Entre le Rwanda et la RD Congo, une discorde frontalière anachronique

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Entre le Rwanda et la RD Congo, une discorde frontalière anachronique
Entre le Rwanda et la RD Congo, une discorde frontalière anachronique

Africa-Press – Congo Kinshasa. Avec la montée en puissance du M23 dans le Nord-Kivu, la frontière entre le Rwanda et la République démocratique du Congo est l’objet d’une guerre des mots. Un débat axé sur l’identité qui semble aujourd’hui dépassé, chacune des parties s’appuyant sur une histoire mouvante et complexe.

Le 15 avril 2023 au Bénin, le président rwandais Paul Kagame a donné son point de vue historique sur la frontière qui sépare le Rwanda du Congo, à la suite de la résurgence de la rébellion du M23 : « Pour les Congolais d’origine rwandaise, les frontières tracées à l’époque coloniale ont divisé nos pays. Une grande partie du Rwanda a été laissée à l’extérieur, dans l’est du Congo, dans le sud-ouest de l’Ouganda, etc.

Dans ces régions d’autres pays, il y a des populations d’origine rwandaise. Mais ce ne sont pas des Rwandais, ce sont des citoyens de ces pays qui ont absorbé ces parties du Rwanda à l’époque coloniale. C’est donc un fait. C’est un fait historique. […] Et ces personnes ont été privées de leurs droits. » Bien qu’il n’y ait pas de revendication territoriale explicite dans son affirmation, celle-ci a été interprétée dans les milieux congolais comme un désir de redessiner les frontières du Rwanda et d’annexer une partie de la République démocratique du Congo (RDC).

Cette affirmation n’est pas tout à fait surprenante : même si il n’y a jamais eu une demande officielle à ce sujet, voilà des années qu’il est évoqué dans le discours public rwandais – au moins depuis la première guerre du Congo, en 1996-1998. Ainsi, cette déclaration du président rwandais alimente, côté congolais, les craintes d’une « balkanisation »1 et d’un scénario dans lequel le Rwanda (et parfois l’Ouganda) chercherait à annexer une partie du territoire congolais afin de profiter de ses ressources naturelles au détriment des Congolais. La guerre sur le terrain, dans le Nord-Kivu, se prolonge donc en une bataille de mots, dans laquelle l’Histoire est devenue une arme dans les luttes de pouvoir sur l’identité et la géopolitique.

Alors qu’au Rwanda ces arguments historiques remontent à la période précédant le partage de la région entre les colonisateurs allemand et belge – le Rwanda précolonial –, au Congo, ils s’appuient sur des revendications impériales ainsi que sur le principe de l’intangibilité des frontières africaines, tel que stipulé par l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1964. L’éminent historien congolais Isidore Ndaywel è Nziem a par exemple soutenu que non seulement le Rwanda n’a pas perdu de territoires au profit du Congo, mais que c’est le contraire qui s’est passé : « En ce qui concerne les frontières rwando-congolaises, il n’y a pas d’ambiguïté. Si l’on se réfère à la première carte de la région […] de 1885, c’est le Congo qui a des terres à reprendre au Rwanda, et non l’inverse, car sur cette première carte, la partie occidentale du Rwanda était congolaise.2 »

Or ce sont justement ces cartes – car il y en a eu trois – qui ont suscité beaucoup d’ambiguïtés. Elles avaient été dessinées par des Européens qui ne connaissaient qu’un lac à l’emplacement approximatif – et pour cause : aucun Européen n’avait mis les pieds dans la région du Kivu avant 1894. La première carte, produite par les Allemands en 1884 dans le cadre de la Conférence de Berlin (15 novembre 1884-26 février 1885), indiquait que la frontière était située sur le territoire congolais actuel. L’une des autres cartes divisait le Rwanda presque en deux pour l’ajouter à l’État indépendant du Congo, « propriété » du roi des Belges Léopold II. C’est l’existence de ces différentes cartes qui a conduit à des désaccords entre les puissances européennes, provoquant ainsi le conflit frontalier du Kivu entre l’Allemagne et l’État indépendant du Congo (puis, à partir de 1908, la Belgique). Ce n’est qu’en 1910 que les puissances européennes parvinrent à un accord. Sur le terrain, la frontière ne fut délimitée qu’en 1911.

UN DÉBAT SANS FIN

Il ne s’agit pas ici de dire que les frontières actuelles devraient être redessinées. Je ne prétends pas savoir où la « bonne » frontière aurait pu ou aurait dû se trouver. Le problème n’est pas tant l’endroit où ces frontières ont été tracées mais plutôt ce qu’elles ont fait et ce qu’elles font. Il ne s’agit pas non plus d’essayer d’expliquer si un endroit était « rwandais » ou « congolais » à un moment donné. Comme je l’affirme dans mon livre à paraître3, il est impossible de répondre à cette question : non seulement le « Congo » n’a vu le jour en tant qu’entité politique qu’à la suite de l’établissement de ces frontières coloniales, mais nous devons également être clairs sur ce que nous entendons lorsque nous parlons du « Rwanda » et sur la manière dont nous le définissons.

En effet, le « Rwanda » a existé en tant que royaume pendant plus de cent ans avant la colonisation. Cependant, il serait erroné de penser que nous pouvons comprendre ce qu’il était à l’époque en le regardant avec nos lunettes contemporaines. La signification du « Rwanda » n’a jamais été statique : en matière d’identité, de géographie et de structure politique, elle a varié de manière spectaculaire au fil du temps. Les débats actuels sur cette frontière sont politiques. Chaque « fait » historique peut faire l’objet de multiples interprétations, et ces interprétations sont la manifestation d’autres tensions politiques. Il est donc probable qu’il n’y aura jamais de fin – une interprétation historique finale et « vraie » – qui mette un terme au débat sur la frontière.

Contrairement à ce que l’on croit souvent au Congo, les personnes parlant le kinyarwanda – celles que l’on appellerait aujourd’hui les « Hutus » et les « Tutsis » – vivaient à l’intérieur des frontières de ce qui est désormais le Congo bien avant que les Européens ne décident de se partager le continent, en 1885. À Rutshuru par exemple, ils avaient leurs propres terres – souvent marquées par le ficus de leurs ancêtres –, leurs propres formes d’organisation sociopolitique et leurs propres chefs – « Hutu » ou « Tutsi », selon la localité. Dans le Sud-Kivu aussi, ils étaient présents. Aujourd’hui, selon la loi congolaise, ils sont Congolais – mais certains politiciens congolais mettent en doute leur citoyenneté et de nombreux Congolais la contestent4.

IDENTITÉS RÉGIONALES ET/OU CLANIQUES

Ces lieux et ces communautés peuvent-ils être considérés comme « rwandais » ? Sur ce point, tout dépend de la personne à qui l’on pose la question. À l’époque, il y avait plus d’une réponse possible et elle dépendait du contexte et de ce que l’on entendait exactement par « rwandais ». L’historien rwandais Emmanuel Ntezimana, par exemple, a établi une distinction entre « être rwandais » d’un point de vue culturel (ikinyarwanda) – une communauté culturelle – et « être rwandais » d’un point de vue politique – « les faits politiques et les événements militaires »5. Dans l’État-nation rwandais actuel, ces deux éléments coïncident, mais cela n’a pas toujours été le cas. Tous les locuteurs du kinyarwanda n’ont pas toujours été inclus dans le royaume rwandais. De même, toutes les personnes liées ou incluses dans le royaume rwandais n’ont pas toujours été nécessairement de culture rwandaise – elles étaient souvent originaires d’ailleurs.

De nombreux clans de Bugoyi par exemple, autour de ce qui s’appelle aujourd’hui Rubavu au Rwanda, juste de l’autre côté de la frontière avec Goma, revendiquaient leur descendance à Gishari, dans les montagnes du territoire Masisi (dans l’actuelle RDC). Aujourd’hui, nous appellerions probablement ce peuple « Hunde », et personne ne met en doute l’appartenance congolaise des Hundes. Les souverains du petit royaume Bukunzi – Mbirizi –, dans l’actuel district de Rusizi, au Rwanda, revendiquaient leurs origines à Bushi, dans le Sud-Kivu, en RDC. Même jusqu’au début du XXe siècle, de nombreuses communautés (qui vivent aujourd’hui dans les régions frontalières du Rwanda) défendaient une certaine forme d’indépendance vis-à-vis du royaume. Et, pour de nombreuses personnes vivant dans l’ouest du Rwanda, l’identité nationale « rwandaise » n’a jamais été la seule, ni la plus importante appartenance à laquelle les gens s’identifiaient au XIXe siècle.

Pour beaucoup, ce sont les identités régionales et/ou claniques qui étaient les plus importantes. Certains voudraient présenter cette défense de l’indépendance politique comme un clivage entre « Tutsis » et « Hutus », mais ils se trompent. Le meilleur exemple est le cas d’une partie du groupe que nous appelons aujourd’hui Banyamulenge : principalement d’origine « tutsie », ils ont fui la violence de l’État rwandais. À l’époque, ils étaient « culturellement » rwandais mais, politiquement, ils voulaient être indépendants. Rwandais dans un sens, mais pas dans l’autre lorsqu’ils ont déménagé, ils sont aujourd’hui Congolais. D’où l’incongruité de projeter les identités et les nationalités actuelles dans le passé, alors que les significations de ces étiquettes étaient fondamentalement différentes ou contestées à l’époque.

RÉSISTANCES AU COLON ET AU MWAMI

Une autre façon dont l’Histoire est parfois utilisée pour exprimer les aspirations territoriales du Rwanda consiste à faire référence à ses prouesses militaires. Pour cela, il convient de remonter aux trois dernières décennies du XIXe siècle, sous le règne du mwami (roi) Rwabugiri (de 1867 à 1895), l’un des bami (pluriel de mwami) les plus tristement célèbres du Rwanda. C’est sous son règne que la partie occidentale de ce qui est aujourd’hui le Rwanda a été beaucoup plus fermement intégrée au royaume rwandais. Rwabugiri est également connu des riverains du lac, tant sur la rive ouest que sur la rive est, en raison de ses campagnes militaires. Sur la rive occidentale – l’actuel Congo –, la plupart d’entre elles n’ont pas débouché sur une occupation durable. Pour Bushi et Idjwi par exemple, nous savons que la plupart des Rwandais associés à ces campagnes militaires étaient partis – ou avaient été chassés – avant même que les Européens n’occupent la région.

En revanche, pour ce qui est de l’actuel Rutshuru (RDC), nous savons que des tentatives d’occupation territoriale plus fructueuses ont été entreprises : Rwabugiri avait construit des résidences dans plusieurs endroits de la région – dont une dans l’actuel camp militaire de Rumangabo, par exemple. Là, il s’appuyait sur les dirigeants locaux – « Hutus » comme « Tutsis » – pour prélever certains impôts, et ces dirigeants écoutaient ses ordres « à distance », en maintenant des liens tout en conservant une position relativement autonome. Et, à d’autres égards, la société y différait de celle du cœur du royaume rwandais.

La question fondamentale n’est pas – ou ne devrait pas être – de savoir si ces événements ont eu lieu, mais comment ils sont racontés aujourd’hui et les significations qui leur sont attribuées. Au Rwanda, ces histoires sont souvent des représentations triomphantes du pouvoir et de la puissance du royaume rwandais. Mais elles omettent les contestations de ce pouvoir dans les zones sous contrôle direct ou indirect. Elles omettent également que le fait que certaines de ces principautés aient accepté des alliances et/ou des délégués du royaume rwandais ne signifiait pas que toutes les terres et tous les peuples situés entre ces îlots de contrôle direct ou indirect avaient accepté la suzeraineté rwandaise. La résistance s’est poursuivie jusqu’au tournant du XXe siècle – et même après. Ainsi, la résistance autour du culte de Nyabingi, dans la région du triangle frontalier entre le Rwanda, le Congo et l’Ouganda, visait non seulement le colonialisme européen, mais aussi les délégués du royaume rwandais. Les caravanes qui apportaient un tribut au mwami rwandais étaient souvent attaquées, et cela constituait un acte politique.

DES LIENS À TRAVERS LES FRONTIÈRES

Avant que le concept de frontières westphaliennes – coloniales – ne fixe les limites du pouvoir politique dans ces espaces « pour l’éternité » (ou du moins jusqu’à la chute du système étatique actuel), la formation d’un État était un processus continu et permanent accompagné d’une expansion territoriale et d’un repli, d’une intégration et d’une désintégration, ainsi que d’alliances changeantes.

Les affirmations selon lesquelles les frontières devraient être tracées sur la base d’une situation – déjà contestée – au XIXe siècle sont basées sur un instantané d’une époque particulière, elles ne prennent en compte qu’une seule perspective et effacent les contestations. Ce que les frontières coloniales ont fait, c’est fixer des formes de territorialité qui étaient moins permanentes auparavant et qui n’étaient pas nécessairement acceptées par tous. Projeter cette fixité sur un passé précolonial est donc anachronique.

Enfin, la frontière coloniale n’a pas seulement divisé ceux qui « sont rwandais » culturellement les uns des autres. Elle a également divisé des communautés qui ne partageaient peut-être pas la même langue et la même culture, mais qui avaient néanmoins des pratiques culturelles très similaires. Ces communautés étaient en outre liées par des liens de parenté, des pactes de sang et des liens commerciaux, et elles se sont souvent réfugiées les unes chez les autres en période de troubles, même avant la présence européenne.

Aujourd’hui, au Congo, les campagnes de Rwabugiri sont facilement mobilisées pour « prouver » que le Rwanda est l’ennemi naturel du pays. Mais cela masque les luttes internes dans les régions Shi, par exemple. Plus important encore, cela cache l’histoire des liens et de la solidarité à travers les frontières fluides des communautés autour du lac.

Les frontières coloniales sont un héritage tangible du système violent, raciste et extractif qu’était le colonialisme. Elles ont rendu les identités ethniques et nationales plus rigides et exclusives. En outre, le colonialisme belge a contribué à façonner la perception des locuteurs du kinyarwanda, et en particulier des Tutsis, comme des « immigrés éternels » au Congo. Mais ce n’est pas pour rien que l’OUA a acté en 1964 l’intangibilité des frontières. Aujourd’hui, il n’y a pas d’arguments historiques directs qui puissent justifier que la frontière rwando-congolaise soit redessinée. La question de savoir qui pouvait gouverner où, et sur quelle base cette autorité était fondée, était déjà contestée à l’époque.

Il s’agit d’une question politique et non historique. Le concept de « Congolais » n’existait pas à l’époque où ces frontières ont été tracées. Quant au concept de « Rwandais », il existait, mais il ne signifiait pas nécessairement la même chose qu’aujourd’hui – ou, pour le dire autrement, il ne signifiait pas la même chose partout dans les régions actuellement revendiquées et/ou considérées comme « rwandaises ». Se disputer aujourd’hui pour savoir qui appartient à quel territoire en projetant ces identités contemporaines dans le passé, avant que les frontières ne soient délimitées, n’a guère de sens. Ce que ces identités signifient aujourd’hui est, au moins partiellement, un produit de ces frontières, et non l’inverse.

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