peuple à sa guise, sans qu’aucun acteur extérieur ne puisse lever le petit doigt, explique le journal. Ainsi, personne ne trouvait anormal que le président Deby s’octroie les mandats les uns après les autres via des simulacres d’élection. »

Si cela lui a permis de se maintenir au pouvoir, l’influence du chef de l’État dans la résolution de la crise au Sahel fait également partie intégrante de l’héritage d’Idriss Déby Itno. Pour le média burkinabè Le Pays, « nul n’ignore le rôle de pilier que le désormais défunt président tchadien jouait dans la lutte contre les forces du mal dans la bande sahélo-saharienne où ses troupes se sont fait une réputation non surfaite de « casseurs de djihadistes » et de combattants intrépides ne reculant pas devant le danger ». Des interventions reconnues aussi de l’autre côté du continent. « Dans une Afrique touchée par la montée du terrorisme, le défunt président était considéré comme le rempart contre le djihadisme et un homme indispensable dans la lutte contre le terrorisme », écrit l’hebdomadaire kényan The East African.

Au Moyen-Orient aussi, on salue « un ami courageux qui a travaillé sincèrement au cours des dernières décennies pour la stabilité et la prospérité de son pays », peut-on lire dans un article du quotidien égyptien Al Ahram, qui relaie la réaction officielle des Émirats arabes unis comme celle de l’Union africaine, laquelle « pleure un héros à la recherche d’un continent sûr et stable ». Le site d’informations burkinabè Wakat Sera va jusqu’à qualifier « ce fils de berger zaghawa » de « terreur des terroristes de Iyad Ag Ghali, maître de la zone dite des trois frontières que partagent le Mali, le Burkina Faso et le Niger ».

L’inquiétude prime dans la région comme à l’international

Dans ce contexte, « quels lendemains alors pour le Tchad et, au-delà, quel peut être l’impact de cette mort sur la lutte contre le terrorisme au Sahel ? », s’interroge Le Pays. Logiquement, « la disparition tragique du président en exercice du G5 Sahel, constitue une grosse perte dans la logique de la lutte contre le terrorisme qui endeuille au quotidien les pays de cette partie de l’Afrique », répond Wakat Sera. « Si la digue tchadienne cède, après celle de la Libye qui a explosé sous les feux nourris de la France de Nicolas Sarkory et de ses alliés en 2011, c’est, assurément, le tapis rouge déroulé aux terroristes et bandits de grand chemin qui ont profité de la poudrière à ciel ouvert qu’est devenue la Libye, pour s’armer lourdement dans leurs assauts contre les paisibles populations du Sahel », ajoute le média.

Pour les alliés internationaux du Tchad aussi, l’inquiétude est de mise. « Les pays occidentaux considéraient Déby comme un allié dans la guerre contre les groupes extrémistes islamiques, y compris le groupe nigérian Boko Haram dans le bassin du lac Tchad, rappelle Al Masry Al Youm. La France a fait de la capitale tchadienne N’Djamena un centre de ses opérations de lutte contre le terrorisme dans la région du Sahel. En février, le Tchad a annoncé le déploiement de 1 200 soldats, pour appuyer les 5 100 soldats français dans la région. »

Pour Bakary Sambe, interrogé par le quotidien sénégalais Le Soleil, « le décès du président ne facilite pas l’“africanisation” des troupes antiterroristes tant souhaitée par le président français Emmanuel Macron dans les efforts visant à stabiliser la région ». Pour le chercheur du Timbuktu Institute, la région traverse actuellement « un moment crucial où les cartes se redessinent et où on va […] vers une nouvelle géopolitique du Sahel ». Pour le journal concurrent L’Observateur, c’est même « toute la stabilité de la région qui pourrait être remise en cause ». « Sa mort pourrait changer la donne et par-delà, mettre en péril la sécurité du Sénégal ».

À l’intérieur des frontières tchadiennes aussi, la mort du Maréchal « ouvre une période d’incertitudes », s’inquiète Le Pays. « Sur le plan intérieur, l’armée est divisée alors que l’opposition est aux prises avec des années de régime oppressif », constate Al Masry Al Youm. Le quotidien égyptien rapporte les déclarations d’un correspondant de l’agence Reuters, qui décrit « un état de panique de la population après la diffusion de la nouvelle de sa mort ». « Des combats ont éclaté dans la ville et beaucoup ont fui vers la périphérie tandis que les rues étaient bloquées par de nombreux embouteillages », peut-on lire dans l’article.

« Prise d’otage » du pouvoir

La solution mise en place par les autorités tchadiennes – une transition de dix-huit mois, présidée par un conseil militaire et dirigée par le fils du président défunt – ne convainc pas tout le monde. Et en premier, la Coordination des actions citoyennes, qui réunit des acteurs de la société civile, défenseurs des droits de l’homme et quelques dirigeants de partis politiques. Pour l’organisation, « la Constitution n’a pas été respectée », relaie Tchad Infos. Une position partagée par Le Pays, qui assure que « en ne respectant pas la légalité constitutionnelle, l’autoproclamé Conseil militaire de transition qui vient de dissoudre les institutions de la République prend en otage le pouvoir. Si ce n’est pas un coup d’État, cela y ressemble fort. »

« Une transition à la Kabila », dénonce Le Djely, qui prévient : « Il ne faut jamais croire à la mort d’un homme en la confondant à la disparition du système durablement ancré depuis déjà plus de 30 ans. » « Comme dans une monarchie, affirme de son côté Wakat Sera, le fils succède au père, sans aucune considération pour les dispositions constitutionnelles. Et comme le père, le fils aussi arrive aux affaires, âgé de 38 ans ! L’histoire est-elle en train de se répéter au Tchad ? »

Pour le journal guinéen Le Djely, rien n’est moins sûr. « D’une certaine façon, la mort d’Idriss Déby Itno peut être envisagée comme une opportunité. L’opportunité d’une nouvelle dynamique et l’occasion d’écrire une nouvelle page dans la marche en avant du Tchad, espère-t-il. Mais c’est aux Tchadiens, membres du Conseil militaire de transition (CMT), de la classe politique toutes tendances confondues et de la société civile, réunis, de faire de cette douloureuse circonstance l’occasion d’un nouveau départ. Et il revient à la communauté internationale, dont la complicité voire la compromission n’est pas étrangère à l’héritage peu reluisant du dictateur tchadien, d’aider le pays à ne pas rater cette nouvelle fenêtre. »

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