Histoire des Sciences : Marie Curie et L’étalon Radium

5
Histoire des Sciences : Marie Curie et L’étalon Radium
Histoire des Sciences : Marie Curie et L’étalon Radium

Africa-Press – Comores. Le 21 février 1913, Marie Curie déposait au Bureau international des poids et mesures (BIPM) de Sèvres (Hauts-de-Seine) un échantillon de 21,99 milligrammes de chlorure de radium, qui constituait l’étalon de mesure de la radioactivité. Elle voyait ainsi l’aboutissement d’un travail de longue haleine mené, qui plus est, durant trois années particulièrement éprouvantes dans une vie qui n’avait pourtant pas été épargnée par les drames et les difficultés.

Veuve depuis l’accident de la circulation qui, en 1906, avait coûté la vie à Pierre Curie, son époux et collaborateur, elle avait entrepris de continuer seule leur rêve de science. Si elle avait partagé avec lui – et avec Henri Becquerel, le découvreur de ce qu’il avait appelé les « rayons uraniques » – le prix Nobel de physique 1903 pour la découverte de la radioactivité, il avait fallu toute la pugnacité de Pierre pour que le nom de son épouse soit associé à la récompense. Encore n’avait-elle remporté qu’un quart du prix, et non un tiers comme l’aurait voulu la logique: le couple Curie avait été primé, pour moitié, comme une seule entité, l’autre moitié revenant tout entière à Henri Becquerel…

L’année 1911, qui devait pourtant se clore par la remise de son second prix Nobel – une première dans l’histoire de cette prestigieuse récompense -, avait commencé sous de bien mauvais augures, avec le rejet le 23 janvier de sa candidature à l’Académie des sciences, au terme d’une campagne durant laquelle ses adversaires avaient déversé leur haine de cette « étrangère » (elle était née Marya Skłodowska, à Varsovie, dans la partie de la Pologne alors annexée par l’Empire russe) et réaffirmé la conviction sexiste qu’une femme n’avait pas sa place dans l’auguste assemblée au sein de l’Institut de France. Mais pour elle, le cauchemar ne faisait que commencer.

La dame aux deux Nobel

Comme pour clouer définitivement le bec à ses détracteurs et autres calomniateurs, l’Académie des sciences de Suède avait défrayé la chronique en remettant en décembre 1911 le prix Nobel de chimie à Marie Curie. Elle était en effet déjà lauréate du prix de physique, remporté en 1903 conjointement avec son époux Pierre. C’était la première fois qu’un scientifique se voyait ainsi décerner deux récompenses – et que cet honneur soit rendu à une scientifique constituait un beau pied de nez à un milieu savant massivement machiste.

Mais pourquoi était-elle alors couronnée en chimie ? Et pourquoi l’avait-elle été en physique en 1903, alors que la découverte de deux éléments radioactifs et la purification du second comptaient parmi les réalisations marquantes de son travail sur la radioactivité ? Il faut aussi dire que les frontières entre les deux disciplines étaient devenues floues, principalement à cause du bouleversement que leur avait fait subir la découverte de la radioactivité, qui remettait en cause le principe d’immuabilité des éléments et réactiva le rêve alchimique de la transmutation.

Une liaison amoureuse qui tourne au scandale

Elle entretenait en effet depuis deux ans une liaison secrète avec Paul Langevin, ancien élève de son mari et éminent physicien, marié mais malheureux en ménage. Découvert par l’épouse trompée, l’adultère avait été étalé dans la presse et les ennemis de Marie, au premier rang desquels les plumitifs antidreyfusards de la presse d’extrême droite, s’en étaient donné à cœur joie pour calomnier et traîner dans la boue la première femme « nobélisée ». L’affaire avait pris des proportions inquiétantes, provoquant plusieurs duels – dont un impliquant Paul Langevin qui ne fit heureusement pas de victime – et poussant une foule enragée à saccager le rez-de-chaussée de la maison où Marie Curie vivait avec ses deux filles et son beau-père.

Le scandale s’envenima lorsqu’elle assista, du 30 octobre au 3 novembre 1911, au premier congrès organisé à Bruxelles par le chimiste et industriel belge Ernest Solvay. Paul Langevin faisait certes lui aussi partie des participants, qui représentaient la fine fleur de la physique de l’époque. Mais la presse à scandale, déjà déchaînée contre celle que l’on stigmatisait une nouvelle fois comme une « étrangère » – ayant de surcroît désuni un ménage « français » – présenta le colloque savant comme le prétexte à une nouvelle escapade clandestine des deux amants !

L’affaire s’était finalement soldée sans dommage, Marie n’ayant pas été poursuivie comme complice de l’adultère et le couple Langevin s’étant finalement réconcilié. Mais elle l’avait laissée éreintée et plus que jamais désireuse de mener la vie qu’elle avait toujours voulue, consacrée à sa passion pour la recherche, loin du tapage et des affres de la renommée.

Au milieu de la tourmente médiatique et personnelle qu’elle traversait, Marie Curie eut à mener encore un autre combat, mais cette fois sur le terrain qu’elle affectionnait: la recherche scientifique. Et un de ses chevaux de bataille à cette époque fut l’établissement d’un étalon du radium, qui offrirait une référence pour la mesure de la radioactivité.

« Reine du radium »

Lors de sa découverte – en partie fortuite – par Henri Becquerel, la radioactivité était détectée par son effet sur les émulsions photographiques qu’elle impressionnait, l’intensité des taches révélées au développement reflétant celle du rayonnement. Un des apports majeurs des époux Curie à l’étude de ce phénomène avait été de passer de cette approche qualitative et approximative à une mesure quantitative.

Ils avaient utilisé une propriété des rayonnements qu’ils étudiaient, celle d’ioniser l’air ambiant – d’arracher des électrons aux molécules (électriquement neutres) en les transformant en ions (électriquement chargés). En mesurant la conductibilité électrique au voisinage des substances radioactives, à l’aide d’un électromètre hautement précis conçu par Pierre avec son frère quelques années auparavant, les Curie étaient parvenus à déterminer indirectement, mais avec une grande précision, l’intensité de ces rayonnements.

C’est cette possibilité de quantifier finement la radioactivité d’un échantillon qui leur avait permis d’isoler le radium, présent en quantités infinitésimales dans les minerais d’uranium où ils avaient décelé sa présence. Mais comme Marie Curie l’écrivit en 1912 dans un article intitulé « Les mesures de radioactivité et l’étalon du radium », « toutes ces mesures […] sont rendues absolues quand on dispose pour les comparaisons d’une ampoule étalon contenant une quantité connue de radium. La préparation d’une telle ampoule suppose que l’on a pu peser avec précision une petite quantité d’un sel de radium bien défini. »

Et cet étalon du radium, elle entend bien en être la maîtresse d’œuvre, la garante et pour ainsi dire la gardienne ! L’obtention de ses précieux échantillons sera d’ailleurs l’objet d’âpres tractations entre la « reine du radium » et ses confrères qui, dans le monde entier, se sont lancés dans la course à la radioactivité en cherchant à élucider les arcanes de ce phénomène encore bien mystérieux. Ainsi, si elle les dispense de bon cœur au grand Ernest Rutherford, avec qui la concurrence bien réelle n’a jamais empêché des relations cordiales, elle refuse cette faveur à l’Américain Bertram Boltwood (pourtant un proche d’Ernest Rutherford), s’en faisant un ennemi juré – ou à tout le moins un adversaire acharné.

La tension était encore montée d’un cran lors du Congrès international de radiologie et d’électricité de Bruxelles en septembre 1910. Les participants avaient pourtant bien essayé de caresser la farouche physicienne dans le sens du poil en décidant de baptiser « curie » l’unité de mesure de la radioactivité qui devait être établie. Mais cet hommage de pure forme ne suffit pas à lui faire baisser la garde. C’est sur la définition même de ce « curie » qu’elle montra sa détermination, pour ne pas dire son intransigeance.

Elle remporte la bataille de l’étalon et de l’unité de la radioactivité

La physicienne obtint finalement gain de cause, mais son absence au gala de clôture de la rencontre, en raison de son état de santé fragile, fut interprétée comme un affront par ses adversaires, au premier rang desquels on retrouvait encore Bertram Boltwood. Ces tensions et ces rivalités n’empêchèrent pas la commission chargée de standardiser les mesures de radioactivité de confier à la physicienne la préparation de l’étalon international.

Marie Curie la combattante avait donc remporté la bataille de l’étalon et de l’unité de radioactivité, mais cette nouvelle victoire ne compta finalement pas parmi ses plus grands titres de gloire scientifique. Adapté pour mesurer des taux de radioactivité assez importants, le curie fut finalement abandonné au profit du… becquerel, unité bien plus commode dans les cas les plus courants. Quant aux méthodes de mesure elles-mêmes, celles employées par Marie Curie allaient être bientôt éclipsées par l’apparition du compteur Geiger, bien plus commode d’utilisation.

Mais sa carrière était loin d’être finie, et après avoir mis ses connaissances au service des soins aux blessés pendant la Première Guerre mondiale, elle allait réaliser son grand projet d’un institut du radium, consacré à la fois à la recherche fondamentale et aux applications médicales de la radioactivité.

Par Ivan Kiriow, journaliste scientifique et docteur en histoire des sciences. Il est l’auteur de « Fascinante Marie Curie », Larousse, 2024.

Pour plus d’informations et d’analyses sur la Comores, suivez Africa-Press

LAISSER UN COMMENTAIRE

Please enter your comment!
Please enter your name here