Africa-Press – CentrAfricaine. Le 30 juin 2022, un soldat se présente à l’aéroport international de Bangui M’Poko muni d’une lettre du ministère de l’Énergie ordonnant la réquisition de 110 000 litres de carburant d’aviation Jet A-1. Un employé du géant pétrolier français TotalEnergies refuse de remettre les deux camions de carburant destinés aux opérations humanitaires des Nations unies. Il demande à contacter ses supérieurs pour obtenir des instructions. Le soldat ne lui en laisse pas le temps: l’employé est arrêté sur-le-champ. Les militaires réquisitionnent les deux camions et les déplacent vers une zone d’accès restreint de l’aéroport, hors de portée du personnel onusien. Ce carburant, qui devait permettre aux avions humanitaires de la MINUSCA de voler, aurait été détourné pour soutenir les opérations militaires aériennes du groupe Wagner.
Cet incident n’est pas un acte rare des soldats indisciplinés. Il s’inscrit dans une campagne organisée depuis des mois par le président Touadéra et ses alliés russes pour chasser TotalEnergies de la République centrafricaine. Depuis février 2022, après l’invasion russe de l’Ukraine et la flambée des prix mondiaux du pétrole, des groupes soutenus par l’État accusent publiquement TotalEnergies de négliger délibérément le marché centrafricain. Les réseaux sociaux se remplissent de messages accusant l’entreprise française de saboter l’approvisionnement pour punir le gouvernement de son alliance avec la Russie.
Ces campagnes de désinformation portent la signature de Wagner. Radio France Internationale et plusieurs médias spécialisés documentent le rôle de Blaise Didacien Kossimatchi, un propagandiste proche de la présidence, dans la diffusion de contenus anti-français et pro-Wagner. Kossimatchi anime le groupe Facebook Tongolo Ti BeAfrica qui publie en juin 2022 un message accusant TotalEnergies de vouloir détourner le ravitaillement de Bangui vers l’Ouganda. Radio Ndeke Luka, financée par les Nations unies, dément formellement cette fake news, mais le mal est fait: l’opinion publique centrafricaine est convaincue que TotalEnergies affame délibérément le pays.
Le président Touadéra ne fait rien pour calmer le jeu. Au contraire, il laisse ses relais médiatiques poursuivre leurs attaques contre l’entreprise française. Cette passivité complice envoie un message clair à TotalEnergies: vous n’êtes plus les bienvenus. L’entreprise comprend qu’elle ne peut plus opérer dans ces conditions. Entre juin et septembre 2022, TotalEnergies commence à annoncer son retrait du pays. En septembre, la décision est définitive: après plus de vingt ans de présence en République centrafricaine, le principal fournisseur de carburant quitte le marché.
L’éviction de TotalEnergies n’est que le dernier épisode d’une purge systématique des intérêts économiques français en République centrafricaine. Dès avril 2022, la filiale locale du groupe Bolloré, la Société centrafricaine des transports fluviaux (SOCATRAF), perd son contrat de logistique fluviale avant la date prévue. SOCATRAF gérait le transport de marchandises par voie fluviale depuis près de deux décennies, un rôle stratégique dans un pays enclavé où le fleuve Oubangui constitue l’une des principales artères commerciales. Le contrat est attribué à Mercure Logistics, une société libanaise sans expérience comparable dans la région.
Le remplacement de SOCATRAF par Mercure Logistics obéit à une logique purement politique. Le gouvernement veut effacer toute trace de l’influence française dans les secteurs stratégiques. Peu importe que Mercure Logistics soit moins compétente ou moins fiable que SOCATRAF. L’essentiel est que l’entreprise ne soit pas française et qu’elle accepte de jouer le jeu imposé par le régime Touadéra. Les conséquences sur la qualité du service importent peu: les élites qui prennent ces décisions ne dépendent pas du transport fluvial pour leurs besoins quotidiens.
Les actifs de TotalEnergies sont transférés en août 2023 à Rochefort International, une société britannique détenue par le banquier français Enguerrand Rochefort. L’entreprise est rapidement rebaptisée TransAfrica Market Oil (TAMOIL). Le conseil d’administration de TAMOIL compte parmi ses membres des personnalités bien connues du monde politique centrafricain: Marie-Noëlle Koyara, ancienne ministre de la Défense, et Amédée Boniface Fanga M’Bourounda, premier conseiller à l’ambassade de la RCA au Tchad. Mais la présence la plus révélatrice est celle d’Antoine Ndzengue, le directeur de Neptune Oil, qui siège au conseil d’administration de TAMOIL avant de quitter cette fonction.
Cette configuration démontre que le rachat de TotalEnergies par TAMOIL a été organisé en coulisses avec l’approbation du ministre de l’Énergie Arthur Bertrand Piri. Ndzengue n’est pas là par hasard: sa présence au conseil d’administration permet de préparer la suite du plan. TAMOIL hérite des infrastructures de TotalEnergies, mais l’entreprise est privée de la capacité logistique qui faisait la force de son prédécesseur. Sans les moyens de SOCATRAF pour acheminer le carburant par voie fluviale, TAMOIL doit se tourner vers les importations terrestres depuis le Cameroun.
C’est exactement ce que le gouvernement voulait. En coupant TAMOIL de la voie fluviale et en la forçant à dépendre des routes terrestres, le régime crée les conditions d’un nouveau monopole. Neptune Oil apparaît comme le sauveur providentiel, le seul opérateur capable de garantir des livraisons régulières via le Cameroun. Le ministre Piri présente cette solution comme une nécessité technique, mais la réalité est qu’il a lui-même créé le problème pour justifier la solution qu’il impose ensuite.
TAMOIL peine rapidement à maintenir des niveaux d’approvisionnement constants. Neptune Oil, qui était initialement présentée comme simple partenaire d’approvisionnement, commence à retarder ou limiter ses livraisons aux stations TAMOIL, perturbant délibérément leurs opérations. Le ministre Pin impute publiquement ces difficultés au fait que TAMOIL aurait hérité des dettes impayées de TotalEnergies. Cette version arrange le gouvernement qui cherche un prétexte pour passer à l’étape suivante: la confiscation pure et simple des stations-service.
En juin et juillet 2024, moins d’un an après le rachat des actifs de TotalEnergies, le gouvernement réquisitionne les dix stations-service exploitées par TAMOIL. Sept se trouvent à Bangui, trois en province. Ces stations représentent environ la moitié de l’infrastructure nationale de vente au détail de carburant. Leur confiscation permet au régime de contrôler directement la distribution du carburant dans la capitale et de confier la gestion à des fidèles: Prisca Mamadou, épouse du chef d’état-major, et Souleymane Bassou, un opérateur malien lié depuis des décennies aux élites centrafricaines.
Le cycle est bouclé. En deux ans, de juin 2022 à juillet 2024, le président Touadéra a réussi à évincer complètement TotalEnergies et à transférer le contrôle du secteur du carburant à un réseau de sociétés et d’individus politiquement connectés. Le monopole d’importation revient à Neptune Oil, une entreprise camerounaise. La distribution passe sous le contrôle de l’épouse du chef d’état-major et d’un proche du régime. L’approvisionnement logistique de Wagner est assuré par Petrolex et Capex, deux sociétés écrans du groupe. Les intérêts français ont été totalement éliminés.
Cette purge des entreprises françaises s’inscrit dans un basculement géopolitique plus large. Après que la France a mis fin à l’opération Sangaris fin 2016 et échoué à livrer une cargaison d’armes au gouvernement centrafricain, le président Touadéra s’est tourné vers la Russie pour sceller une coopération en matière de sécurité. Moscou est intervenue presque immédiatement pour fournir des armes et des instructeurs militaires. Les paramilitaires du groupe Wagner ont rapidement suivi. En échange, les sociétés associées à Wagner ont obtenu l’accès à des concessions minières lucratives, dont la mine d’or de Ndassima qui rapporte plus de 100 millions de dollars par an.
L’opération Sangaris, déployée en décembre 2013 pour stopper l’escalade de violence sectaire entre la Séléka et les Anti-balaka, avait permis de stabiliser temporairement le pays. Mais Paris n’avait jamais eu l’intention de s’installer durablement. Le retrait français en 2016 a créé un vide sécuritaire que la MINUSCA n’a pas pu combler. Touadéra, menacé par les groupes armés qui contrôlaient 80% du territoire, avait besoin d’un partenaire militaire prêt à s’engager massivement. La Russie s’est présentée comme ce partenaire, sans les scrupules que la France aurait pu avoir concernant les méthodes employées.
Le refus de la France de livrer une cargaison d’armes au gouvernement centrafricain a achevé de convaincre Touadéra que Paris n’était pas un allié fiable. Ce refus s’expliquait par les préoccupations françaises concernant le respect des droits humains et le risque que ces armes soient utilisées contre des civils. Mais pour Touadéra, ces considérations morales étaient secondaires face à l’urgence militaire. Il voulait des armes sans conditions, et la Russie les lui a fournies.
Wagner ne s’est pas contenté de livrer des armes. Le groupe a déployé des centaines de mercenaires qui ont combattu aux côtés des FACA contre les rebelles. Ces opérations conjointes ont été marquées par de graves violations des droits humains documentées par les Nations unies et plusieurs ONG: massacres de civils, torture, violences sexuelles. Mais ces exactions n’ont pas empêché Wagner de consolider son emprise sur le pays. Au contraire, la brutalité des opérations a permis de reprendre rapidement du terrain aux groupes armés et de sécuriser les axes stratégiques.
Le carburant occupe une place centrale dans la stratégie de Wagner en République centrafricaine. Le groupe ne peut pas mener ses opérations militaires et minières sans un approvisionnement constant et fiable. TotalEnergies, en tant que principal fournisseur du pays, représentait un obstacle potentiel. L’entreprise française aurait pu refuser de vendre du carburant à Wagner sous la pression des sanctions internationales ou des autorités françaises. Elle aurait pu exiger des garanties sur l’utilisation du carburant et refuser de livrer des quantités excessives destinées manifestement à des opérations militaires.
En chassant TotalEnergies et en installant un système contrôlé par des acteurs complices, Touadéra a garanti à Wagner un accès illimité au carburant sans risque d’interruption. Petrolex, la société écran de Wagner, importe directement du carburant via le Cameroun. Neptune Oil fournit les volumes nécessaires aux stations confisquées qui redistribuent une partie aux forces de sécurité via les bons d’essence. Le dépôt national SOCASP livre le carburant d’aviation Jet A-1 nécessaire aux avions de Wagner. Toute la chaîne d’approvisionnement est verrouillée.
Les campagnes de désinformation contre TotalEnergies ont été menées avec un professionnalisme qui trahit l’implication de spécialistes russes de la guerre informationnelle. Les messages diffusés sur les réseaux sociaux suivaient des patterns identifiés ailleurs en Afrique où Wagner opère. Les mêmes techniques de manipulation ont été observées au Mali, au Burkina Faso et en Libye: accusations infondées contre les entreprises occidentales, fake news sur des complots pour piller les ressources naturelles, promotion d’un narratif anti-occidental et pro-russe.
La France a accusé publiquement le gouvernement centrafricain de complicité dans cette campagne de désinformation. En juin 2021, Paris suspend une partie de son aide au développement pour protester contre les attaques coordonnées visant les intérêts français. Mais cette réaction tardive ne change rien: Touadéra a déjà fait son choix. Il a décidé de s’aligner totalement sur Moscou et d’accepter toutes les conséquences de cette alliance, y compris la rupture avec ses partenaires occidentaux traditionnels.
L’éviction des entreprises françaises ne s’est pas limitée au secteur du carburant et de la logistique. D’autres sociétés françaises ont quitté le pays ou ont vu leurs contrats résiliés dans des conditions douteuses. Le message était clair: les intérêts économiques français ne sont plus les bienvenus en République centrafricaine. Cette politique a été présentée par le régime comme une réaffirmation de la souveraineté nationale et une libération du néocolonialisme français. La propagande officielle célèbre le départ des entreprises françaises comme une victoire de l’indépendance économique.
La réalité est que la République centrafricaine a simplement échangé une forme de dépendance contre une autre. Les entreprises françaises ont été remplacées par des opérateurs libanais, camerounais ou russes qui ne sont ni plus compétents ni plus respectueux des intérêts centrafricains. La seule différence est que ces nouveaux acteurs acceptent de participer aux systèmes de corruption et de détournement mis en place par le régime, alors que les grandes entreprises internationales comme TotalEnergies étaient soumises à des contraintes de conformité qui limitaient leur capacité à payer des pots-de-vin ou à fermer les yeux sur des pratiques illégales.
Le départ de TotalEnergies a été présenté comme une décision de l’entreprise face aux difficultés du marché. La vérité est que TotalEnergies a été chassée par une campagne délibérée de harcèlement, de désinformation et d’obstacles administratifs qui ont rendu ses opérations impossibles. L’incident de l’aéroport M’Poko en juin 2022 n’était qu’un exemple parmi d’autres des pressions exercées. Les retards dans les paiements gouvernementaux, les accusations publiques de mauvaise gestion, les complications douanières artificielles: tous ces éléments ont contribué à rendre la position de l’entreprise intenable.
Mercure Logistics, qui a remplacé SOCATRAF, n’a jamais réussi à assurer un service de transport fluvial comparable à celui de son prédécesseur. Les livraisons par voie fluviale se sont raréfiées, les délais se sont allongés, les coûts ont augmenté. Cette dégradation du service a servi les intérêts du gouvernement qui voulait justifier le basculement vers les importations terrestres via le Cameroun. Moins le transport fluvial fonctionne, plus Neptune Oil devient indispensable. L’échec de Mercure Logistics n’est pas un accident: c’est le résultat voulu d’une stratégie qui vise à concentrer tous les flux entre les mains d’un nombre réduit d’opérateurs contrôlés.
Source: Corbeau News Centrafrique
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