Africa-Press – CentrAfricaine. Sous le soleil d’un chaud mois de juillet, les châteaux perchés d’Aguilar, de Quéribus et de Peyrepertuse triomphent fièrement sur la garrigue. Dans cette chaleur écrasante où tout semble figé sous le poids du soleil, le visiteur peu aguerri n’y perçoit que le chant rythmé des cigales. Mais aussitôt la nuit tombée, les mêmes falaises calcaires qui surplombent le paysage s’animent d’une vie insoupçonnée. Parmi les habitants nocturnes, Porcellio duboscqui, cloporte endémique de l’est du massif pyrénéen, parcourt les parois, tandis que Dolichopoda linderii, discret orthoptère, émerge des anfractuosités rocheuses pour s’activer dans la pénombre. Ici, chaque pierre raconte non seulement l’histoire de l’Homme, mais aussi celle d’un écosystème riche et méconnu. Celui-ci, lié à la géographie et à la faible empreinte humaine, ajoutent une valeur écologique inestimable à la candidature de ces sites au patrimoine mondial de l’Unesco.
Patrimoine mondial de l’Unesco
En janvier 2025, la France doit déposer officiellement le dossier de candidature à l’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco du « système de forteresses de la sénéchaussée de Carcassonne (XIIIè – XIVè siècles.) ». Le dossier porté par le département de l’Aude et affiné depuis plus de dix ans par l’Association Mission Patrimoine Mondial (AMPM) concerne huit monuments répartis entre les départements de l’Aude et de l’Ariège: les fortifications de Carcassonne et autour d’elles, les châteaux de Lastours, Termes, Aguilar, Peyrepertuse, Quéribus, Puilaurens et Montségur.
Cet ensemble architectural illustre une période charnière de l’histoire: il constitue un témoignage exceptionnel du système défensif territorial conçu et administré par le roi de France après la Croisade contre les Albigeois, ce qui leur confère une Valeur Universelle Exceptionnelle (VUE). Ce n’est qu’au terme de ces 18 mois, soit au mois de juillet 2026, que l’Unesco se prononcera définitivement quant au classement du système de forteresses de la sénéchaussée de Carcassonne. Il s’agirait du onzième site classé à l’Unesco dans la région Occitanie.
L’Aude championne de la biodiversité
Lorsque l’on évoque la candidature des forteresses médiévales de la sénéchaussée de Carcassonne au patrimoine mondial de l’Unesco, l’attention se porte naturellement sur leur valeur historique et architecturale. Pourtant, ce serait oublier le caractère doublement exceptionnel de ces sites. De par ses influences climatiques diverses (atlantique, montagnarde, méditerranéenne), ses gradients d’altitude ainsi que sa géologie variée, l’Aude est dotée d’une richesse naturelle unique.
Classé dans les trois à quatre premiers départements de France en termes de biodiversité végétale (avec les Alpes-Maritimes, les Pyrénées-Orientales et le Var), le département comporte 3300 espèces végétales, contre 6000 en France, expliquait Christophe Savon lors de son intervention à Cucugnan le 8 octobre dernier: « On passe des pelouses très sèches méditerranéennes où il pleut 250 millimètres par an (exemple de Tuchan en 2023) aux tourbières de montagnes, à Montségur où il pleut environ 1000 millimètres par an. On arrive à des forêts de pins à crochets à 1600 mètres d’altitude et au milieu on passe par des formations de concrétions calcaires que l’on appelle des « tufs » ou des travertins, associations de mousses et de l’eau calcaire. On a quelques zones de maquis, des zones où il n’y a pas de végétation (falaises, pavements), des pelouses rupicoles, des cours d’eau et leur végétation riveraine. Il y a une incroyable diversité d’habitats et d’espèces liées à ces habitats ».
Avec sa collègue Lucie Garnier, elle aussi chargée d’études naturalistes pour le bureau d’étude Sud-Ouest Naturalistes, Christophe Savon a été missionné par l’AMPM et le département de l’Aude pour mener une étude prospective sur la prise en compte des enjeux de biodiversité et du dérèglement climatique dans la gestion de ce bien culturel. Dans un entretien, il décrypte pour Sciences et Avenir les tenants et aboutissants de cette étude.
Sciences et Avenir: Pourquoi s’intéresser à la biodiversité dans la candidature d’un bien culturel au patrimoine mondial de l’Unesco ?
Christophe Savon, chargé d’études naturalistes : Cela vient d’une demande du comité de relecture et d’appréciation de la candidature française du bien culturel au patrimoine mondial de l’Unesco: elle consistait à intégrer, d’une part, la thématique de la biodiversité, d’autre part, la thématique du changement climatique et notamment ses conséquences sur l’état de conservation de la biodiversité.
En cela, l’étude prospective sur la biodiversité qui nous a été demandée a pour but de faire un état des lieux actuel, mais aussi un état des lieux supposé de la biodiversité eu égard aux conséquences du changement climatique. L’autre facteur qui a été pris en compte est le changement d’usage des terres, ce dernier étant aussi lié au changement climatique.
Quand on emprunte les sentiers qui montent jusqu’au château, la biodiversité est omniprésente. C’est ce qui crée le paysage. Ce sont les boisements, les garrigues, les pelouses, tous les milieux environnants qui font le charme du secteur. Étant moi-même allé visiter les châteaux régulièrement, j’ai vu à quel point les gens étaient curieux, s’interrogeaient sur ce que l’on pouvait voir dans ce secteur. Le bien est certes culturel, mais la biodiversité et le paysage étant liés, elle fait partie intégrante de la candidature. C’est une première sur un bien culturel en France. Le Ministère de la Transition Écologique s’intéresse à la démarche qui a été menée, dans le but de l’appliquer à d’autres candidatures Unesco.
On parle de Valeur Universelle Exceptionnelle (VUE) du bien culturel. En quoi la biodiversité a-t-elle également un caractère exceptionnel à l’échelle du bien culturel ?
La VUE est la ligne directrice de la candidature. En termes de biodiversité, la VUE a été déterminée suivant trois caractéristiques: 1) la diversité en espèces ; 2) le taux d’endémisme: d’une part, la zone méditerranéenne, d’autre part la zone est-pyrénéenne ont des secteurs d’endémisme assez élevé pour les plantes et des groupes d’invertébrés. À titre d’exemple, nous avons trouvé un cloporte endémique du secteur est-pyrénéen, qui vit sur les falaises calcaires (il est dit rupicole), bien exposées au soleil (thermophile) et qui a une activité nocturne ; 3) la contrainte des milieux: la verticalité, la xéricité (sécheresse), la pauvreté en éléments nutritifs (oligotrophie) ; face à cela, les espèces ont été sélectionnées et se sont adaptées à ces milieux: le fait que des espèces soient naines (nanisme), le fait qu’elles soient aplaties pour utiliser les interstices des rochers, la pilosité chez les plantes, l’absence de feuilles ou leur coriacité pour limiter l’évapotranspiration sont quelques exemples des adaptations qui ont permis à ces espèces de s’implanter dans ces milieux contraints.
Si cet ensemble architectural venait effectivement à être inscrit au patrimoine de l’Unesco, quelles sont les menaces qui pourraient peser sur ces milieux à l’avenir ?
La menace principale est une accélération du risque incendie. Sur la période estivale, période de grosse affluence touristique, la sensibilité des milieux naturels aux risques incendie augmente. La région méditerranéenne, de par son climat, est soumise à des incendies régulièrement, et une partie de la végétation est adaptée à ces conditions. Ce qui pose problème aujourd’hui, c’est la récurrence accélérée des incendies: par exemple, certains habitats peuvent être parcourus tous les cinq ou dix ans par un incendie.
C’est problématique, parce que cela sélectionne des espèces qui sont adaptées au feu, le Pin d’Alep, le ciste, le chêne kermès, ce qui conduit à une homogénéisation très rapide de la végétation. Ces espèces ont tout intérêt à créer une litière inflammable car plus il y a d’incendie, plus elles vont se développer. Par contre, si un incendie parcourt un milieu tous les 100, 200, 300, 400 ans, c’est moins problématique pour la végétation.
Bien sûr, il y a un impact immédiat sur les espèces mais il y a tout un tas d’espèces qui, en dormance dans le sol vont se développer grâce à un incendie. Par exemple, dans les Pyrénées-Orientales, nous avons pu observer après le passage d’un incendie sur un maquis dense la floraison d’un pied d’Orcanette jaune Alkanna lutea, une espèce dont les observations s’étaient largement raréfiées depuis plusieurs décennies dans le département. Les phénomènes naturels comme les incendies, les tempêtes ou autre vont recréer des éclaircies dans ces milieux et certaines espèces pourront alors s’y développer. C’est comme cela que fonctionnaient les systèmes naturels avant que l’Homme n’exploite ces milieux.
L’Homme a ouvert les milieux pour l’agriculture, il les a ainsi conservés. L’abandon progressif des pratiques agricoles traditionnelles telles que le pastoralisme contribue aujourd’hui à une dynamique inverse: la fermeture et l’homogénéisation des paysages, phénomène que l’on peut observer globalement à l’échelle du bien culturel en contexte méditerranéen, appauvrit les habitats, au moins transitoirement, et accentue les risques d’incendie dans ces zones naturelles sensibles.
C’est transitoire car il ne faut pas négliger la richesse d’une chênaie verte mature dans l’accueil d’espèces patrimoniales. À l’échelle du pourtour méditerranéen, l’embuissonnement des anciens parcours pastoraux est une tendance observée sur la zone nord-méditerranéenne. Au Maghreb, c’est une tendance inverse, avec souvent une surexploitation des parcours.
Une autre menace pourrait être le dérangement de l’Homme. Il est tout de même relativement limité dans le sens où les accès aux châteaux sont bien bornés, ce qui limite le risque de piétinement et les sites sont fermés la nuit ce qui n’affecte pas l’activité nocturne de certaines espèces.
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