Africa-Press – Togo. Cher Dr, certaines prises de parole en disent davantage sur ceux qui les prononcent que sur le sujet qu’elles prétendent traiter. La vôtre, en réaction à la déclaration de la Conférence des Evêques du Togo, s’inscrit dans cette catégorie. Elle est confuse dans son agencement, révélatrice d’une pauvreté analytique en matière politique, erronée sur le plan théologique, et affligeante d’un point de vue sociologique.
Vous accusez les Evêques d’une supposée immixtion dans les affaires publiques. Il convient de vous rappeler une vérité fondamentale. La doctrine sociale de l’Eglise catholique, notamment enracinée dans l’encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII, invite explicitement les prêtres à intervenir dès lors que la dignité humaine, la justice sociale ou la paix sont menacées. Loin d’une intrusion, leur positionnement relève de leur mission évangélique. Si un principe traverse la tradition catholique, c’est bien celui selon lequel l’Évangile s’incarne dans les réalités concrètes sociales et politiques des peuples. Le silence de certains pasteurs et imams face à l’injustice que vous semblez cautionner sans gêne ne serait pas signe de neutralité, mais plutôt une trahison de leur ministère.
Il est regrettable, pour ne pas dire consternant, qu’un docteur en sociologie fasse preuve d’une telle ignorance du rôle historique de l’Église dans les processus démocratiques en Afrique. En République Démocratique du Congo, la Conférence Épiscopale (CENCO) a été l’un des derniers remparts face aux manipulations électorales. Au Bénin, c’est l’archevêque Isidore de Souza qui a présidé la Conférence nationale ayant donné naissance à la démocratie béninoise. Et au Togo, c’est Monseigneur Kpodzro qui présida la conférence nationale souveraine, début de la démocratie. Faut-il vous rappeler que la médiation ayant conduit à l’accord RPT-UFC fut rendue possible grâce à la Communauté Sant’Egidio, une structure d’Église? La diplomatie que vous admirez chez le président Faure Gnassingbé s’est construite en partie grâce à cette médiation. Le professeur Robert Dussey, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères, doit d’ailleurs son ascension politique à ce rôle ecclésial de médiateur.
Mais réduire l’engagement de l’Église à son apport politique serait oublier l’essentiel. Depuis des décennies, l’Église catholique construit des écoles, des collèges, des universités, des orphelinats, des centres de santé, des intersections de paix et d’humanisme au cœur même de nos communautés. Le président Faure Gnassingbé lui-même, dont vous brandissez la foi comme argument d’autorité, a été formé dans une école catholique, comme nombre de ses ministres influents. L’Église n’a pas attendu vos tribunes pour s’engager dans le social ; elle y est enracinée, jour après jour, sur l’ensemble du territoire.
Je ne suis pas chrétien catholique, mais en tant qu’observateur lucide de la vie publique, je reconnais pleinement le rôle historique, le poids moral et la contribution significative de l’Église dans le développement des États, tant sur le plan social qu’éducatif et politique.
Les évêques, en tant que citoyens à part entière, ne peuvent être réduits au silence face à la gestion de la chose publique. Leur engagement dans le débat national est non seulement légitime, mais également nécessaire pour éclairer les consciences et promouvoir le bien commun. Il ne revient pas à un sociologue de leur dénier ce droit fondamental. Si ceux qui sont censés éclairer la société s’égarent ainsi, que peut-on attendre du citoyen ordinaire?
« Là où les hommes se taisent par peur , les pasteurs doivent crier » de Martin Niemöller
Vous évoquez la « séparation de l’Église et de l’État » avec une légèreté qui trahit, hélas, une confusion inquiétante entre laïcité et exclusion. La laïcité interdit à l’État de privilégier une confession religieuse, mais elle ne saurait interdire à une Église de s’exprimer sur les affaires publiques. Cette méprise fondamentale jette une ombre sur la rigueur académique que votre titre devrait pourtant impliquer.
Quant à votre reproche selon lequel les Évêques n’auraient pas « consulté » les fidèles, il révèle une méconnaissance profonde du fonctionnement ecclésial. L’Église catholique ne repose pas sur une logique électorale ou délibérative de type coopératif. Elle n’a nul besoin d’un mandat explicite de ses fidèles pour rappeler les exigences évangéliques de justice, de vérité et de participation citoyenne. Son autorité est morale, pas partisane. Vous l’auriez su si vous aviez pris la peine de lire, ne serait-ce que Gaudium et Spes.
Vous affirmez, avec un aplomb déconcertant, qu’« une consultation a eu lieu » à la suite de la première sortie des Évêques. En tenant ce raisonnement, vous admettez donc, à demi-mot, l’impact et la légitimité de leur intervention. Que se serait-il passé s’ils avaient gardé le silence, comme vous semblez leur en faire l’injonction? Cette contradiction flagrante vous décrédibilise davantage qu’elle ne renforce vos arguments.
Et que dire de votre conception de la consultation? Est-il sérieux de considérer comme tel quelques avis recueillis auprès de CDQ ou de chefs traditionnels instrumentalisés? Où étaient les débats publics? Où était le référendum? Lorsqu’un universitaire valide sans ciller une réforme constitutionnelle d’une portée aussi majeure, promulguée après de simples visites de courtoisie à des notables, il ne témoigne pas d’une rigueur intellectuelle, mais d’une compromission assumée.
Vous vous égarez ensuite dans une digression maladroite sur la foi du « Président de Conseil ». Qui l’a mise en cause? Incapable de vous saisir du cœur du propos épiscopal, vous préférez vous épancher sur la piété du président Faure, à qui vous faites les yeux doux. Depuis quand la participation à une messe de Noël vaut-elle certificat de vertu républicaine? Etre chrétien n’exonère en rien de la critique politique. Et ce n’est sûrement pas à un sociologue qu’il revient de sanctifier un régime en invoquant ses rapports avec le Vatican. C’est non seulement risible, mais aussi dangereux. C’est là un glissement de fonction, où le savant devient courtisan.
Votre dernière attaque, d’une vulgarité intellectuelle difficilement excusable, recourt aux accusations infamantes de pédophilie et de spoliation pour discréditer une institution entière. Ce n’est pas là le débat. Vous généralisez les fautes isolées pour mieux occulter les dérives systémiques d’un régime que vous défendez avec un zèle suspect. Où étiez-vous lorsque Mgr Kpodzro, que vous semblez soudainement redécouvrir, fut traqué, contraint à l’exil, et mourut dans l’indifférence générale de la République qu’il a servie? Votre silence d’hier et votre prose d’aujourd’hui ne trahissent pas une exigence de vérité, mais une posture opportuniste. D’autres ont obtenu des strapontins pour moins que cela. Est-ce donc là votre ambition?
Enfin, oser comparer l’Église à la tristement célèbre Radio des Mille Collines relève d’un cynisme glaçant, et d’une méconnaissance tragique de l’histoire rwandaise. Les prêtres togolais, en appelant à la justice et à la transparence, ne préparent pas la guerre ; ils évitent la résignation. Et cela, Dr, c’est précisément leur rôle.
Votre charge contre les Évêques n’est pas une défense de la République, mais l’aveu d’un affaissement moral de cette élite intellectuelle qui a troqué la vérité contre le confort, l’engagement contre les honneurs, et la liberté de penser contre la peur de perdre.
Comme je l’écrivais dans mon éditorial « Le siècle du miroir », vous tentez de museler ceux qui, demain, relèveront la dignité du peuple. Vous avez signé un texte contre la conscience. D’autres, en silence, bâtissent l’histoire.
La prochaine fois que vous envisagez une sortie publique sur un sujet aussi sensible, touchant la moelle des citoyens, pensez que les avertis vous lisent et pas seulement vos adeptes ou vos abrutis.
« Si ce que tu veux dire n’est pas plus beau que le silence, alors tais-toi. »
Ce sage conseil aurait pu vous épargner bien des dommages.
Avec toutes mes civilités,
Ricardo Agouzou
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