Picasso l’Africain, de retour à Dakar

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Picasso l’Africain, de retour à Dakar
Picasso l’Africain, de retour à Dakar

Africa-Press – Tchad. En 1972, j’avais 14 ans, j’ai eu la chance de prendre le bus scolaire et d’aller voir l’exposition Picasso au Musée dynamique de Dakar, la politique culturelle du président Senghor faisait alors que tous les élèves allaient visiter les musées, et je les ai toutes vues : Soulages, Chagall, Olivier Debré…. Et voilà : cinquante ans plus tard, je suis le scénographe de « Picasso à Dakar 1972-2022 », raconte Fodé Camara, artiste sénégalais, en ce soir de vernissage au musée des Civilisations noires.

Fodé Camara, scénographe, devant le panneau de l’exposition.

Picasso n’est jamais venu à Dakar, ni ailleurs en Afrique subsaharienne, mais il y est exposé dans la capitale sénégalaise pour la seconde fois. La dimension anniversaire de l’événement compose la première partie de l’exposition avec des audiovisuels et des vues du Musée dynamique, ce haut lieu de la culture senghorienne, superbe bâtiment dakarois, qui abrite aujourd’hui la Cour suprême… Le bruit a couru ici que l’artiste sénégalais Ndoye Douts, posséderait un exemplaire du catalogue, tiré à mille exemplaires en 1972. Il nous le confirme : « Je l’ai acheté pour quelques euros dans une brocante en France, c’est le numéro 227 ! »

L’exposition 2022 est certes beaucoup plus modeste que celle qui accueillit plus de deux cents œuvres du maître encore vivant, mais elle est remarquable par ses justes proportions, et l’harmonie qui se dégage de la mise en relation non pas didactique, mais quasi organique des œuvres de Picasso (une quinzaine) avec des œuvres d’art africain. Ce parcours a été pensé par pas moins de quatre commissaires, représentant chacun les quatre musées partenaires, dont les directeurs ont tous fait le déplacement : le musée Picasso, bien sûr, prêteur de chef-d’œuvre telle La Femme qui pleure ou cette étude pour Les Demoiselles d’Avignon, toile qui changerait le cours de l’histoire de l’art du XXe comme on sait, après la visite de Picasso en 1907 au musée d’ethnographie du Trocadéro. À voir – et c’est l’affiche – le visage de ce buste ici accolé au masque baoulé des collections du musée du Quai Branly-Jacques Chirac, nul besoin de sous-titres. Hélène Joubert a travaillé avec Guillaume de Sardes au choix de ces œuvres africaines en un dialogue enrichi par les regards des co-commissaires de deux musées du Sénégal : le musée Théodore Monod de Dakar, dont cinq objets de la collection sont présents, et bien sûr l’écrin recevant l’exposition, la première de niveau international, sans doute.

Picasso en Nigritie

El Hadji Malick Ndiaye, conservateur du musée Théodore Monod de Dakar, dans l’exposition « Picasso à Dakar 1972-2022 ».

e musée des Civilisations noires ramène à la période phare du Sénégal culturel, celle de Léopold Sédar Senghor qui y convia son ami Picasso, « en Nigritie ». Hamady Bocoum, qui le dirige, raconte que le poète président l’avait appelé de ses vœux sous le nom de musée négro-africain, en chantre de la négritude à l’époque : « Le projet avait commencé dès le Festival des arts nègres de Dakar en 1966, il fut élaboré jusqu’à sa phase de réalisation dans la ville, et puis Senghor est parti, ce fut la politique d’ajustement. » Mais aujourd’hui, d’une présidence l’autre, le musée, inauguré en 2018, est bien là ! Et le conseiller de son directeur, Ousseynou Wade, a travaillé comme commissaire sur l’exposition Picasso avec son jeune collègue, conservateur du musée Théodore Monod, El Hadji Malick Ndiaye. Ce dernier nous emmène face à ce masque de danse camerounais d’allure incroyablement contemporaine, placé à côté de la Tête de mort de Picasso, parenté bouleversante.

L’autre apport considérable du musée Monod à ce parcours est la dimension des archives de l’Ifan, Institut fondamental d’Afrique noire qui lui est associé. On sait que Picasso dessina l’affiche du Congrès des intellectuels et artistes noirs de la Sorbonne en 1956, par affinités artistiques et politiques dans cette période d’où naîtraient les indépendances africaines. On sait moins qu’il offrit un tableau pour une tombola afin d’apporter son soutien au Festival des arts nègres dix ans plus tard ! « C’est quasi naturel, observe Malick Ndiaye, qui a exploré toute cette histoire, car entre le congrès de 56 et le festival, il y a continuité historique ». Dernier épisode en date : ce tableau offert, Tête d’homme barbu, a été retrouvé par Guillaume de Sardes lors d’une vente de Sothebys. Son prix ? 650 000 dollars ! « L’heureux acquéreur pourra suivre le fil de l’œuvre en venant visiter cette exposition », commente en souriant Malick Ndiaye, qui nous invite à suivre l’histoire de l’exposition de 72 : elle se raconte dans les pages du quotidien Le Soleil de Dakar. Où pointent, déjà, les débats sur le thème de l’universel agitant les artistes (à lire dans le détail dans le très beau catalogue).

Puis on quitte l’histoire de l’art pour entrer dans le vif du sujet. Et voir d’abord comment Picasso vivait en compagnie d’objets africains, ici un balafon, là une statuette, repérés sur ces photos des ateliers – lieux de vie, et dont les commissaires exposent un équivalent africain en regard. La suite du parcours s’arrête sur les parentés formelles, évidences répétées, notamment face à cette statue totem (Figure, 1908), mais aussi plus techniques, notamment pour ce qui concerne la récupération, insiste Guillaume de Sardes devant la fameuse chèvre (La Chèvre, 1950) faite de feuilles de palmier, d’osier. Autre focus : l’attrait de Picasso pour le règne animal et les œuvres anthropozoomorphiques en découlant, à commencer par le Minotaure. La dernière partie du parcours met en valeur la dimension que Cécile Debray, présidente du musée Picasso-Paris évoque comme étant la plus nouvelle dans les recherches sur Picasso : « Le rapport à l’art de Picasso est presque magique, c’est un chamane moderne. Les objets d’art africain sont presque tous des objets rituels et religieux. Il en perçoit intuitivement la puissance spirituelle. » En écho, le directeur du MCM déclare : « Selon moi, Picasso est possédé. »

L’Afrique, pour aller de l’avant

On doit ce retour de Picasso en Afrique à Laurent Le Bon, présent lui aussi à Dakar, qui a lancé l’aventure dès 2016, alors qu’il était à la tête du musée Picasso à Paris. « Nous souhaitions développer une politique de prêts, et quitte à aller à l’étranger, à trouver des partenaires qui n’ont jamais reçu d’œuvres originales. Nous sommes allés dans de nombreux musées, en Afrique, et avons failli monter cette exposition avec le Musée national de Côte d’Ivoire, car les collections d’objets africains y sont très riches, mais ça n’a pu se faire au final. » D’où l’entrée dans le co-commissariat, à côté de Guillaume de Sardes, du musée du Quai Branly-Jacques Chirac dont on connaît la richesse des collections africaines, pour établir le dialogue avec les œuvres du maître. Le projet aboutira au Sénégal, trouvant l’occasion rêvée de fêter ce cinquantenaire, d’une exposition l’autre. On reconnaît dans les personnalités du monde de l’art présentes à Dakar l’envoyée spéciale du centre Pompidou sur le continent africain Alicia Knock : « Avec l’Afrique, on va aller de l’avant », affirme Laurent Le Bon, qui dirige aujourd’hui l’établissement parisien. Ce continent a été négligé. Et à titre personnel, poursuit-il, je rends hommage à ma grand-mère qui était noire. » Ce n’est pas Chris Dercon, directeur de la Réunion des musées nationaux, qui le contredira. Lui aussi est venu voir Picasso à Dakar. Et pour cause, la réouverture du Grand Palais se fera avec la reconstitution à Paris du Festival des arts nègres de Dakar.

Affiche de l’exposition.

Entre-temps, et au regard de cette époque senghorienne qui semble rendre tout un chacun nostalgique, les Sénégalais seront-ils au rendez-vous 2022 avec Picasso, fort de cette exceptionnelle circulation des œuvres en Afrique ? « Je suis curieux de voir comment les jeunes Sénégalais qui ne peuvent pas forcément voyager vont venir au musée, confie le président du Quai Branly, Emmanuel Kasarhérou. Et peut-être dire, dans 50 ans, “j’avais 10 ans, quand…” . » À l’instar de Fodé Camara qui nous confiait ses souvenirs ? Quelle évolution entre le Sénégal culturel de Senghor et celui d’aujourd’hui ? Ousseynou Wade, qui a 30 ans de vie culturelle sénégalaise (dont la Biennale des arts de Dakar qu’il a dirigée), répond : « On peut parler de continuité du côté des institutions, et chez les Sénégalais, de plus en plus de familles se déplacent vers les champs culturels. Sans oublier les groupes d’élèves que vous voyez entrer et sortir, et l’importante communauté artistique dynamique. Car entre-temps est née la Biennale des arts de Dakar, lieu de rencontres d’expérimentations, de confrontations… » Justement, Dak’art 22 s’ouvre sous la direction de Malick Ndiaye le 19 mai. Double occasion de s’offrir en se rendant au Sénégal un aller-retour culturel qui ouvrira des horizons à plus d’un visiteur…

Jusqu’au 30 juin en collaboration avec le musée national Picasso-Paris, le musée du quai Branly-Jacques Chirac et le musée Théodore Monod d’art africain – IFAN Ch. A. Diop.

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