
Africa-Press – CentrAfricaine. Quelle est la masse d’un neutrino, cette particule de matière fantomatique, à la fois la plus légère et l’une des plus abondantes de l’Univers ? Depuis 1998, lorsque l’expérience japonaise Super-Kamiokande a prouvé que les neutrinos oscillent – ce qui implique nécessairement qu’ils ont une masse – les physiciens tentent de la mesurer, ou tout du moins de s’en approcher au plus près. C’est l’objectif de l’expérience KATRIN (Karlsruhe Tritium Neutrino experiment), située en Allemagne. Après cinq campagnes de mesure étalées sur 259 jours, et 36 millions d’événements analysés, l’équipe a livré un nouveau résultat dans la revue Science ce jeudi 10 avril 2025. Non pas la valeur exacte, mais une limite supérieure: 0,45 électronvolt (eV), avec un niveau de confiance de 90 %. « C’est ce qu’on peut faire de mieux sur Terre aujourd’hui « , souligne pour Sciences et Avenir Thierry Lasserre, physicien au CEA et à l’Institut Max Planck. Ce seuil améliore d’un facteur deux le précédent résultat de KATRIN. La masse du neutrino est donc au moins un million de fois plus petite que celle de l’électron, déjà pas bien grosse…
Les neutrinos traversent la Terre sans encombre
Bien sûr, il n’est pas question de « peser » un neutrino – ce serait impossible. Bien qu’extrêmement abondants dans l’Univers, les neutrinos interagissent très peu avec la matière, traversant la Terre sans s’y arrêter. Pour contourner cette difficulté, les chercheurs de KATRIN ont recours à une approche indirecte, fondée sur l’analyse d’un phénomène bien connu: la désintégration bêta du tritium, un isotope radioactif de l’hydrogène. Ce processus libère une énergie fixe qui se partage entre l’électron émis et un antineutrino électronique, sachant que neutrino et antineutrino ont une masse identique. « On va regarder les cas où l’électron emporte presque toute l’énergie disponible. Le neutrino reçoit alors très peu d’énergie cinétique [liée à sa vitesse]. Par conservation de l’énergie, toute déviation de l’énergie maximale des électrons reflète la masse du neutrino, selon l’équation E=Mc2 [ou E est l’énergie, M la masse, et c la vitesse de la lumière] », explique Thierry Lasserre.
KATRIN se focalise donc sur les électrons situés à l’extrémité haute du spectre énergétique. Pour les détecter, l’installation déploie sur 70 mètres une chaîne de mesure sophistiquée: une source de tritium gazeux, un système de guidage magnétique, et un spectromètre géant (10 mètres diamètre) de haute résolution. « C’est une mesure d’une précision extrême, un peu comme si vous deviez estimer votre taille au millionième de mètre près, et de manière fiable durant des années », insiste Thierry Lasserre.
KATRIN et DESI à la chasse aux neutrinos
Mais les neutrinos sont décidément au cœur de l’actualité scientifique. En mars dernier, la collaboration DESI (Dark Energy Spectroscopic Instrument), qui étudie l’action de l’énergie noire à travers l’histoire du cosmos, a elle aussi fourni une contrainte sur leur masse. Elle a établi que la somme des masses des trois espèces de neutrinos existant ne peut excéder 0,064eV (avec un niveau de confiance de 95%). Ce qui signifie, pour une particule seule, une valeur inférieure à environ 0,021 eV — soit bien plus contraignante que le seuil de 0,45 eV fixé par KATRIN.
« Oui, la cosmologie fait mieux, concède Thierry Lasserre. Mais à condition d’accepter les hypothèses du modèle cosmologique utilisé ». Car là où KATRIN mesure directement l’impact de la masse du neutrino, DESI déduit ses résultats de l’effet des neutrinos sur la formation des grandes structures de l’Univers. Une méthode indirecte, tributaire du modèle théorique utilisé pour décrire l’évolution cosmologique. Or, les expériences d’oscillation de neutrinos, menées sur Terre, imposent une masse minimale pour les neutrinos, de l’ordre de 0,06 eV. Soit une valeur très proche du maximum autorisé par les résultats de DESI. « L’écart entre masse minimale et maximale se resserre, et l’on voit se profiler une anomalie », alerte Thierry Lasserre. Toutefois, certains cosmologistes — dont ceux de DESI — envisagent de revoir la nature de l’énergie noire, en la rendant dynamique plutôt que constante. Il se trouve que ce changement, décidé pour d’autres raisons, permettrait de relâcher la contrainte sur la masse des neutrinos. « Mais l’idéal, ce serait de mesurer une bonne fois pour toutes la masse des neutrinos sur Terre, et de l’injecter ensuite dans les modèles cosmologiques « , plaide le physicien.
Passer au crible 250 millions de neutrinos
La collaboration KATRIN n’a ainsi pas dit son dernier mot. Les données analysées jusqu’ici ne représentent qu’une fraction du total enregistré. « Nous avons encore trois ans de données en attente d’analyse, ce qui devrait faire passer notre total de 36 millions à 250 millions d’électrons », précise Thierry Lasserre.
De quoi espérer atteindre une sensibilité de 0,3 eV, voire un peu moins. Mais pour rivaliser avec les limites fixées par la cosmologie, il faudra franchir un cap technologique. « Il est déjà question d’un projet KATRIN++, qui viserait à améliorer encore la précision d’un facteur 10, explique le chercheur du CEA. Mais c’est un chantier d’au moins une décennie ». La saga du neutrino continue, entre expériences de laboratoire et observation du cosmos…
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