Paul Collier : « Il n’existe pas vraiment d’autres options que l’Afrique »

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Paul Collier : « Il n’existe pas vraiment d’autres options que l’Afrique »
Paul Collier : « Il n’existe pas vraiment d’autres options que l’Afrique »

Julien Wagner

Africa-Press – CentrAfricaine. Croissance, développement, démographie ou encore urbanisation, l’économiste britannique balaie, pour Jeune Afrique, un large spectre des sujets économiques d’ampleur, dont le continent doit se saisir dès à présent.

L’économiste britannique, directeur du Centre d’études des économies africaines à l’Université d’Oxford et professeur d’économie et de politiques publiques à la Blavatnik School of Government, a publié en juin 2024 son dernier ouvrage, Left Behind: A New Economics for Neglected Places (Allen Lane, 304 pages). Un livre dans lequel il pourfend l’accroissement des inégalités entre pays, mais aussi à l’intérieur des sociétés dites développées.

Il a accepté de jouer le jeu de la prospective pour Jeune Afrique et donne ses clés pour le développement du continent à l’aube de 2025. Leadership, apprentissage et décentralisation sont ses maîtres mots.

Jeune Afrique: Vous étudiez les économies africaines depuis des décennies. Pourquoi devrions-nous être plus optimistes aujourd’hui qu’il y a vingt ou trente ans ?
Paul Collier: J’essaie de ne pas verser dans l’optimisme ou le pessimisme, mais d’être réaliste. Je parlerais donc plutôt d’espoir. Et il y a deux raisons principales pour lesquelles j’ai de l’espoir. La première, c’est que plusieurs pays africains, quatre ou cinq, ont de réelles chances d’émerger dans les années à venir. Et une fois qu’ils l’auront fait, d’autres pays s’en inspireront.

La seconde est liée à la démographie. Alors qu’en Asie, notamment en Chine, le nombre de jeunes travailleurs est en chute libre, en Afrique, la population jeune croît rapidement. Or les jeunes travailleurs disposent d’un grand avantage: ils adoptent et s’adaptent beaucoup plus facilement et rapidement aux nouvelles technologies. Aujourd’hui, la Chine, la Corée du Sud ou l’Allemagne connaissent une pénurie de jeunes travailleurs. Sauf que ces pays possèdent de grandes entreprises qui en ont désespérément besoin. Ajouté au fait que les salaires sont près de dix fois inférieurs dans certains pays d’Afrique qu’ailleurs, ces entreprises vont naturellement y créer des filiales. Sous réserve bien sûr que les conditions commerciales n’y soient pas trop hostiles…

L’Afrique a encore une bonne quinzaine d’années devant elle pour saisir l’opportunité de l’industrie manufacturière.

Mais ces entreprises ne pourraient-elles pas aussi bien s’installer au Vietnam ou au Bangladesh ? N’y a-t-il pas d’autres possibilités que l’Afrique ?

Je ne crois pas qu’il existe vraiment d’autres possibilités. Beaucoup d’entreprises ont déjà investi au Vietnam et c’est pourquoi le pays connaît actuellement une croissance très rapide. De plus, la population vietnamienne entre 20 et 30 ans est désormais inférieure à 15 millions. De son côté, le Bangladesh possède certes un grand nombre d’habitants, mais les jeunes travailleurs y perçoivent des salaires beaucoup plus élevés que sur le continent africain. Enfin, le Bangladesh connaît, en ce moment, de gros problèmes de gouvernance, et il serait facile pour un gouvernement africain de paraître comparativement plus fiable et plus stable.

On prend souvent comme modèle de développement pour l’Afrique celui des pays asiatiques des années 1960 et 1970, fondé sur l’industrie manufacturière. L’industrie peut-elle toujours être le catalyseur du développement, alors que les économies actuelles sont beaucoup plus tournées vers les services et que les robots menacent de remplacer nombre d’emplois dans l’industrie…

C’est vrai, mais ni l’un ni l’autre ne sont des alternatives à l’industrie manufacturière. D’abord parce que les services ne sont pas en concurrence avec l’industrie et que autant les services que l’industrie ont besoin de jeunes travailleurs. Ensuite parce que, selon moi, l’Afrique a encore une bonne quinzaine d’années devant elle pour saisir l’opportunité de l’industrie manufacturière.

Les robots demeurent trop chers pour remplacer les jeunes travailleurs, que ce soit dans la production textile, la production d’armes à feu ou celle de nombreux produits à forte intensité de main-d’œuvre. Est-ce rentable de fabriquer des trombones avec des robots ? Combien coûte un trombone à la vente et combien coûte le robot pour le produire ? Il reste facilement quinze ans pour commencer à fabriquer ce genre de produits et s’appuyer sur ce type d’industrie pour se développer graduellement et rapidement.

Malgré tout, ne vaudrait-il mieux pas se concentrer sur les services où se trouve la plus grande masse d’emplois potentiels, comme le fait l’Inde par exemple ?

L’un n’empêche pas l’autre. L’Afrique présente en effet de gros avantages pour les services. Elle se trouve dans les mêmes fuseaux horaires que l’Europe, et est plus proche des fuseaux horaires de l’Amérique que ne l’est l’Asie. Or, dans les services, ceci constitue un facteur important. Pour les centres d’appels, le fait que beaucoup de pays africains parlent à la fois anglais et français représente aussi un avantage indéniable. Fuseaux horaires, langues et masse de jeunes travailleurs à des salaires très abordables sont autant d’avantages comparatifs encore sous-exploités par le continent.

Vous avez mentionné quatre ou cinq pays qui pourraient entraîner la croissance de tout le continent. Desquels s’agit-il ?

Je pense d’abord à l’Éthiopie et au Rwanda. Paradoxalement, deux pays sans ressources naturelles importantes et deux pays enclavés. Pour créer de l’emploi, ils se sont tournés vers l’extérieur. L’Éthiopie vers la Chine. Le Rwanda vers l’Europe. Et ça leur a bien réussi. Le Rwanda notamment y est parvenu grâce à une gouvernance très efficace, très réactive.

A titre d’exemple, un test de gouvernance simple est celui du délai que met une administration quelconque à répondre à une demande d’information effectuée par une entreprise étrangère. Au Rwanda, selon différents rapports, ce délai est de trois minutes. Pour d’autres, il est beaucoup, beaucoup plus long.

Vous n’avez mentionné ni la Côte d’Ivoire ni le Sénégal, dont on attend des croissances du PIB supérieures à 8 % en 2025…

Ils font partie des pays auxquels je pense. La Côte d’Ivoire et le Sénégal sont très prometteurs. La Côte d’Ivoire se porte déjà très bien et est plutôt bien gouvernée. Et, ce qui serait encore plus enthousiasmant, c’est si Tidjane Thiam en devenait président en 2025.

Je ne pense pas que la Russie ait la capacité économique d’aider l’Afrique sahélienne.

Pour quelles raisons ?

C’est un homme incroyablement brillant [il le répète plusieurs fois]. C’est pour moi l’une des personnes les plus intelligentes au monde. Et il est encore très jeune. Alors, certes, il se peut que le président Ouattara se représente pour un autre mandat, mais il se peut que non… Et pour moi, Thiam est le successeur évident.

Depuis quelques années, le Sahel connaît une vague souverainiste, incarnée par plusieurs coups d’État militaires. Comment percevez-vous ce mouvement ?

Le Sahel est une région extrêmement fragile où les Français paient des décennies d’arrogance. Le bon côté des choses, c’est que certains pays ont décidé de prendre leur avenir en main. Le mauvais côté, c’est qu’ils se sont tournés vers la Russie pour assurer leur sécurité, ce qui constitue un jeu très dangereux.

Pourquoi ?

D’une part parce que je ne pense pas que la Russie ait la capacité économique d’aider l’Afrique sahélienne. D’autre part parce que je crains que ces opérations de sécurité ne se fassent au travers d’une forme de transaction ressources naturelles contre sécurité. Or ces types d’accords sont de très mauvais accords.

Un autre mauvais côté, ce sont les signaux négatifs envoyés par ces gouvernements aux entreprises étrangères. En novembre dernier, trois cadres supérieurs d’une entreprise minière [Resolute Mining] ont été brièvement emprisonnés au Mali. Il est fort probable que le gouvernement du Mali ait de bonnes raisons de vouloir faire contribuer davantage les compagnies minières au budget de l’État… Malheureusement, après ça, les entreprises étrangères réfléchiront à deux fois avant d’investir dans le pays.

D’où pourrait venir le salut pour le Sahel ?

Deux technologies sont très prometteuses pour les économies sahéliennes. La première, c’est celle des drones, capables de combler les distances gigantesques qui existent dans cette zone, notamment dans la livraison de marchandises bon marché. La seconde, c’est bien sûr l’exploitation de l’énergie solaire, très abondante dans ces pays.

L’économiste spécialiste des marchés émergents, Charlie Robertson, dans son dernier livre The Time-Travelling Economist (Springer International Publishing, 274 pages) estime que l’émergence de nombreux pays africains passe par la constitution d’épargnes nationales plus importantes, notamment à travers la baisse du taux de fécondité. Partagez-vous cette analyse ?

Un pays bien gouverné est en mesure d’emprunter. Il est aussi capable d’instaurer progressivement une confiance suffisante auprès de ses citoyens pour qu’ils acceptent de payer l’impôt. Pour constituer une épargne nationale, il faut que les citoyens acceptent de payer des cotisations pour leur retraite. Et pour cela, ils doivent avoir confiance dans les institutions.

Ensuite, même avec un niveau d’épargne très faible, il est possible de faire de grandes choses. Regardez le Rwanda et l’Éthiopie, ils ont bien réussi à construire des infrastructures à très bon marché.

Comment ?

L’urbanisation nécessite beaucoup d’investissements infrastructurels. Mais il est possible de le faire à moindre coût, au travers d’approches moins conventionnelles. La première étape consiste à clarifier la question de la propriété des terrains urbains. Cela peut être fait de différentes façons. La Banque mondiale conseille de nombreux gouvernements à ce sujet. Et, par exemple, le gouvernement tanzanien a suivi ces conseils, en utilisant des avocats, des géomètres… Finalement, le coût moyen par parcelle enregistrée était de 3 000 dollars.

Le gouvernement rwandais a, lui, opté pour une approche plus frugale avec, à la fin, un coût d’enregistrement à 6 dollars par parcelle. Les Éthiopiens ont proposé une solution encore plus simple, avec un coût de 1 dollar par parcelle. Ces exemples montrent qu’il s’agit avant tout de développer la capacité de penser par soi-même, de regarder un problème, et d’y trouver une solution. C’est quelque chose que tous les pays africains peuvent et doivent faire.

Avez-vous un exemple concret de stratégie frugale en la matière ?

Par exemple, comment empêcher les gens de s’installer sur des terrains nécessaires à l’expansion d’une ville ? Car une fois que les gens s’y sont installés, il devient très compliqué de les déplacer pour y construire des infrastructures. Pour ce faire, certains pays ont décidé de planter des rangées d’arbres à l’endroit où ils avaient l’intention de construire plus tard une route. C’est une solution efficace et très bon marché.

On ne peut tout pas faire depuis la présidence.

À vous écouter, la gouvernance est la véritable clé du développement…

Pas forcément. Le Bangladesh a réussi à se hisser au niveau des revenus moyens supérieurs en dépit d’une très mauvaise gouvernance. Cela s’est fait grâce à des mouvements sociaux très forts, issus de la base. Le pays a également eu la chance, qu’un jour, une entreprise étrangère parie sur lui dans l’industrie du vêtement, puis qu’une multitude d’entreprises l’imitent. Ce qui a donné naissance à une industrie du vêtement à croissance rapide. Il est donc possible d’y arriver avec une mauvaise gouvernance… Mais c’est beaucoup plus facile avec un bon gouvernement.

Quel type de gouvernance préconisez-vous, justement, en matière d’urbanisation ?

Décentralisation, décentralisation, décentralisation. Il faut établir une administration municipale autonome et efficace. On ne peut pas tout faire depuis la présidence. Il faut être prêt à déléguer les pouvoirs de décision aux municipalités afin que celles-ci renforcent leurs capacités organisationnelles et déterminent, par essais et erreurs, les moyens les plus simples et les moins coûteux de développer l’avenir de leur ville.

La productivité est au cœur des enjeux de développement et l’urbanisation doit précisément conduire à des gains de productivité. Que doivent faire les villes africaines pour amplifier ce mouvement ?

Elles doivent construire des zones industrielles. Il faut créer des clusters, des lieux où les entreprises peuvent se regrouper pour assurer leur connectivité. Ces zones industrielles ou ces zones de services doivent être faciles d’accès pour les travailleurs, faciles d’accès pour les intrants, et pour le marché. Les clusters qui sont bien connectés, à la fois aux travailleurs et aux marchés, c’est ça la clé.

Source: JeuneAfrique

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