Jeanne Villepreux-Power, Pionnière de la Biologie Marine

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Jeanne Villepreux-Power, Pionnière de la Biologie Marine
Jeanne Villepreux-Power, Pionnière de la Biologie Marine

Africa-Press – Togo. Le temps aux abords de la Sicile paraît suffisamment clément, en cette fin janvier 1838, pour autoriser l’équipage du Bramley à prendre la mer. On ignore cependant si ce navire anglais devant relier Messine à Londres est jamais parvenu à quitter les eaux parfois capricieuses de la Méditerranée. Aperçu une dernière fois au large de la province andalouse d’Almeria le 5 février, il disparaît ensuite corps et biens.

« Chaque vague en passant d’un butin s’est chargée ; l’une a saisi l’esquif, l’autre les matelots « , a écrit quelques mois plus tôt Victor Hugo dans Oceano Nox. Cette fois, les flots ont dérobé un trésor supplémentaire: les collections que la naturaliste Jeanne Villepreux-Power a rassemblées au fil d’une vingtaine d’années d’études acharnées sur la grande île italienne.

La vie de Jeanne Villepreux-Power aurait pu inspirer l’une de ces romances littéraires qui ont rencontré un public croissant à la même époque. Cette indication préalable, pour une femme de science, n’est-elle pas stéréotypée? Qu’on en juge. Née à Juillac le 25 septembre 1794, Jeanne est la fille aînée de Pierre Villepreux, qui exerce différents emplois dans ce bourg de Corrèze – gendarme, salpêtrier, garde champêtre et cordonnier -, et de Jeanne Nicot, originaire de Limoges, qui donne naissance à trois autres enfants mais disparaît prématurément en 1805 à l’âge de 31 ans. En somme, une famille modeste et souvent frappée par le deuil – l’une des cadettes de Jeanne meurt en septembre 1804 avant de fêter ses 5 ans – comme il en existe alors tant et plus en France: la Sicile est très loin encore, et son chemin passe d’abord par Paris.

Jeanne Villepreux s’y rend en effet en avril 1812, en compagnie d’un cousin qui convoie des troupeaux vers les abattoirs de la capitale, et y décroche un emploi de petite main dans un atelier de couture. Elle est ainsi aux premières loges pour assister aux événements qui se bousculent deux ans plus tard: l’abdication de Napoléon Ier, le retour des Bourbons, les Cents-Jours et le rétablissement d’une monarchie qui lui apporte une notoriété inattendue.

En 1816, faisant de toute évidence des merveilles une aiguille à la main, la jeune femme participe à la confection de la robe que porte Marie-Caroline de Bourbon-Sicile lors de son mariage avec le duc de Berry, Charles-Ferdinand d’Artois, le fils cadet du futur roi Charles X. À cette occasion, elle rencontre un riche commerçant d’origine irlandaise, James Power, qui tient négoce en Sicile. Jeanne et James tombent amoureux et partent à Messine, où ils se marient en 1818. Parler de romance n’était donc pas abusif ! La suite de l’idylle prend cependant un tour inattendu.

La jeune femme aurait parfaitement pu profiter des affaires florissantes de son mari pour couler une vie doucereuse parmi la bonne société insulaire. Mais elle ne tarde pas à se choisir une autre compagnie, celle de la flore et de la faune sauvages, notamment des animaux marins qui pullulent sur les côtes siciliennes. Les origines de cette passion pour l’histoire naturelle demeurent énigmatiques. Bien sûr, l’émerveillement devant cette contrée inconnue et pour la mer qu’elle n’avait jamais contemplée jusqu’alors, a dû être déterminant. Le besoin de trouver une activité n’y a sans doute pas été pour rien non plus: si Jeanne Villepreux a dû travailler pour vivre, Jeanne Villepreux-Power n’envisage pas de vivre sans travailler. Mais ce qui n’aurait pu être qu’un passe-temps personnel et amateur devient la base d’une véritable activité scientifique, reconnue par la communauté savante.

Ses ouvrages sont des références pour les naturalistes de l’époque

Pour Jeanne Villepreux-Power, l’apprentissage des langues apparaît comme un préalable nécessaire. Rapidement, elle maîtrise l’anglais aussi bien que l’italien. Ce dernier idiome lui permet d’arpenter sans relâche toutes les provinces de la Sicile et de rassembler une foule d’informations qui nourriront la rédaction ultérieure de deux ouvrages: un Itinerario della Sicilia riguardante tutt’i rami di storia naturale e parecchi di antichità che essa contiene (Itinéraire de la Sicile concernant toutes les branches de l’histoire naturelle et plusieurs des antiquités qu’elle contient) et un Guida per la Sicilia (Guide de la Sicile), qui sont considérés comme des références par les naturalistes de l’époque.

Le Guide, surtout, révèle a posteriori le travail colossal accompli par son auteure, et son ambition de mieux faire connaître l’île pour laquelle elle s’est prise de passion: « À celui qui se prépare à visiter la Sicile, île classique, supérieure à toute autre en richesses naturelles et artistiques, je dois l’avertir malheureusement d’un manque de guide exact et complet. Je reconnus précisément cette lacune traitant des recherches en histoire naturelle en parcourant en tous sens l’aventureuse contrée. Il me vint alors l’idée de fournir aux voyageurs l’aide que je n’avais pas trouvée.  »

Cette « rubrique des sciences naturelles », Jeanne Villepreux-Power annonce en effet l’avoir traitée « avec diligence »: « En plus des objets indiqués dans le texte de l’œuvre, j’ai voulu y ajouter en appendice quelques catalogues se rapportant à la Conchyliologie, à l’Éthologie, à l’Ornithologie, à la Botanique, etc.  » Plusieurs centaines de minéraux et de fossiles qu’elle a collectés, entre autres sur les pentes de l’Etna, et qui forment peu à peu l’une des collections les plus abondantes de l’île, y sont répertoriés et décrits. On y trouve aussi près de 700 plantes et 300 espèces d’oiseaux, de même qu’un catalogue détaillé de crustacés, de poissons et de mollusques.

Et c’est dans ce dernier domaine, celui de la biologie marine, que Jeanne Villepreux-Power fait figure de pionnière, en introduisant des techniques nouvelles qui vont contribuer à révolutionner ce champ de recherche. Si l’étude des êtres marins connaît en cette première moitié du 19e siècle un développement inédit, elle continue pour l’essentiel, comme la zoologie dans son ensemble, d’être une activité de cabinet: savants et étudiants travaillent sur des collections de spécimens conservés et souvent détériorés dans l’alcool, sans aucun contact avec leurs milieux.

Vouloir comprendre la vie en scrutant des animaux morts qui macèrent dans des bocaux? Une aberration aux yeux de Jeanne Villepreux-Power, qui conçoit à partir de 1832 différents modèles de « cages », en bois et en verre, permettant d’observer des êtres bien vivants, dans des conditions proches de leur environnement naturel. Les Gabbioline alla Power – cages à la Power – préfigurent nos aquariums modernes, dont la naturaliste peut à bon droit être considérée comme l’inventeuse. Elles lui permettent entre autres de gagner en 1839 la « bataille de l’argonaute », une controverse scientifique qui l’oppose au zoologiste parisien Henri-Marie Ducrotay de Blainville, élève de Georges Cuvier et successeur de Jean-Baptiste de Lamarck au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris.

La bataille de l’argonaute

L’argonaute est un mollusque céphalopode qui renferme son abdomen dans une coquille, et utilise en permanence deux de ses tentacules pour la maintenir. Les spécimens conservés au Muséum national d’histoire naturelle à Paris inspirent une explication au zoologiste Henri-Marie Ducrotay de Blainville: dans la mesure où il n’existe aucune attache entre l’animal et cette carapace, l’argonaute est un parasite qui s’empare de la coquille d’une autre espèce, à l’image d’un bernard-l’ermite. Reste donc à trouver la victime de ce squatter…

Jeanne Villepreux-Power conteste cette interprétation. Elle constate dans ses aquariums que les argonautes se positionnent toujours de la même manière dans leur coquille. Après avoir cassé des morceaux de celle-ci, elle relève surtout que les mollusques la réparent eux-mêmes, grâce aux sécrétions de leurs tentacules. Cette preuve est décisive. Elle est défendue par Richard Owen devant la Zoological Society de Londres, et finit par emporter l’adhésion de la communauté. Outre la reconnaissance de ses travaux, Jeanne Villepreux-Power vient de souligner l’importance capitale de l’expérimentation pour les sciences du vivant.

Ses travaux sont redécouverts plus d’un siècle après sa disparition

La perte tragique de la majeure partie de ses collections lors du naufrage du Bramley, puis son installation à Londres et son retour à Paris avec James Power, qui a rejoint entre-temps la Société du câble télégraphique sous-marin entre la France et l’Angleterre, marquent un tournant dans l’œuvre de Jeanne Villepreux-Power. La naturaliste continue en effet de publier quelques travaux scientifiques, mais elle cesse toute activité expérimentale.

Réfugiée dans sa commune natale en 1870, afin de fuir le siège de Paris par les troupes de Guillaume Ier et de Bismarck, elle s’éteint à Juillac le 25 janvier 1871, une semaine après la proclamation de l’Empire allemand au château de Versailles. Elle sombre ensuite dans l’oubli pendant plus d’un siècle, jusqu’à la redécouverte de ses travaux par un habitant de Juillac, Claude Arnal, qui parvient à lui rendre sa place dans l’histoire des sciences.

En 1995, son précieux Guide de la Sicile fait l’objet d’une réédition avec le soutien de la British Library, et deux ans plus tard l’Union astronomique internationale décide de donner son nom à un cratère de la planète Vénus. Une allée Jeanne-Villepreux-Power a aussi été inaugurée en 2019 dans le bois de Vincennes à Paris. Elle est située face à l’aquarium de la Porte-Dorée. La grande naturaliste y est donc proche de son élément.

Par Denis Guthleben. Docteur en histoire, Denis Guthleben est directeur délégué du Comité pour l’histoire du CNRS.

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