Anouar CHENNOUFI
Africa-Press – Tchad.
I- A propos de l’incident diplomatique
Les autorités allemandes ont été surprises, le vendredi 7 avril 2023, par la décision prise par le gouvernement tchadien, qui a annoncé avoir adressé à l’ambassadeur d’Allemagne, Dr Jan Christian Gordon Kricke, une sommation de quitter le Tchad dans les 48 heures, après l’avoir qualifié de « persona non grata », et ce, en raison de son « comportement grossier », dit-on, et de son « non respect des usages diplomatiques » conventionnels, tel que prescrit par la Convention de Vienne.
Cette expulsion, qui a été notifiée au diplomate allemand le week-end dernier, a été mise en application et au vu de laquelle le ministre tchadien des Affaires étrangères, Mahamat Saleh Annadif, a confirmé dans un communiqué que « Jan Christian Gordon Kricke, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la République fédérale d’Allemagne, a quitté le territoire tchadien dans la soirée du samedi 8 avril, et qu’il se trouverait actuellement en Allemagne ».
En effet, l’information a circulé dans plusieurs médias que le diplomate allemand est de retour en Allemagne après avoir été expulsé du Tchad. Kricke, qui aurait voyagé à bord d’un avion d’Air France, a atterri à l’aéroport international de Berlin, dans la soirée du samedi 8 avril.
En guise de solidarité du corps diplomatique, plusieurs ambassadeurs d’États amis ont salué l’ambassadeur allemand à son départ de l’aéroport de la capitale tchadienne, N’Djamena.
A noter entre-autres que, selon certains médias, les autorités de N’Djamena reprochaient au diplomate de « trop s’immiscer dans la gouvernance du pays », et qu’on lui attribue également des « propos tendant à diviser les Tchadiens ».
Il paraît que depuis un certain temps, les autorités de transition ne supportaient plus le ton critique du diplomate allemand, qui aurait manifesté à plusieurs reprises des réserves sur la conduite de la transition. Il aurait été l’une des voix les plus critiques des événements tragiques survenus au Tchad, le 20 octobre 2022.
Cette action rare d’un pays africain vers un pays européen est considérée comme une indication de l’escalade des attitudes africaines envers les pays européens, après des décisions et positions similaires récentes des pays africains ayant ciblé la France.
Qu’en dit l’Allemagne

Pour les autorités allemandes, cette expulsion a été généralement justifiée par le gouvernement de transition placé sous l’autorité du général Mahamat Idriss Deby, par des arguments non convaincants, tels qu’une « attitude grossière » de la part de l’ambassadeur, « un manque de respect des usages diplomatiques », et pour « ingérence excessive dans les affaires de l’administration du pays ».
L’Allemagne soupçonne, par contre, que les critiques à l’encontre de l’actuel gouvernement de transition au Tchad en sont à l’origine, même s’il n’y avait aucune autre justification. Dans ce contexte, le ministère allemand des Affaires étrangères a déclaré que les raisons de l’expulsion étaient incompréhensibles, et qu’il est en contact avec le gouvernement de ce pays de la région du Sahel, qui est criblé de pauvreté et de corruption.
La RFA a mis l’accent sur le fait que durant l’automne dernier, des manifestations ont été réprimées dans le sang et de nombreux diplomates étrangers dans le pays avaient critiqué la violence.
Mais il semble également que Gordon Kricke avait déjà reçu plusieurs « signes d’alerte » car il aurait rencontré des opposants et critiqué publiquement les autorités, ce qui aurait provoqué la colère de ces dernières.
Autres points de discorde

Il importe de rappeler que le 20 août 2022, le « Dialogue national inclusif » tant attendu avait finalement été tenu à N’Djamena, tout en ayant été boycotté par un large spectre de l’opposition et de la société civile, qui ont dénoncé « l’héritage du pouvoir », du fait que Deby fils a été nommé « Président de transition » pour un mandat de deux ans qui devrait se terminer par des « élections transparentes ».
Et on sait déjà que l’ambassade d’Allemagne dans la capitale tchadienne s’est rangée du côté des ambassades de la France, de l’Espagne et des Pays-Bas, ainsi que de l’Union européenne, pour exprimer sa « préoccupation » après avoir prolongé la période de transition et ouvert la porte à la possibilité d’une candidature de Mahamat Deby aux élections présidentielles.
Pourtant, le Chef de la junte militaire au pouvoir avait tenté auparavant de tranquilliser la population en promettant aux Tchadiens et à la communauté internationale de remettre le pouvoir aux civils par le biais d’ « élections libres et démocratiques » et de ne pas candidater pour la présidence.
Point de vue
Commentant cet incident diplomatique germano-tchadien, Dr Ameena Alarimi, Chercheuse et écrivaine émiratie en affaires africaines, s’est ainsi exprimée sur Twitter :
« L’expulsion de l’ambassadeur d’Allemagne de N’Djamena est le message de Paris qui doit être absorbé par Berlin, même si la coordination entre les deux parties est harmonieuse dans les autres stations et échéances, et je vise ici le Niger.
L’expulsion de Dr Jan Christian Gordon Kricke a des implications sécuritaires et de renseignement plus que politiques, quelles que soient les justifications des autorités tchadiennes.
C’est d’ailleurs ce que Berlin ne veut pas gober dans les anciennes colonies françaises d’Afrique, et c’est la même raison pour laquelle la France avait l’habitude d’avertir l’Allemagne à ce sujet avant et après la fin de Barkhane ».
Suite à cela, qui pourrait décemment nier actuellement l’aigreur française envers l’Allemagne et l’aigreur allemande envers la France, notamment (mais pas que) dans les affaires de défense et les projets d’armement ?
L’Afrique c’est comme un champ de bataille où chacun des pays occidentaux et des grandes puissances y exhibent leur musculature, surtout que, pour la France, le Tchad est comme un objet « sacré » et intouchable qu’elle voudrait garder pour elle toute seule.
Berlin étudie les moyens d’y répondre
Selon les informations du magazine allemand Der Spiegel, le président de la transition au Tchad avait reçu des critiques de la part des gouvernements français et américain concernant le retard dans la transition du pays vers la migration à un régime civil après le coup d’État de 2021, ce qu’avait soulevé également l’ambassadeur d’Allemagne à N’Djamena, à plusieurs reprises.
Le magazine allemand a déclaré que malgré les critiques et les affirmations américaines et françaises, la colère du Tchad était dirigée seulement contre l’ambassadeur allemand, et non contre les Français, et cela peut être dû à la forte présence militaire française dans la région, en poursuivant : « C’est clair qu’au Tchad ils n’ont pas osé défier la France », et la colère est tombée sur Jan Christian Gordon Kricke.
Et depuis la violente répression des manifestations l’automne dernier, l’ambassadeur d’Allemagne n’avait point à demander au gouvernement tchadien de respecter les droits de l’homme et d’organiser des élections régulières, à la demande du ministère des Affaires étrangères à Berlin.
Der Spiegel a indiqué que le différend avec l’ambassadeur allemand a éclaté il y a plusieurs mois, car il ressort des déclarations du ministère des Affaires étrangères que le diplomate a été convoqué plus d’une fois par le gouvernement tchadien au cours des derniers mois.
Le gouvernement tchadien a vue que l’Allemagne était l’un des principaux moteurs de la critique internationale.
Quant au gouvernement allemand, il serait en train d’étudier les moyens de réagir de manière appropriée, et Der Spiegle a déclaré avoir obtenu des informations selon lesquelles le gouvernement convoquerait l’ambassadrice tchadienne à Berlin, Maryam Ali Moussa, au ministère allemand des Affaires étrangères pour un entretien la semaine prochaine, car le gouvernement publiera une réponse après avoir entendu les déclarations de l’ambassadrice.
Les cercles parlementaires appellent à adopter une position similaire et à déclarer l’ambassadrice tchadienne « persona non grata », et il y a aussi des appels à l’expulsion des hauts fonctionnaires diplomatiques.
Cependant, la réponse doit être examinée, d’autant plus que l’Allemagne considère que la relation entre elle et le Tchad est basée sur l’aide humanitaire à ce pays africain avec lequel elle entretient des relations diplomatiques depuis 1960.
Dans cette optique, le ministère allemand des Affaires étrangères a déclaré que la principale préoccupation de l’Allemagne au Tchad est de continuer à construire un pays stable avec des institutions solides et une bonne gouvernance, et le respect des droits de l’homme, selon ce qu’il indique sur le site Internet du ministère.
Le gouvernement fédéral y est impliqué, certes, dans le cadre d’une approche globale dans l’interaction de la politique étrangère, de développement et de sécurité.
Que sait-on de ce diplomate allemand ?
Jan Christian Gordon Kricke, âgé de 60 ans, a été accrédité Ambassadeur extraordinaire et Plénipotentiaire au Tchad le 1er juillet 2021, succédant à son prédécesseur Jakob Haselhuber, et ce, après avoir occupé des postes similaires au Niger, en Angola et également aux Philippines.
À partir de 2019, le diplomate allemand a été chef de la Task Force pour la région du Sahel au sein du ministère des Affaires étrangères et a également été envoyé spécial pour le Sahel.

II- Quels plans et perspectives auxquels pense l’Allemagne
Pour de bon, l’Afrique est devenue, depuis quelques années, un enjeu stratégique, un terrain convoité par les grandes puissances. Une sorte d’arène où Russes, Chinois, Européens et Américains se bousculent aux portes du continent.
C’est dans ce sens que l’intérêt des grandes puissances pour l’Afrique donne aujourd’hui plus que jamais la chance au continent africain de s’imposer dans les jeux d’alliances. Il lui offre l’opportunité de mettre en avant ses intérêts pour nouer de fructueuses relations et sortir des alliances ruineuses teintées de néocolonialisme et de paternalisme qui ont existé entre les pays africains et l’Occident depuis la fin officielle de l’ère coloniale.
On peut donc affirmer que l’Afrique, devenue ainsi un continent convoité et courtisé de toutes parts, doit savoir saisir sa chance, imposer ses visions futures pour en tirer le meilleur parti.
Personne ne peut douter un seul instant que la situation sécuritaire dans la région du Sahel africain en général, en dépit d’un engagement important de la communauté internationale, se dégrade fortement depuis une décennie.
L’Afrique a longtemps été un angle mort pour la politique étrangère allemande
En Allemagne, il semble qu’on n’a pas compris sérieusement que l’Afrique représentait un marché colossal et que les Allemands ont besoin d’un agenda de politique économique extérieure pour ce continent. Un point sur lequel l’Allemagne devrait jouer un rôle intéressant, car il est maintenant clair que le gouvernement ne veut plus se reposer uniquement sur la stratégie de l’UE.
Malgré les réticences de son opinion publique, l’Allemagne n’a pas hésité à s’engager dans un soutien sécuritaire au Sahel notamment à travers sa participation à la Mission de formation de l’Union européenne au Mali (European Union Training Mission, EUTM) et depuis peu au Niger, ainsi qu’à la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA). Plus de 1 500 soldats allemands y sont déployés.
Si l’arrivée au Mali de la société militaire privée russe Wagner a conduit à la suspension du volet formation de l’EUTM, et donc au retrait allemand, l’annonce du retrait de l’opération française Barkhane n’a pas conduit Berlin à revoir sa participation à la MINUSMA. Ainsi, on peut avancer que l’engagement sécuritaire vient compléter le rôle que joue Berlin dans cette zone, au moment où le partenaire français diminue sa présence et dans le contexte d’une compétition stratégique de plus en plus âpre au sud du Sahara. Berlin compte renforcer dans ce cadre sa coopération avec la société civile et accentuer son aide publique au développement.
A propos de l’engagement militaire allemand

Près d’un an après la promesse du Chancelier fédéral d’Allemagne Olaf Scholz d’un changement d’ère pour l’armée allemande, celle-ci ferait face à des manques d’investissement antérieurs, auxquels s’est en ajouté le déficit causé par le matériel de défense livré à l’Ukraine qui n’a pas pu être remplacé.
Sur les 100 milliards d’euros mobilisés dans un fonds spécial pour moderniser les troupes allemandes, « pas un centime n’est encore arrivé », a précisé dernièrement le rapport annuel sur la Bundeswehr au Bundestag.
La même source a indiqué que l’armée allemande ne pourra être opérationnelle avant le début de la prochaine décennie. Et les experts militaires estiment qu’une « somme totale de 300 milliards d’euros est nécessaire » pour atteindre cet objectif.
L’Allemagne souhaite également continuer d’assumer certaines responsabilités en Afrique en général, et dans le Sahel africain en particulier y compris au Tchad, et ce dans le cadre de la mission des casques bleus des Nations Unies.
L’Allemagne est capable de jouer un rôle dans une nouvelle relation, notamment après que la France et d’autres pays européens ont retiré leurs troupes du Mali, même si, face à l’influence croissante de la Russie, l’Allemagne hésite à prolonger son action militaire dans le Sahel, selon le service international de diffusion de l’Allemagne, « Deutsche Welle ».
Pour la chef de la diplomatie allemande du parti des Verts, il n’est pas encore question d’abandonner.
Jetons un coup d’œil sur la conférence internationale sur le lac Tchad de Janvier 2023
Cette conférence internationale sur le lac Tchad a été organisée pour la première fois au sein même de cette région ébranlée par les crises. L’Allemagne était coorganisatrice et elle apporte un grand soutien à la population sur place.
Les crises qui touchent l’Afrique nécessitent des solutions élaborées en Afrique même, et l’Allemagne voudrait rester à l’avenir un partenaire fiable de la région du lac Tchad.
A noter que le gouvernement fédéral allemand s’engage depuis de nombreuses années dans cette région, notamment en co-organisant la conférence internationale sur le lac Tchad dont l’édition précédente s’était tenue à Berlin en 2018.
En effet, l’Allemagne continue d’apporter un soutien ciblé aux déplacés internes, aux réfugiés ainsi qu’aux communautés d’accueil dans les zones difficiles d’accès. Les organisations humanitaires mettent à disposition une aide alimentaire d’urgence ainsi que des dispensaires mobiles afin de fournir une assistance aux personnes traumatisées, notamment sur le plan psychologique.
Les besoins des personnes âgées, des femmes enceintes, des mères qui allaitent, des enfants de moins de cinq ans et des personnes handicapées sont particulièrement pris en compte dans les projets.
Outre l’aide humanitaire, la stabilisation est un autre enjeu de la région du lac Tchad où l’Allemagne s’engage également, en réaffirmant aussi son engagement envers les principes de la solidarité internationale et en s’efforçant d’aider à trouver des solutions durables pour les personnes déplacées au Tchad.
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