comment la CIA a eu la peau de Lumumba

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RDC : comment la CIA a eu la peau de Lumumba
RDC : comment la CIA a eu la peau de Lumumba

Africa-PressCongo Kinshasa. Le 17 janvier 1961, il y a tout juste soixante ans, disparaissait le premier chef de gouvernement congolais, assassiné après avoir été renversé avec la complicité de Washington. Un épisode sombre que Larry Devlin, le « Monsieur Congo » des services américains de 1960 à 1967, révélera un demi-siècle plus tard dans son passionnant récit, « CIA, Mémoires d’un agent ».

Léopoldville, 30 juin 1960. Avec la proclamation de son indépendance, le Congo sort enfin de la longue nuit coloniale. Le nouveau pouvoir est bicéphale : un chef de l’État aussi madré qu’indéchiffrable, Joseph Kasavubu, et un Premier ministre aussi charismatique qu’imprévisible, Patrice Lumumba. Dans les bars, on danse au rythme d’Indépendance Cha Cha, mais l’euphorie sera de courte durée.

Dès le 5 juillet, une mutinerie éclate dans le camp de Thysville (Mbanza-Ngungu), puis s’étend à la capitale. Une affaire de soldes, bien sûr, mais aussi une révolte contre l’encadrement belge maintenu sur place en vertu d’accords bilatéraux. « Pour l’armée, a l’impudence de dire le général Janssens, qui la commande, indépendance égale zéro. »

Le 11 juillet, c’est la riche province du Katanga, où règne l’« Union minière » belge, qui entre en sécession sous la houlette de Moïse Tshombe. Le Sud-Kasaï menace d’en faire autant. De partout, ce nouvel État-continent est au bord de l’implosion.

Un dur à cuire

C’est sur ces entrefaites que débarque, le 10 juillet 1960, au Beach de Léopoldville, le nouveau chef d’antenne de la CIA. Agent de la CIA depuis 1949, Lawrence (Larry) Devlin est un homme d’expérience et un dur à cuire. Sa « couverture » est celle d’un consul ordinaire, et son patron local est l’ambassadeur des États-Unis, Clare Timberlake.

Très vite, les deux hommes acquièrent une conviction, partagée à Washington par leurs supérieurs : Patrice Lumumba, le nationaliste du Kasaï, cofondateur du puissant Mouvement national congolais, devenu Premier ministre, est un homme dangereux. Communiste ? Non. Agent de l’URSS ? Sans doute pas. Manipulé et manipulable par les Soviétiques et le KGB ? Assurément. Il faut donc tout faire pour l’isoler.

Dans la plus grande discrétion, Devlin commence alors à sonder, en vue d’un éventuel recrutement, quelques-uns des leaders politiques congolais les plus en vue, réputés pour leur animosité à l’encontre de Lumumba : Albert Kalonji, chef des Balubas du Sud-Kasaï, Paul Bolya, un leader mongo de l’Équateur, Pierre Soumialot, le propre secrétaire privé de Lumumba, le syndicaliste Cyrille Adoula et, surtout, celui qui deviendra l’un de ses plus fidèles contacts, le ministre des Affaires étrangères, Justin Bomboko. Lumumba menace d’en appeler à une intervention soviétique si les Occidentaux ne bougent pas

En ce mois de juillet 1960, la situation se dégrade chaque jour un peu plus. À Matadi, sur la côte Atlantique, les parachutistes belges venus sécuriser leurs compatriotes et l’armée congolaise se battent à l’arme lourde. Le 13, Lumumba annonce la rupture des relations diplomatiques avec la Belgique et menace d’en appeler à une intervention soviétique si les Occidentaux ne bougent pas. Le 17, un premier contingent de Casques bleus de l’ONU débarque sur l’aéroport de N’Djili, avec à sa tête le général britannique Alexander, qui déclare, provocateur : « Les politiciens congolais ne sont pas encore descendus de leur arbre. »

Maelström de violences et de pillages

Au cœur de ce maelström de violences et de pillages, l’obsession des Américains est plus que jamais le Premier ministre. Non seulement les chancelleries socialistes – URSS, Tchécoslovaquie, Chine, Allemagne de l’Est, Ghana, Guinée – soutiennent Lumumba, mais son propre entourage est, selon la CIA, truffé d’« agents du KGB ». Lumumba disparaît de la couverture de Time au nom des intérêts suprêmes de l’Amérique

Nous sommes alors en pleine guerre froide, et les Américains ne reculent devant aucune pression pour contrer leur cible. Apprenant que le prestigieux magazine Time envisage de publier une cover story sur Lumumba avec sa photo à la une, l’ambassadeur Timberlake avertit son homologue en Belgique, lequel téléphone à son ami Henry Luce, le propriétaire de Time. Résultat : Lumumba disparaît de la couverture. Au nom des intérêts suprêmes de l’Amérique.

Dans un message câblé au siège de la CIA, Larry Devlin écrit : « Patrice Lumumba est né pour faire la révolution, mais il n’a pas les qualités nécessaires pour exercer le pouvoir après s’en être emparé. Tôt ou tard, Moscou prendra les rênes. Il croit pouvoir manipuler les Soviétiques, alors que ce sont eux qui tirent les ficelles. » Une prise du pouvoir par les communistes avec des conséquences désastreuses

Le 26 août 1960, Allen Dulles, le directeur de la CIA en personne, lui répond : « Si Lumumba continue d’être aux affaires, le résultat sera au mieux le chaos et au pire une prise du pouvoir à terme par les communistes, avec des conséquences désastreuses pour le prestige de l’ONU et les intérêts du monde libre. Son départ doit donc être pour vous un objectif urgent et prioritaire. »

Alors que l’ambassadeur Timberlake s’attelle à convaincre le président Kasavubu de démettre Lumumba (mais il faut, pour cela, un vote du Parlement), Devlin agit en sous-main pour saper l’autorité du Premier ministre. Avec l’aide d’agitateurs recrutés pour l’occasion – il dispose d’un budget de 100 000 dollars, somme considérable à l’époque –, le chef d’antenne de la CIA organise des manifestations anti-Lumumba qui, parfois, dégénèrent.

Le 5 septembre, Kasavubu limoge Lumumba et le remplace par Joseph Ileo. Mais le leader nationaliste se rebiffe, refuse de quitter son poste et obtient un vote du Parlement en sa faveur. La voie constitutionnelle semble bouchée. L’heure est donc venue, estime la CIA, de passer aux choses sérieuses : le coup d’État.

Après la mort de Lumumba, Mobutu réhabilite Kasa-Vubu à la tête du pays mais garde lui le commandement de l’armée qui fait face à une rébellion menée par les fidèles du Premier ministre assassiné… jusqu’à sa prise de pouvoir officielle, le 24 novembre 1965. © Archives Jeune Afrique

C’est alors qu’apparaît un certain Joseph-Désiré Mobutu. Certes, l’homme n’est pas un inconnu pour les Américains, mais ils saisissent mal ses motivations. D’un côté, ils le jugent modéré, compétent et pro-occidental ; de l’autre, ils n’ignorent pas qu’il fut l’un des plus proches collaborateurs de Lumumba, qui a fait de lui un secrétaire d’État, puis le chef d’état-major de l’armée. Bref, ce colonel d’à peine 30 ans est encore une énigme – qui ne tardera pas à s’éclaircir.

Un soir, en ce tout début de septembre 1960, Larry Devlin a rendez-vous avec Joseph Kasavubu à la présidence. Alors qu’il patiente dans un salon, surgit Mobutu. « J’avais très envie de vous parler, lui dit-il. J’en ai assez de ces jeux politiciens, ça n’est pas comme cela que nous allons construire un Congo fort, indépendant et démocratique. Et puis, les Soviétiques envahissent le pays. Savez-vous qu’ils ont envoyé une délégation au camp Kokolo pour enseigner le marxisme aux soldats et leur distribuer leur propagande ? Ils prétendent que vous, les Occidentaux, pillez le Congo alors qu’eux sont nos vrais amis. J’en ai parlé à Lumumba. Il m’a répondu de me mêler de mes oignons. J’ai réuni mes commandants de zones : tous sont d’accord avec moi. Alors, je vais être clair. L’armée est prête à renverser Lumumba et à mettre en place un gouvernement de transition composé de techniciens. Puis-je considérer que les États-Unis nous soutiennent ? »

À ce moment de la conversation, le ministre des Affaires étrangères Justin Bomboko, que Devlin considère pratiquement comme l’un de ses agents, s’introduit par une porte dérobée. Avant de s’asseoir aux côtés du colonel Mobutu, il glisse à Devlin un petit mot plié en deux sur lequel il a écrit : « Aidez-le. » Convaincu, le chef d’antenne de la CIA répond : « Je peux vous assurer que les États-Unis sont disposés à reconnaître un gouvernement de transition composé de civils. » Mobutu a une dernière requête : « J’ai besoin de 5 000 dollars pour mes officiers : si le coup échoue, leurs familles seront sans le sou. » Accordé.

Le 14 septembre 1960, Joseph-Désiré Mobutu s’empare une première fois du pouvoir. Lumumba est arrêté, un gouvernement civil au sein duquel Bomboko demeure ministre des Affaires étrangères est nommé, et les relations diplomatiques avec l’URSS, la Chine et la Tchécoslovaquie sont rompues. Mais il y a un hic. Mobutu, qui a placé Joseph Kasavubu en résidence surveillée, est de facto le chef de l’État. Aussitôt, Larry Devlin vient le voir : « Vous avez un gros problème de légitimité, lui dit-il, d’autant que vous avez congédié l’Assemblée nationale. Rétablissez Kasavubu. » Le « Chief of Station » de la CIA ne cache pas son admiration pour ce jeune colonel

« Légitimité ? Vous devriez dire hypocrisie ! » s’exclame Mobutu, très énervé. Mais il s’exécutera. A-t-il le choix ? À trois reprises au moins, au cours des semaines qui suivent le coup d’État, la CIA, mise au courant par l’un de ses informateurs dans l’entourage du très lumumbiste Pierre Mulele, permet à Mobutu de déjouer des tentatives d’assassinat. Devlin lui-même paie de sa personne en neutralisant par hasard un tueur alors qu’il rendait visite à son ami au camp Kokolo. Cela crée des liens, et le « Chief of Station » de la CIA ne cache pas son admiration pour ce jeune colonel à la silhouette frêle, d’un courage physique étonnant, capable de maîtriser une horde de mutins déchaînés et menaçants par la seule magie de son verbe et de son charisme.

Et puis, Mobutu est bien entouré. Le « groupe de Binza », dont il fait partie et qui le conseille, est composé de personnalités « amies » de la CIA, voire carrément recrutées : Bomboko bien sûr, Cyrille Adoula et le nouveau directeur de la Sûreté, Victor Nendaka, un ex-bras droit « retourné » de Lumumba, originaire de la Province Orientale et considéré comme particulièrement brillant.

Reste, bien sûr, l’hypothèque Lumumba. Bien que placé en état d’arrestation, l’ancien Premier ministre n’a toujours pas quitté sa résidence officielle. Pis, aux yeux de la CIA, il est désormais protégé par les Casques bleus de l’ONU. Le représentant du secrétaire général Dag Hammarskjöld à Léopoldville, l’Indien Rajeshwar Dayal, que les États-Unis tiennent en haute suspicion, a en effet obtenu que les soldats congolais soient remplacés par ceux de l’ONU. Lumumba multiplie les déclarations aussi courageuses qu’incendiaires. Bref, il faut en finir.

Joe a apporté toute une collection de poisons pour liquider Lumumba Le 19 septembre 1960, Larry Devlin reçoit un message particulièrement secret de Langley : « Un certain “Joe de Paris” arrivera à Léopoldville le 27 septembre ; il vous contactera, et vous devrez travailler ensemble. » Le jour dit, « Joe » et lui se retrouvent dans un bar, puis dans une maison sûre. « Joe » est chimiste, il travaille pour la CIA et il a apporté toute une collection de poisons pour liquider Lumumba.

« Qui a autorisé cette opération ? » interroge Devlin. « Le président Eisenhower en personne », répond « Joe », qui ajoute : « Ce sera à vous et à vous seul de l’exécuter. » Il lui tend alors un paquet dans lequel sont emballés les poisons : des poudres et liquides divers pour la nourriture, la boisson et même un dentifrice spécial. « Si notre homme se brosse les dents avec, il attrapera une poliomyélite foudroyante. Ni vu ni connu. »

Larry Devlin, qui n’est pas convaincu de la nécessité de supprimer Lumumba – « ce n’est tout de même pas Hitler », pense-t-il –, contacte néanmoins son seul agent dans l’entourage de Lumumba. Mais l’agent se rétracte : il n’a pas, assure-t-il, accès aux cuisines et aux appartements privés d’un Lumumba de plus en plus méfiant. Pendant les semaines qui suivent, Devlin traîne les pieds alors que Langley s’impatiente : « Où en êtes-vous, Larry ? » Larry sera sauvé par le gong.

Le 27 novembre 1960, par une nuit d’orage, Patrice Lumumba quitte clandestinement la capitale pour se rendre à Stanleyville (aujourd’hui Kisangani), son fief. Il sera arrêté quelques jours plus tard dans le Kasaï, sévèrement battu et ramené en avion à Léopoldville, avant d’être incarcéré au camp militaire de Thysville.

Rajeshwar Dayal supplie Hammarskjöld d’autoriser le contingent ghanéen de l’ONU à tenter un assaut pour le délivrer. Mais le secrétaire général, sous la pression directe des Américains, ne donne pas son feu vert. À tout le moins, l’opération empoisonnement est-elle abandonnée.

Alors que, de la Province-Orientale au Nord-Katanga, en passant par le Sud-Kivu, Antoine Gizenga, Pierre Mulele, Anicet Kashamura et la plupart des compagnons de Lumumba déclenchent l’insurrection, un autre plan américain émerge : faire en sorte que les Congolais s’occupent des Congolais. En d’autres termes : que l’armée se charge elle-même du sale boulot.

Le 13 janvier 1961, le camp de Thysville, où est détenu Lumumba, entre en mutinerie. Très vite, la CIA apprend que des soldats mécontents ont libéré l’ancien Premier ministre et envisagent de se placer sous ses ordres. À Léopoldville, tout le gouvernement est en proie à la panique, sauf Mobutu et Nendaka, qui, après avoir réquisitionné Kasavubu et Bomboko, s’envolent pour Thysville.

Une nouvelle fois, le chef d’état-major fait face à ses troupes, les retourne en sa faveur et ordonne que Lumumba soit de nouveau arrêté. Ficelé, le héros de l’indépendance est jeté dans un avion, direction Élisabethville (actuelle Lubumbashi), la capitale de la province sécessionniste du Katanga, où l’attend Moïse Tshombe, son ennemi juré.

Le visage tuméfié, Patrice Lumumba est aperçu le 17 janvier sur le tarmac de l’aéroport. Il sera fusillé le même jour. Le 20 janvier, à Washington, le président John Kennedy entre en fonction. À Langley, chacun se félicite de ce que la nouvelle administration n’ait pas à gérer le cas Lumumba. On ne sait jamais, avec ces démocrates… Cet article a été initialement publié dans le numéro 9 de La Revue : https://www.larevue.info/

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