Africa-Press – Tchad. Classé parmi les cinq pays les plus autoritaires au monde par The Economist (Democracy Index) aux côtés de la Syrie et de la Corée du Nord, le Tchad est présidé depuis trente ans par Idriss Déby Itno. Ce 11 avril, les populations sont convoquées pour une présidentielle qui devrait donner un sixième mandat à l’actuel chef de l’État élevé en août dernier au rang de maréchal. Pourvu de pétrole et d’or, entre autres ressources, le Tchad n’en est pas moins l’un des pays les plus pauvres du monde. Loin de favoriser des louanges, une telle configuration conduit à interroger, au-delà de l’histoire politique et économique du pays, les pratiques qui l’ont conduit à cette situation.
Chef d’entreprise très critique devenu opposant politique notoire au régime d’Idriss Déby, avec lequel il a pris ses distances depuis 2008, Abakar Adoum Manany a accepté de répondre au Point Afrique. Favorable au boycott des scrutins, il se dit pour une transition pacifique du Tchad vers la démocratie. En cela, il a joint sa parole à ceux qui sont militants pour l’exil légal du président. Il est aussi pour la création d’une Commission vérité afin de clore les décennies Habré et Déby, et ainsi ouvrir la porte à une Ve République tchadienne.
Formé à Dallas et à Forth Worth (Texas), Abakar Manany est passé de pilote de ligne à chef d’entreprise d’une compagnie aérienne et opposant politique pour promouvoir la démocratie.
Du haut de sa petite cinquantaine, cet enfant d’une famille arabe de Bongor, dans l’est du Tchad, est l’une des personnalités publiques, sinon la personnalité publique tchadienne, la plus suivie sur les réseaux sociaux. Ancien diplomate, spécialiste des questions de sécurité et de défense, l’homme a l’expérience des arcanes du pouvoir autant dans son pays qu’à l’étranger, et notamment en France où il a été décoré de la Légion d’honneur (officier et chevalier), du Maroc et de bien d’autres pays. Homme d’affaires avisé, cet ex-pilote d’Air Afrique formé à Dallas et Fort Worth (Texas) devenu PDG d’Air Tchad a créé en 2012 Amjet Group, société d’investissement, dont le fleuron, Amjet Executive, est une compagnie aérienne privée dédiée aux dirigeants et VIP. Pour la petite histoire, Amjet Executive a été la première entreprise à recevoir le Falcon 8X de Dassault. Elle a transporté l’équipe de France de football lors de sa phase de préparation à la Coupe du monde de 2016.
La compagnie aérienne d’Abakar Manany, Amjet Executive, a été la première entreprise à recevoir le Falcon 8X de Dassault. Elle a transporté l’équipe de France de football lors de sa phase de préparation à la Coupe du monde de 2016.
Le Point Afrique : Le Tchad va vivre une élection présidentielle ce 11 avril. Quel regard posez-vous sur cette échéance électorale ?
Abakar Manany : Vous parlez d’« échéance électorale ». Techniquement, cela en est une. Mais encore faudrait-il que le Tchad vive en démocratie. Or, le gagnant est déjà élu avant que les Tchadiens ne soient allés aux urnes. Cette « échéance », comme vous dites, est malheureusement une simple formalité pour l’homme et sa sinistre clique qui dirigent le Tchad sans foi ni loi depuis trente ans. La crise sanitaire est un bon prétexte pour interdire les meetings électoraux aux autres candidats tandis que le président-maréchal actuel et candidat à un sixième mandat se pavane dans des tournées pharaoniques sur l’ensemble du territoire. Aussi me semble-t-il plus adapté d’évoquer un hold-up électoral. D’ailleurs, les Tchadiens qui ne sont pas d’accord avec lui, le président les insulte publiquement, les traite de « chiens errants » et d’autres mots que, par décence, je ne dirai pas ici. Je demande donc à nos partenaires internationaux : peut-il y avoir une « échéance électorale » dans une dictature ? J’assume ce mot, et j’en connais le poids historique. Ce poids a l’odeur du sang. Or, du sang est tragiquement versé depuis des décennies au Tchad. Tout le monde en a été témoin ou victime ces derniers mois.
Au bout de 30 ans de pouvoir, Idriss Déby devenu maréchal vise un 6e mandat présidentiel ce 11 avril.
Cet ersatz de « campagne électorale » n’a fait qu’exacerber la logique répressive du régime qui marche sur la vie des Tchadiens et met le Tchad à feu et à sang sans que personne dans le monde bouge le petit doigt : censure, intimidations, achats de conscience, arrestations, enlèvements, gazages, emprisonnements, massacres à domicile. Mon regard sur le 11 avril est donc un regard hébété, sombre, inquiet, atterré. Mais ce regard n’interdit pas l’espoir et l’action pour préparer l’alternance démocratique, aussi longtemps qu’il le faudra. Ce ne sera pas demain : ce 11 avril, le Tchad rempile pour l’enfer.
Le meilleur moyen de faire entendre sa voix quand un scrutin est organisé, n’est-il pas de participer et de voter ?
Sur le papier, depuis un confortable fauteuil parisien, oui. Dans une démocratie, oui. Au Tchad, non. Plus maintenant. Plus depuis longtemps. Les voix divergentes, dissonantes, dissidentes, sont systématiquement étouffées. Comment voulez-vous voter quand les résultats sont connus d’avance ? Quelle assurance avez-vous que votre voix compte et soit prise en compte quand les fraudes pourrissent d’emblée le rendez-vous électoral ? Quand la Ceni, la Commission électorale nationale (pseudo-)indépendante, fait le jeu du pouvoir au vu et au su de tous ? Dans ces conditions, le meilleur moyen de faire entendre sa voix est certainement de la porter aux oreilles du monde entier, dans la presse, sur les réseaux sociaux, dans la rue, de résister par l’abstention, par le boycott, à la rigueur par le vote nul, ou par des manifestations populaires pacifiques, comme l’ont fait courageusement des milliers de Tchadiennes et de Tchadiens ces derniers mois, au prix de leur sécurité et de leur vie. Mais ne soyons pas dupes. Dans tous les cas, le régime, qui regorge de cadavres dans ses placards, regorge aussi dans son sac de mille tours de passe-passe et de mille perversités pour remporter les élections coûte que coûte. Comme imprimer des cartes au nom de morts ou plusieurs cartes pour un seul et même électeur. Comme faire passer, par des communiqués ministériels, des opposants et responsables politiques pour des terroristes. Les Tchadiens ont le devoir d’être lucides. Ce qui ne veut pas dire résignés. Et comme l’écrivait le poète René Char : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. » Chez nous, la lucidité a le goût amer de la terre qui vous brûle la peau, de l’harmattan qui vous fouette le visage, du dégoût qui vous écrase l’estomac. C’est depuis ce dégoût, et avec tristesse, que moi qui rêve avec ferveur, comme tant de Tchadiens, du retour de la démocratie au Tchad, qui crois en la force subversive du droit de vote, vous le redis : participer, voter à ces élections, ne sont en aucun cas le meilleur moyen de faire entendre sa voix. À moins qu’elle ne se confonde avec celle du régime.
L’un des obstacles qui se posent dans les pays qui organisent des simulacres d’élections, c’est la fraude. Quelles dispositions pensez-vous devoir être mises en place pour en minimiser la portée, à défaut de les empêcher ?
Aucune, car il ne s’agit pas de minimiser la portée des fraudes : il s’agit de les empêcher. Une fraude, une seule fraude, est une fraude de trop. Je suis intransigeant sur ce point. Or il n’y a, dans ce cas précis et en l’état, aucune disposition concevable pour prévenir et lutter contre le fléau de la fraude électorale ; c’est trop tard ! C’est un combat qu’il nous faudra mener après l’alternance. En démocratie et selon des procédures attestées. Et alors là, et seulement là, la sincérité totale et absolue du scrutin pourra être assurée.
Pays au cœur du Sahel, donc en butte avec le terrorisme sahélien qui se répercute négativement sur l’éducation des enfants et la stabilité des sociétés locales, le Tchad voit une bonne partie de ses ressources aller aux questions de sécurité. Comment contrecarrer cette réalité qui tire le pays vers le bas ?
Pour être exact, une bonne partie des ressources de l’État finit surtout dans des paradis fiscaux, au profit d’un clan qui s’est accaparé les régies financières, les structures étatiques et les secteurs stratégiques de l’économie, comme le secteur pétrolier. Elle sert aussi à acheter des armes à la milice sanguinaire du président. Ensuite, le système éducatif tchadien n’a pas attendu que le terrorisme vienne décomposer le territoire pour être mal en point. Un chômage de masse étouffe nos jeunes, en particulier dans le bassin du lac Tchad, où le terrorisme entraîne des déplacements forcés de populations et cause la mort de nombreux civils. Le choix est sans ambiguïté pour ces jeunes : s’exiler ou grossir les rangs de Boko Haram. Dans ce contexte, le régime mise tout sur la sécurité. On ne saurait minimiser ce défi. Mais c’est plus gênant quand le président-maréchal, appuyé par les soldats de la mort de sa toute-puissante garde prétorienne, s’en sert d’étendard et de cache-misère pour masquer sa cruauté, son inaction et son incompétence dans les autres champs de la vie des Tchadiens. On parle tout de même d’un assassin de peuple qui a réussi à se concocter une réputation bon chic bon genre de chasseur d’assassins ! Son costume d’apparat est celui tout feu tout flammes de Monsieur Sécurité de la région aux avant-postes de la guerre contre le djihadisme au Sahel, avec la bénédiction béate, la complicité silencieuse et le soutien financier et militaire des partenaires internationaux, à commencer par la France. Dans ces conditions, comment contrecarrer cette réalité et remettre les Tchadiens au centre du jeu ? En changeant la garde prétorienne par une vraie armée nationale, protectrice et raisonnée. En restructurant l’État, en lien avec nos partenaires occidentaux et au profit d’autres secteurs prioritaires, comme la santé, l’éducation ou le développement rural.
Sur le plan politique, le Tchad est plus qu’à la croisée des chemins. Que préconisez-vous pour, à défaut de solder une histoire mouvementée, lui redonner une nouvelle perspective ?
Je remarque que vous aimez bien les tournures atténuantes : « à défaut de »… Or, précisément parce qu’on est à la croisée des chemins, rien ne doit faire défaut dans un pays en plein chaos comme le Tchad ! Il faut solder notre histoire mouvementée. Cela est nécessaire pour permettre à notre jeune nation de bâtir son avenir dans la paix et la confraternité. Qu’est-ce que cela signifie ? Tout d’abord, mettre fin à trente ans de dictature inhumaine et préparer l’alternance démocratique. Le président-maréchal devra répondre de ses actes devant la justice internationale. À partir de là, nous devrons tout faire pour ramener la paix et la concorde au Tchad, rassembler le peuple, par exemple dans le cadre d’Assises nationales, rétablir la démocratie et l’État de droit, mettre en œuvre une politique du pardon pour toutes les victimes du régime. Vous me demandez quelles sont mes préconisations. Je pense que le Tchad ne pourra se reconstruire qu’en trois temps : par la mise en place d’un programme constituant commun pour la société civile, sur la base d’un dialogue réel ; par une période de transition propice à la réconciliation nationale ; enfin, par l’élaboration d’une Constitution à la hauteur des enjeux nationaux.
Si le Tchad a besoin de grosses infrastructures à l’instar d’autres pays, il a aussi besoin d’une économie inclusive. Quels chantiers et quelles démarches pourraient servir de soubassement à une démarche dans ce sens ?
Cette notion d’économie inclusive est très importante ; j’y suis attaché. Néanmoins, avant d’être inclusive, il faudrait d’abord une économie tout court. Une fois que nous aurons relancé l’économie nationale, être inclusif signifiera inclure les jeunes, les femmes, la diaspora tchadienne, et mettre au cœur de notre action le développement durable par un plan financier ambitieux. Les jeunes : il est impérieux d’attirer les étudiants en fin de formation, de développer leur entrepreneuriat, leurs start-up, et de les encourager à investir dans des secteurs novateurs comme le numérique ou les énergies renouvelables. Les femmes : on doit pouvoir inciter les entreprises, par la loi, à avoir dans leur effectif un quota minimum de femmes, avec éventuellement une contrepartie du financement des charges socio-patronales par l’État. La diaspora : on doit pouvoir compter sur son incroyable créativité et sa puissance d’action au service de l’intérêt général. Au bout du compte, un seul chantier doit nous engager tous : redistribuer la richesse nationale, construire une économie qui bénéficie à l’ensemble de la population, et en premier lieu aux plus démunis. Les recettes tirées de l’exploitation du pétrole, par exemple, doivent pouvoir financer de véritables projets de développement rural, économique, social et local. Notre premier devoir d’humanité, par exemple, serait de fournir de l’électricité et de l’eau potable à tous les Tchadiens, surtout dans les territoires ruraux. Où sont ces projets, où est cette humanité depuis qu’on exploite l’or noir au Tchad ?
La pandémie de Covid-19 a révélé les importantes faiblesses de l’Afrique, dans sa structuration économique, dans ses réponses de santé (recherche, fabrication de médicaments, disponibilité d’équipements suffisants). Quelles réflexions et quelles actions vous paraîtraient être des réponses porteuses d’espoir pour conjurer cette réalité chez vous ?
Des faiblesses dans le domaine de la santé, en Afrique, il y en a clairement. L’actualité l’a encore démontré avec l’accès aux vaccins. Mais puisque vous évoquez la pandémie, je tiens aussi à indiquer que de nombreux pays africains étaient bien mieux préparés que de nombreux pays européens en termes de prévention, de fabrication de masques, de protocoles sanitaires, et ce, dès mars 2020… Plus largement, j’évoquais tout à l’heure l’importance de s’appuyer sur les diasporas. Nous avons besoin de leur retour pour apporter leur expertise et leur expérience au profit de ce secteur qui bien souvent est un secteur sinistré. Au Tchad, on souffre d’un manque cruel de matériel de protection pour le personnel soignant ; les hôpitaux et les centres de santé, quand il y en a, sont saturés ; le pays possède un des taux les plus élevés de mortalité maternelle et infantile ; la santé sexuelle des femmes, qui sont toujours les premières à être stigmatisées et exclues, y compris dans leur propre foyer, constitue encore à ce jour un chantier colossal ; les inégalités en fonction des territoires et du compte en banque déterminent l’accès aux soins, sachant que la classe la plus privilégiée se soigne douillettement en Europe… La réponse à apporter concerne donc aussi les infrastructures, les équipements et la formation du personnel soignant, trois piliers du secteur de la santé en grand déficit. Pour cela, on a besoin de deux choses : d’investissements et de partenariats. Nous Tchadiens, nous Africains, nous devons pouvoir bénéficier de soins de qualité, nous soigner tout court, dans nos pays, en Afrique.
Incontestablement, un basculement économique est en train de se jouer avec la montée de la Chine, la résistance des États-Unis et de l’Europe, et l’Afrique qui essaie de s’intégrer en faisant évoluer ses économies avec des chaînes de valeur plus inclusives. Quels schémas économiques voyez-vous autant en interne que dans les partenariats pour l’Afrique ?
C’est d’abord, en interne, une histoire de gouvernance politique et économique, qu’il faut rétablir. Je pense aussi que l’un des axes d’action prioritaire est contenu dans le dernier mot que vous avez prononcé : les partenariats. J’en appelle à une réinvention de nos relations avec nos partenaires occidentaux, et en particulier avec la France. De nos relations, mais aussi de nos modèles et de nos modalités d’intervention. Tout le défi consiste à réinstaurer, entre l’Afrique et ses partenaires, historiques et plus récents, une éthique de la réciprocité ; car nous sommes complémentaires ! Cela impose que l’Afrique soit véritablement prise en compte comme le prochain relais de la croissance économique en Europe, aux États-Unis, en Chine, avec la vitalité et toutes les initiatives de sa jeunesse, avec toutes ses PME, et avec six de ses pays parmi les dix économies du monde les plus dynamiques. Les Africains n’ont plus à être regardés comme des Bisounours, ils savent ce qu’ils veulent et la manière dont ils le veulent. À partir de là, ce que je vois, c’est la nécessité d’ouvrir l’ère de partenariats gagnant-gagnant.
Que peut-on attendre de ce sommet institutionnel ? La France perd du terrain en Afrique. Une Afrique qui d’ailleurs se tourne vers d’autres alliés plus respectueux et ardents à construire l’avenir aux côtés des Africains. La France reste trop ambiguë sur un certain nombre de sujets, dans son positionnement même, au côté duquel l’ancienne et rance Françafrique n’aurait pas à rougir… Il n’y a aura pas de coopération saine à l’avenir entre l’Afrique et la France si cette dernière ne règle pas le problème du sentiment antifrançais qui, ces derniers temps, embrase le continent. Au nom de nos liens historiques et culturels, il en va de sa responsabilité que de s’interroger sur les causes de cette colère, particulièrement présente parmi les jeunes Africains, et d’assainir sa position sur les maux qui nous minent, nous Africains. De quel côté est la France ? Au-delà de la coopération économique, je pense que doivent être posées une bonne fois pour toutes sur la table, avec honnêteté, transparence et courage, les questions liées à la gouvernance, à la démocratie et aux droits humains en Afrique. Sortir le tapis rouge aux dictateurs est une rengaine vieille comme nos relations et de plus en plus insupportable.