Africa-Press – Cameroun. En 2018, la revue Science publiait les résultats d’une ambitieuse étude menée durant dix ans chez le babouin. Une décennie entière passée à scruter les niveaux d’expression de 25.000 gènes au fil d’une journée. Résultat : les deux tiers de ces gènes s’expriment de manière cyclique sur 24 heures, avec un pic d’expression en fin de matinée et un autre en début de soirée. Autrement dit, le sommeil ou l’appétit – du moins chez cet animal – ne sont pas les seuls à être régis par un cycle quotidien : ce dernier coordonne tous les rythmes biologiques de l’organisme.
Ce cycle dit circadien porte bien son nom. Du latin circa (autour) et dies (jour), on pourrait le traduire par « environ une journée ». Environ, car il oscille selon les individus entre 23h30 et 24h30, avec une moyenne à 24h10. Un phénomène particulièrement tangible lors d’expériences menées sous terre, où des volontaires voient leur rythme biologique se décaler de plus en plus au fil des jours, sans accès à la lumière du Soleil.
Car c’est bien cette dernière qui permet à chacun de se stabiliser sur un cycle de 24 heures précises, même si d’autres éléments moins essentiels interviennent (exercice physique, alimentation, température…). « C’est un peu comme si vous aviez une montre qui se décalait de quelques minutes chaque jour, et que vous deviez quotidiennement la remettre à l’heure exacte », illustre Ouria Dkhissi-Benyahya, chercheuse à l’Institut cellule souche et cerveau (SBRI) à Lyon. Avec son équipe, cette neurobiologiste cherche justement à comprendre par quelles voies la lumière arrive à synchroniser notre horloge biologique.
L’horloge centrale donne le tempo aux autres
La première étape de ce long circuit débute naturellement dans l’œil, au niveau de la rétine. Les biologistes ont longtemps cru que l’information lumineuse destinée à synchroniser les rythmes de l’organisme transitait par les cônes et bâtonnets, les photorécepteurs liés à la vision. Jusqu’à ce que l’on découvre en 1998 un nouveau type de récepteurs sensibles à la lumière, les cellules ganglionnaires à mélanopsine. « Il y en a environ 500 dans chaque rétine, qui communiquent avec plusieurs régions du cerveau. Elles permettent par exemple la constriction de la pupille sous de fortes lumières, mais leur rôle principal reste la synchronisation du rythme circadien », décrit Ouria Dkhissi-Benyahya. Ainsi, des souris dépourvues de cônes et de bâtonnets, totalement aveugles donc, s’avèrent bel et bien capables de réguler leur rythme circadien via la lumière du moment que leurs cellules ganglionnaires restent fonctionnelles.
L’information lumineuse captée par ces cellules spécialisées est ensuite transmise à une structure primordiale dans la régulation de nos rythmes biologiques : l’horloge centrale. Celle-ci se loge dans une zone du cerveau plus petite qu’un grain de riz, le noyau suprachiasmatique, situé dans l’hypothalamus. La partie dorsale de ce noyau d’à peine 20.000 neurones gère la rythmicité endogène, c’est-à-dire le cycle naturel d’environ 24 heures, dicté par une petite vingtaine de gènes spécialisés. La partie ventrale, elle, reçoit l’information lumineuse pour caler ce rythme avec précision. Le noyau suprachiasmatique peut alors donner le tempo à des horloges périphériques réparties dans l’ensemble des organes. Par exemple, en faisant varier le taux de mélatonine, la fameuse « hormone du sommeil » qui voit sa production chuter en présence de lumière.
L’étude sur les babouins mentionnée précédemment avait comparé les niveaux d’expression des gènes au cours de la journée dans 64 organes et tissus différents. Étonnamment, la quasi-totalité des gènes ne s’exprimaient de manière cyclique que dans un seul tissu, et nulle part ailleurs. Chaque organe semble donc suivre son propre rythme, chaque rythme étant toutefois dicté par l’horloge centrale. C’est pourquoi le moindre dérèglement de cette horloge logée dans le cerveau peut entraîner une foule de conséquences à des niveaux divers de l’organisme.
« Il y a encore dix ans, on pensait que la lumière jouait surtout sur la dépression saisonnière, qui survient en hiver, quand les jours raccourcissent. Mais en réalité, le système circadien est impliqué dans de nombreux troubles et pathologies : anxiété, dépression majeure, bipolarité, troubles du sommeil, problèmes cardiovasculaires… , liste le chronobiologiste de l’Inserm Claude Gronfier, chercheur au Centre de recherche en neurosciences de Lyon. On observe par exemple une association entre plusieurs maladies neurodégénératives comme Alzheimer et des troubles du rythme circadien. Ainsi, le premier signe de la maladie de Parkinson n’est pas un trouble moteur, mais une altération du sommeil ».
Un anticancéreux moins toxique la nuit que le jour
Les effets d’une désynchronisation de nos horloges biologiques ont été particulièrement étudiés chez les travailleurs de nuit, représentant environ 4 millions de personnes en France. En 2016, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) publiait un long rapport sur ces effets néfastes : problèmes de sommeil, surpoids, troubles psychiques, diabète, maladies coronariennes, et même cancer. Deux ans plus tard, une étude menée à l’Inserm chiffrait même à 26 % le risque supplémentaire pour une femme de développer un cancer du sein lorsqu’elle travaille la nuit plutôt que le jour.
Pour Claude Gronfier, qui a dirigé le rapport de l’Anses, plusieurs phénomènes sont à l’œuvre derrière toute cette variété de troubles chez les travailleurs de nuit. « Il y a de grandes difficultés à dormir la journée, ce qui engendre une dette de sommeil. Celle-ci provoque plusieurs problèmes cognitifs ainsi qu’un changement de régime alimentaire, plus gras et plus riche en sucres. De plus, lorsqu’on mange en décalage avec son rythme naturel, le métabolisme n’est pas optimal, les nutriments peuvent se retrouver stockés plutôt que dégradés. Tout cela constitue un terrain favorable au développement de problèmes cardiovasculaires et de surpoids. »
Heureusement, le Soleil n’est pas le seul à pouvoir synchroniser le rythme circadien : une lumière artificielle suffisamment puissante (ou qui diffuse de la lumière bleue, à laquelle les cellules à mélanopsine sont plus sensibles) suffit à tromper notre horloge centrale. C’est le principe même de la photothérapie – parfois appelée luminothérapie. De plus en plus de centres du sommeil et établissements psychiatriques s’équipent de ces lampes spécialisées auxquelles sont exposés quotidiennement durant quelques dizaines de minutes des patients bipolaires, en dépression ou travaillant simplement la nuit, afin de resynchroniser leur rythme circadien. Attention tout de même, avertit Ouria Dkhissi-Benyahya, « la photothérapie doit être menée sous contrôle médical, au risque que le traitement ne fonctionne pas, voire décale encore plus l’horloge centrale ».
Claude Gronfier, spécialiste de la photothérapie, regrette pourtant le manque d’enseignement en chronobiologie dans les cursus médicaux, freinant le développement de la technique. « Nous semblons avoir oublié que l’humain est un animal diurne. Après avoir parlé pendant des années d’hygiène alimentaire ou de sommeil, commençons à développer le concept d’hygiène lumineuse, et prenons conscience de l’importance que représente l’exposition à la lumière pour notre santé, avant même de parler de photothérapie. »
La découverte de l’importance du rythme circadien et des cycles biologiques à l’œuvre dans tous nos tissus est également à l’origine d’un jeune champ de recherche : la chrono-pharmacologie. Concrètement, il ne s’agit plus uniquement de choisir un médicament et son dosage, mais aussi le meilleur moment pour l’administrer. L’anticancéreux fluorouracile, par exemple, s’avère cinq fois moins toxique pour l’organisme lorsqu’il est administré la nuit plutôt qu’en journée. « L’efficacité de nombreuses molécules ainsi que leurs effets secondaires semblent varier selon le moment de la journée, confirme Ouria Dkhissi-Benyahya, dont l’équipe Chronobiologie et Troubles de l’humeur s’intéresse aux effets de la lumière sur l’efficacité des antidépresseurs. C’est un domaine en plein essor, mais qui demande beaucoup de travail afin de déterminer l’efficacité optimale en fonction de l’heure, qui diffère pour chaque médicament. »
Ce domaine de recherche appliquée semble donc avoir encore de beaux jours devant lui. Plus globalement, la recherche fondamentale en chronobiologie aussi, tant de nombreux mécanismes complexes liant lumière du Soleil, horloge centrale et rythmes biologiques restent encore, paradoxalement, à mettre en lumière.
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