Africa-Press – Togo. Aimeriez-vous vous envoler ? Pas dans un avion ou un hélicoptère, mais par le seul pouvoir de la volonté. L’expérience serait enivrante: monter à des hauteurs vertigineuses, planer au-dessus de paysages magnifiques, vous accorder quelques loopings… Bonne nouvelle: c’est possible ! Du moins, si vous parvenez à atteindre le rêve lucide, un état de conscience très particulier où un dormeur sait qu’il rêve et parvient en partie à maîtriser les événements.
Dans cet état, vous êtes à la fois conscient de vivre une illusion et totalement plongé dedans – un peu comme lorsque vous regardez un film, en cent fois plus fort. Connu depuis l’Antiquité, il a longtemps suscité le débat, mais son existence est aujourd’hui solidement attestée. “Lors de la dernière décennie, le rêve lucide s’est de plus en plus imposé dans la recherche ‘mainstream’ sur le sommeil et le nombre d’études sur le sujet est en train de bondir “, écrivent en 2024 le neuroscientifique néerlandais Martin Dresler et ses collègues, dans la revue Neuron. Ces études ouvrent à chacun les portes du rêve lucide, tout en clarifiant la façon dont le cerveau crée cet état de conscience fascinant et en précisant ses bénéfices potentiels. Alors, tenté par l’expérience ?
Sans effort particulier pour l’induire, le rêve lucide survient rarement: si un peu plus de la moitié des gens en ont déjà fait un au moins une fois dans leur vie, la proportion de ceux qui l’atteignent plusieurs fois par semaine est plutôt de l’ordre de 1 %. Pour maximiser ses chances, mieux vaut donc pratiquer l’une des multiples techniques développées dans ce but. Selon les chercheuses chinoises Shuyue Tan et Jialin Fan, qui les ont passées en revue en 2022, celle dont l’efficacité est la mieux validée scientifiquement consiste à se réveiller au milieu de la nuit pour tenter ce qu’on appelle une “induction mnémonique du rêve lucide” (Mild, pour Mnemonic induction of lucid dreams).
Commencez par régler votre réveil environ cinq heures après votre coucher: lorsqu’il sonnera, vous aurez une bonne chance de vous trouver dans une phase dite de sommeil paradoxal, où se produisent généralement les rêves lucides. Essayez alors de vous souvenir d’un songe – celui dans lequel vous étiez plongé ou, le cas échéant, celui d’une nuit précédente – et traquez les éléments impossibles ou anormaux, en vous disant chaque fois: “Je rêve ! ” Puis tentez de vous rendormir, en visualisant votre songe et en vous répétant mentalement la phrase: “La prochaine fois que je rêverai, je veux me souvenir de reconnaître que je suis en train de rêver. ”
Mobiliser la mémoire prospective
Le principe de cette technique est de mobiliser la mémoire prospective, grâce à laquelle on se souvient de faire quelque chose dans le futur. Or, cette mémoire fonctionne mieux quand on a préalablement créé des associations mentales: pour penser à acheter du pain, visualisez la boulangerie en formulant cette intention, qui devrait alors vous revenir automatiquement lorsque vous passerez devant la devanture exposant des brioches.
De même, la technique Mild revient en quelque sorte à se dire: “La prochaine fois que je discute avec un chat volant, je veux me souvenir de réaliser que c’est un rêve ! ” Vous pouvez aussi combiner cette technique avec celle du “test de réalité”: cinq à dix fois par jour, demandez-vous si vous êtes endormi ou réveillé, inspectez les alentours en quête d’éléments étonnants, puis tentez une action normalement impossible, comme passer votre main droite à travers votre main gauche. Si vous y parvenez, c’est que vous êtes en train de rêver ! L’objectif est d’automatiser ce type de test, afin de penser à l’effectuer en rêve.
Dans une étude publiée en 2017 par le chercheur australien Denholm Aspy, 53 % des participants qui ont combiné tests de réalité et technique Mild pendant une semaine ont réussi à faire au moins un rêve lucide, et certains bien davantage. Que se passe-t-il alors dans le cerveau ? Le déterminer n’a rien de facile, car la rareté des rêves lucides rend peu probable leur survenue dans des appareils d’imagerie (IRMf). D’autant plus qu’ils sont très bruyants: “C’est un peu comme dormir au milieu de coups de marteau “, explique la neurologue Isabelle Arnulf, qui dirige l’unité des pathologies du sommeil à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris.
Martin Dresler et ses collègues y sont tout de même parvenus. D’autres ont utilisé des techniques de mesure moins contraignantes, comme l’électroencéphalographie – avec laquelle on pose juste des électrodes sur le crâne des dormeurs. L’examen des différences cérébrales entre ceux qui font fréquemment des rêves lucides et ceux qui n’en font pas donne aussi quelques indices. Si les résultats sont encore préliminaires – et parfois controversés -, nous commençons à entrevoir l’activité du cerveau lucide.
Plusieurs zones très peu actives pendant le sommeil paradoxal semblent retrouver de la vigueur. C’est le cas du cortex préfrontal antérieur, qui participe à la métacognition (la connaissance de ses propres processus cognitifs) et à la réflexion sur soi. “Nous avons notamment trouvé une baisse des ondes lentes dites delta dans cette zone pendant le rêve lucide “, relate Isabelle Arnulf.
Pendant le rêve lucide, tout un réseau du contrôle et de la conscience de soi s’activerait, incluant le cortex préfrontal antérieur et le cortex pariétal. Cette image correspond à l’une des seules fois où l’on a réussi à le visualiser à l’IRMf. Crédit: DRESLER ET AL, 2012
S’entraîner oniriquement à un sport accroît ses performances
Or, ces ondes lentes sont associées à la survenue cyclique de “silences neuronaux”, périodes durant lesquelles les cellules nerveuses ne s’allument plus, de sorte que leur décroissance signe une forme de réactivation du cortex préfrontal. Cette dernière région comprend par ailleurs davantage de matière grise en plusieurs endroits chez ceux qui font souvent des rêves lucides.
Autres zones qui sortiraient de leur léthargie pendant le rêve lucide: le précunéus et le cortex pariétal, également impliqués dans la réflexion sur soi, mais aussi dans le sens de l’agentivité (l’impression d’être l’auteur et le maître de ses propres actions). Ainsi, tout un réseau du contrôle et de la conscience de soi s’activerait, ce qui expliquerait que le rêveur lucide se rende soudain compte qu’il est en train de rêver et redevienne maître des opérations.
Pour autant, les données les plus récentes suggèrent que le cerveau lucide n’est pas dans un état hybride mélangeant veille et sommeil, mais juste dans un état de sommeil paradoxal un peu plus actif. L’hypothèse hybride était notamment soutenue par une expérience ayant mesuré des ondes gamma (des ondes de haute fréquence caractéristiques d’une activité mentale intense à l’éveil) dans le cortex préfrontal. Mais en 2022, une analyse a montré que ces ondes viennent en réalité de l’activité électrique des nerfs oculaires – les yeux bougeant beaucoup pendant le rêve lucide -, qui “contamine” le signal électroencéphalographique.
Une fois parvenu à prendre conscience que vous rêvez, vous aurez probablement besoin d’un peu de pratique pour exploiter toutes les potentialités du rêve lucide. “Il faut souvent explorer un peu, afin de trouver sa propre méthode “, explique Daniel Erlacher, de l’Université de Berne, en Suisse. “Pour voler, par exemple, les rêveurs lucides utilisent des techniques très diverses: certains décollent ‘à la Superman’, d’autres se servent d’un objet, à l’instar d’Aladin sur son tapis volant… Il est aussi utile de se répéter que l’on n’est pas dans un monde physique et que l’on peut faire ce que l’on veut, afin de s’en convaincre. ” Voler est précisément l’activité préférée des rêveurs lucides, selon une enquête menée par ce même chercheur.
La deuxième consiste à parler avec d’autres personnes, réelles ou imaginaires: l’un des sondés confie par exemple avoir échangé avec diverses célébrités, mais aussi avec un ours en peluche – qui s’est montré plus amical que les stars, note-t-il. En troisième position, le sexe complète le podium des activités privilégiées par nos explorateurs nocturnes. Rien que de très agréable, donc, et le plaisir est le premier bienfait recherché par les rêveurs lucides, qui se réveillent en général d’excellente humeur. Mais il en existe bien d’autres.
Par exemple: s’entraîner à son sport de prédilection. Dans une enquête menée auprès d’environ 800 sportifs professionnels, plus de 5 % d’entre eux ont déclaré s’être déjà exercés lors d’un rêve lucide, avec l’impression de s’être améliorés dans les trois quarts des cas. “Ne cherchez pas à travailler l’endurance ou la force, car vous ne produirez pas l’activité physiologique correspondante: vos muscles ne se contracteront pas réellement, précise toutefois Daniel Erlacher. En revanche, pour toutes les disciplines requérant une certaine maîtrise technique, il y a un vrai potentiel. ” De fait, la simple répétition mentale d’un geste aide à affiner sa précision.
Et les rêves sont bien plus immersifs, sans compter que l’on se croit réellement en train de pratiquer. Une expérience publiée en 2017 confirme leur potentiel: les participants qui parvenaient à s’entraîner aux fléchettes pendant un rêve lucide voyaient leur score augmenter de 20 % le lendemain ! Un tel entraînement onirique n’a toutefois rien d’évident: outre la difficulté à atteindre le rêve lucide, certains participants ont été confrontés à des difficultés pour le moins inhabituelles à l’éveil, comme des fléchettes qui se transformaient en crayons ou des poupées qui leur lançaient des projectiles…
Les rêves lucides permettraient également de lutter contre les cauchemars, puisqu’en prenant le contrôle de son rêve, on peut en modifier les parties terrifiantes. Pour le chercheur et psychologue allemand Paul Tholey, décédé en 1998, ils sont aussi une occasion de résoudre certaines difficultés sociales. Ce qu’il a illustré par une anecdote étonnante: une jeune fille qui participait à ses recherches, amoureuse d’un garçon dont l’attitude la déroutait, a “pris possession” de son corps pendant un rêve lucide.
Elle voyait avec ses yeux, parlait avec sa voix, observait ses pensées… Ce qui lui procurait tout de même une sensation étrange: “C’est le genre de sentiment que vous avez lorsque vous conduisez une Mercedes depuis des années, que vous connaissez parfaitement la voiture, puis que vous en changez soudainement pour une Austin Mini “, raconte-t-elle. Elle a alors compris que le garçon l’aimait beaucoup, mais pas au point de sortir avec elle, et a réussi à construire une relation amicale avec lui. Bien sûr, tout cela n’était qu’une simulation de son esprit, mais avouez que c’est autrement plus frappant que de simplement s’imaginer les pensées de l’autre !
Des thérapies contre les cauchemars
Vous vous réveillez en nage parce que vous n’êtes jamais parvenu à arriver à l’heure à ce rendez-vous très important. Cette incapacité à atteindre un objectif est le cauchemar le plus fréquent, selon une étude publiée en 2018. Bien que désagréables, les cauchemars ne doivent pas inquiéter, à moins qu’ils deviennent répétitifs. Dans ce cas, on parle de maladie du cauchemar. Environ 5 % de la population en souffre. Il est alors pertinent de recourir à un traitement car les cauchemars récurrents sont des facteurs de risque d’idées suicidaires ou encore de dépression.
À ce jour, la thérapie par répétition d’imagerie mentale (IRT) est celle qui détient le plus haut niveau de preuves. Concrètement, il s’agit de réécrire le scénario d’un cauchemar dans sa version positive, pendant la journée. En plus de l’accompagnement par un thérapeute, plusieurs séances quotidiennes de visualisation positive d’une dizaine de minutes, pendant au moins deux semaines, réduisent la fréquence des cauchemars, notamment chez les personnes atteintes de stress post-traumatique. Et l’effet se maintient pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois.
Pour ceux qui ne répondent pas à ce traitement, une équipe de l’Université de Genève (Suisse) a testé l’IRT associée à l’envoi de stimuli – souvent des odeurs ou des sons – lors de la visualisation et pendant le sommeil. L’étude parue dans Current Biology en 2022 a montré une diminution accrue de la fréquence des cauchemars et une augmentation des rêves positifs. D’autres techniques, telles que la thérapie par exposition systématique utilisée pour traiter les phobies, l’hypnose, ou encore l’EMDR (thérapie visant à traiter les traumatismes en utilisant des mouvements oculaires), ont moins fait la preuve, quant à elles, de leur efficacité contre les cauchemars.
Rechercher un conseiller onirique pendant un rêve lucide
Dernier bienfait: la créativité. Il semble que ce soit un bénéfice plus général du rêve, qui est une forme de pensée hyperassociative propice à l’émergence d’idées nouvelles. En 2010, le chercheur lituanien Tadas Stumbrys a observé dans une petite étude que le rêve lucide permet d’optimiser ce potentiel créatif quand on parvient à demander conseil aux personnages rencontrés en songe. Si vous bloquez sur un problème scientifique, artistique ou personnel, n’hésitez donc pas à rechercher un conseiller onirique pendant un rêve lucide. Sachant qu'”il ne suffit pas de penser ‘Bruce Lee est là’ pour qu’il apparaisse dans vos rêves, précise Daniel Erlacher. Il est plus efficace d’aller faire un tour en vous disant que vous aimeriez bien le rencontrer.” Et surtout, ne vous limitez pas: le chercheur américain Stephen LaBerge, pionnier de l’étude scientifique des rêves lucides, raconte l’histoire d’un informaticien qui allait prendre ses conseils auprès… d’Albert Einstein en personne !
22.000 récits dans une banque de rêves
Rien de plus fugace qu’un rêve… Alors pour qu’ils ne nous filent pas entre les doigts, pourquoi ne pas les conserver dans un coffre-fort ? Deux chercheurs américains, William Domhoffet Adam Schneider, ont créé en 2000 une banque de rêves. Pas moins de 22.000 récits, principalement issus de journaux de rêves tenus par des individus sur de longues périodes, sont archivés sur un site consultable par le grand public.
Mais cette banque de données est avant tout utilisée à des fins de recherche. Des études ont ainsi montré que l’anxiété et la peur peuplaient plus nos nuits que la joie ou le bonheur. Quant au sexe, il n’occupe que 2 % des rêves chez les hommes et 0,5 % chez les femmes. Autre idée reçue battue en brèche: la majorité des rêves ont une structure narrative relativement cohérente. D’autres révélations sont à venir grâce à la création d’un algorithme pour décrypter cette masse de rêves.
Par Guillaume Jacquemont
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