Ferments : ils vont révolutionner la nourriture du futur

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Ferments : ils vont révolutionner la nourriture du futur
Ferments : ils vont révolutionner la nourriture du futur

Africa-Press – Tchad. Pain, vin, bière. Ces trois produits phares naissent de l’action de la levure de boulanger (ou levure de bière), Saccharomyces cerevisiae. “Ce champignon unicellulaire a la redoutable caractéristique d’aimer beaucoup le sucre qu’il transforme en alcool et acide. Conséquence: les bactéries pathogènes ne peuvent plus se développer, ce qui permet de conserver naturellement la nourriture”, expose Romain Jeantet, directeur des études à l’Institut Agro Rennes-Angers et membre du comité exécutif de la plateforme de recherche Ferments du futur.

Voilà au moins 15.000 ans que la fermentation est ainsi une clé de la conservation des aliments. Les premières traces de pain issu de céréales fermentées remontent à 14.400 ans dans l’actuelle Jordanie, soit 5000 ans avant l’invention de l’agriculture. Le vin le plus ancien a au moins 8000 ans (en Géorgie) et la première bière 5000 ans (en Mésopotamie). Aujourd’hui, la part des produits fermentés varie dans le monde de 5 à 40 % du régime alimentaire. Les Asiatiques sont les plus gros consommateurs tandis qu’en Afrique, la fermentation est l’élément clé pour assurer la sécurité alimentaire.

En septembre prochain, six établissements de recherche, 24 entreprises privées et huit organisations professionnelles couperont le ruban inaugural de Ferments du futur. Ces nouveaux bâtiments, installés sur le plateau de Saclay (Essonne), abriteront tout l’appareillage scientifique nécessaire pour explorer le monde grouillant des bactéries, levures et champignons filamenteux que nous ingérons tous les jours dans les aliments fermentés. Cette mobilisation générale entre public et privé, recherche fondamentale et agro-industrie – financée à hauteur de 48,3 millions d’euros par le programme gouvernemental France 2030 -, vise à mieux connaître ces micro-organismes et à en découvrir de nouveaux pour élargir la gamme des végétaux susceptibles d’être ainsi conservés… tout en restant appétissants ! De quoi favoriser le changement de régime qui attend l’humanité au cours de ce siècle: plus de légumes, moins de viande.

Des moisissures utiles contre le développement de bactéries

Ferments du futur est un nouvel épisode d’une histoire qui s’enfonce réellement dans la nuit des temps. L’humain a toujours cohabité avec des voisins invisibles, bactéries, levures et champignons colonisant son environnement proche et même ses intestins. En moyenne, chaque mètre cube d’air recèle ainsi 20.000 spores de champignons microscopiques qui n’attendent qu’un substrat favorable pour s’y poser et s’y développer, ainsi que l’a découvert Louis Pasteur en 1857. Certaines de ces moisissures sont très utiles parce qu’elles développent un goût et un arôme qui transcendent l’aliment. “Mais elles sont aussi nécessaires pour empêcher le développement de bactéries comme les Listeria, responsables des listérioses, et les salmonelles qui provoquent des toxi-infections alimentaires graves “, assure Romain Jeantet.

La fermentation se conjugue en fait au pluriel, car il en existe plusieurs types: alcoolique, due au travail des levures sur le jus de raisin pour faire le vin, ou sur la farine pour faire le pain ; acétique, transformant le vin en vinaigre ; lactique, qui change le lait en fromage ou en yaourt et le chou en choucroute ; ou encore propionique, permettant d’obtenir les fromages à pâte cuite, où les bulles de CO2 émises par le procédé dessinent les fameux trous de l’emmental. À partir de cette base chimique, une infinité de combinaisons existe. La biodiversité des principaux organismes utilisés est immense, chaque famille, chaque éleveur faisant son fromage, le plus petit charcutier possédant ses propres micro-organismes conservés et multipliés, mais aussi simplement présents dans l’atmosphère d’une cave ou d’un cellier. En cette période d’avant les réfrigérateurs et les congélateurs, où règne aussi le “fait maison”, la fermentation devient un pilier de l’alimentation dans le monde entier. Car la technique est simple, même si des accidents ont parfois eu lieu, avec des indigestions affectant une famille ou une bourgade.

Ce n’est vraiment qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’industrialisation des produits fermentés s’impose. L’exode rural s’accélère et le mode de vie urbain est adopté, de gré ou de force. Dans les années 1960, l’industrie agroalimentaire prend le relais de la cuisine familiale. “Dès lors, les enjeux sont de tout autre nature, note Florence Valence, responsable du Centre international de ressources microbiennes dédié aux bactéries d’intérêt alimentaire (Cirm-Bia). Il faut désormais avoir des souches stables qui procurent le même goût et la même texture pour des aliments produits par milliers de tonnes, et écarter tout incident avec un pathogène qui peut avoir des conséquences graves pour de très nombreux consommateurs. ” Le réflexe de l’industriel est donc d’uniformiser. Il est en effet très simple de cultiver à l’infini la même souche, qui assure un goût et un arôme stables. Avec des normes parfois drastiques, issues de l’histoire même du produit. Ainsi, selon la réglementation en vigueur, le yaourt doit être exclusivement issu de deux bactéries, Lactobacillus bulgaricus et Streptococcus thermophilus. Tous les autres produits laitiers fermentés n’utilisant pas ces deux espèces ne peuvent être appelés yaourts.

Le risque de cette démarche est d’appauvrir la biodiversité de ces micro-organismes. À l’instar de tous les êtres vivants, les bactéries et champignons d’une même espèce n’ont pas un patrimoine génétique identique. Or, cette biodiversité est un atout pour éviter que les souches ne périclitent génétiquement. C’est pour n’avoir utilisé qu’une seule souche de Penicillium camemberti, le champignon qui assure au camembert une belle croûte blanche (le cœur de ce fromage est fourni par le travail de bactéries), que l’appellation se retrouve aujourd’hui avec un seul type d’individu qui perd la faculté de se reproduire sexuellement. Afin d’éviter ce genre d’impasse, de très nombreux techniciens vont de par le monde à la recherche d’individus performants, voire de nouvelles espèces.

“Notre travail, c’est d’aller rechercher des micro-organismes dans l’environnement, de les reconnaître pour en tester leur éventuelle capacité à fournir un goût et un arôme qui plaisent, décrit ainsi Patrice Laforce, directeur recherche et développement chez le producteur de ferments Lallemand Cultures de spécialité. Notre portefeuille d’organismes de culture du fromage contient par exemple des levures désacidifiantes et aromatisantes, d’autres qui se comportent comme des moisissures pour créer une croûte améliorant le goût du fromage, des Penicillium produisant une croûte fleurie, des bactéries qui contribuent à la texture et à la flaveur du fromage, etc. ”

Une santé intestinale préservée

Les produits fermentés sont bons pour la santé, affirment de plus en plus d’enquêtes épidémiologiques. La dernière en date, une étude d’avril 2023, porte sur une cohorte de plus de 46.000 adultes américains, suivis entre 2001 et 2018 et séparés en trois catégories selon l’ingestion plus ou moins forte de produits fermentés. Elle démontre que les plus gros consommateurs présentaient une plus faible pression artérielle, un indice de masse corporelle moins élevé et un meilleur taux d’insuline dans le sang. Mais levures et bactéries pourraient-elles aussi soigner ? Une première preuve mondiale vient d’être apportée par l’Inrae de Jouy-en-Josas. Cinq levures largement utilisées depuis très longtemps par l’industrie ont été injectées à des souris modèles dont le système digestif avait été préalablement perturbé par une inflammation. Cette méthode a permis de déterminer une réaction du microbiote à deux levures industrielles, Cyberlindnera jadinii et Kluyveromyces lactis, des champignons que l’on retrouvera essentiellement pour la production d’arômes dans les fromages comme le brie ou le pecorino. L’équipe a pu montrer que C. jadinii modifiait les populations du microbiote en faveur d’une population bactérienne aux fonctions positives pour l’intestin. Conclusion provisoire et prudente: ces deux souches ont un potentiel pour combattre l’inflammation intestinale.

Les citoyens sont invités à faire étudier leur production

Voilà pourquoi les cinq collections de micro-organismes du Cirm de France existent: leur rôle est de collecter des souches diverses de bactéries, de levures et de champignons filamenteux pour enrichir ainsi les collections, alors qu’un industriel ne s’intéressera qu’à l’amélioration des souches existantes. La collection de Rennes, que gère Florence Valence, est cependant la seule à conserver des bactéries d’intérêt alimentaire. “Nous avons une collection de 4000 souches que nous sommes allés chercher dans l’environnement. Nous avons décrit leur intérêt alimentaire et nous les conservons à -80 °C. On les tient à la disposition des industriels “, détaille la chercheuse devant des congélateurs entassés dans une pièce obscure hautement sécurisée.

C’est que se trouve peut-être dans cette collection le microbe qui fera le succès gustatif de demain. “On s’intéresse à des fonctionnalités comme la production de composés d’arômes, l’activité probiotique, la fabrication de la texture ainsi que la capacité des bactéries à se développer dans certaines conditions d’acidité pour répondre à des besoins de procédés alimentaires particuliers “, explique Florence Valence. Tous les moyens sont bons pour découvrir de nouvelles variétés. Le projet scientifique Flegme a ainsi sollicité 250 citoyens faisant fermenter leurs légumes pour qu’ils donnent à étudier des échantillons de leur production afin d’isoler leurs souches d’intérêt. Les chercheurs ont ainsi trouvé une diversité très importante de bactéries lactiques et… aucun pathogène !

Cette sauvegarde de la biodiversité microbienne et fongique sera l’une des tâches de Ferments du futur. Le nouveau laboratoire va concentrer tous les outils de séquençage à haut débit, de systèmes de microfermentation contrôlée, de chimie analytique et d’intelligence artificielle. Il pourra ainsi caractériser de nouvelles espèces et déterminer les variations individuelles entre ces micro-organismes afin d’orienter les recherches.

“Tout ce matériel coûte très cher et le secteur de l’agroalimentaire n’a pas les compétences scientifiques pour mener ces travaux, précise Sylvie Binda, vice-présidente recherche et développement chez le producteur de levures Lallemand Solutions santé et représentante du secteur privé au sein de Ferments du futur. La mise en commun des programmes va nous faire gagner énormément de temps. ” Si une alliance public-privé a été montée sous l’égide des pouvoirs publics, c’est que les enjeux dépassent les intérêts des seuls industriels. On prédit en effet aux produits fermentés un rôle essentiel dans l’amélioration de la santé publique mondiale et dans la lutte contre le changement climatique. Selon un rapport du bureau d’études canadien Emergen Research, le marché mondial des produits alimentaires fermentés devrait bondir de 520 milliards d’euros en 2019 à plus de 800 milliards en 2027 – poussé il est vrai par la bière, produit phare du secteur des boissons fermentées qui représente au total 40 % de ce marché. Cette croissance trahit un début de changement de régime alimentaire.

Élargir la gamme des légumes et légumineuses fermentés

Les produits à base de végétaux fermentés (viande végétale, substitut au soja des produits laitiers, etc.) connaissent de fortes croissances partout en Europe et des boissons comme le kéfir ou le kombucha représentent désormais des alternatives crédibles aux sodas. “C’est cette transition vers un régime moins carné, moins sucré que nous devons accompagner en proposant plus de solutions, notamment en élargissant la gamme des légumes et légumineuses fermentés et en approfondissant les recherches sur des bactéries et levures qui produisent des arômes et des goûts aptes à séduire les consommateurs et à les inciter à changer de diète “, plaide Romain Jeantet.

Sur le plateau de Saclay, à proximité de l’Institut national de la recherche agronomique (Inrae) et de l’école AgroParisTech, les chercheurs de Ferments du futur ambitionnent de faire retrouver aux consommateurs français et européens d’anciennes recettes de cuisine remises au goût du jour par les technologies de pointe. C’est dans les vieux pots…

Des aliments fermentés pour un plus gros cerveau

Sans les ferments, Homo sapiens n’aurait peut-être pas émergé. C’est la thèse développée en novembre 2023 dans la revue Communications Biology par Katherine Bryant de l’Université d’Aix-Marseille avec Christi Hansen et Erin Hecht de l’Université Harvard (États-Unis). Ces chercheurs émettent l’idée que le triplement du volume du cerveau humain au cours des deux derniers millions d’années n’est pas seulement dû à l’utilisation du feu permettant une meilleure digestion des protéines animales, mais à la fermentation des aliments. En les assimilant mieux, les humains ont réduit la dépense énergétique de la digestion qui s’est ainsi consacrée à l’accroissement du cerveau. La fermentation aurait permis aux humains de bénéficier de sources de protéines plus riches et disponibles sur des périodes plus longues, notamment hivernales.

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