Africa-Press – Côte d’Ivoire. C’est au siège de Brussels Airlines – des bureaux paysagers à quelques encablures de l’aéroport de Bruxelles-Zaventem – que Philippe Saeys-Desmedt, directeur des ventes pour l’Afrique subsaharienne du groupe Lufthansa depuis novembre 2018, nous reçoit.
Pas de changement géographique, donc, pour celui qui était, avant l’acquisition de 100 % de Brussels Airlines par le groupe Lufthansa (qui comprend, outre la compagnie allemande éponyme, Austrian, Swiss, Edelweiss ou encore Eurowings Discover), le vice-président pour l’Afrique du pavillon belge.
Et pour cause : Brussels Airlines se voulant le navire amiral du groupe sur le continent, c’est depuis le « centre de compétences » de Bruxelles qu’est géré l’ensemble des destinations africaines, toutes compagnies confondues. Un rapprochement qui s’est fait dès octobre 2018 entre les services commerciaux, progressivement rejoints en 2021 et 2022 par les services de gestion du réseau, de la tarification, de la gestion des recettes et enfin du marketing – seuls les équipages, correspondant au certificat de transporteur aérien (AOC) de chacune des compagnies, restent dans les bases opérationnelles respectives des différents pavillons. Une centralisation bénéfique pour la rapidité de la prise de décision, se félicite notre interlocuteur. Rencontre.
Jeune Afrique : Moins de trois mois après son retour à Ouagadougou, le 10 juin, Brussels Airlines a dû interrompre sa desserte en raison du coup d’État du 30 septembre. Comment gère-t-on ce type de problème ?
Philippe Saeys-Desmedt : On peut opérer aussi longtemps que les autorités aéronautiques d’un pays gardent la frontière aérienne ouverte. En général, les situations de fermeture de frontières ne durent pas très longtemps.
Quelques jours dans ce cas précis, au cours desquels nous avons dû annuler deux vols, car c’était un cas de force majeure. Le souci majeur concerne les passagers bloqués sur place. Conformément aux règles internationales, ils sont à notre charge et nous nous efforçons de les rerouter sur le premier avion possible, le problème étant que nous n’avions de visibilité sur le moment où l’espace aérien serait de nouveau accessible. On ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre.
Comment vous assurez-vous de la sécurité de votre personnel navigant ?
Nous avons plusieurs bases d’équipage : à Abidjan, à Monrovia, à Dakar, à Lomé, à Cotonou, à Kinshasa et à Entebbe. L’équipage qui fait la ligne Ouagadougou est basé à Abidjan, et s’y trouvait quand les frontières ont été fermées, le vendredi soir.
LUFTHANSA A STOPPÉ SES VOLS SUR ADDIS ABEBA ET DODOMA, MAIS AUGMENTÉ SES FRÉQUENCES SUR MOMBASA, LE KILIMANDJARO ET ZANZIBAR
Nous avons aussi du personnel local, et en tant qu’employeur, notre priorité est de veiller à la sécurité de nos agents. Dès que les premiers coups de feu ont retenti en ville, on s’est assuré que tout notre staff était bien rentré à la maison. Tout le travail de réorientation, de changement des réservations etc. a pu se faire en télétravail.
Au cours des derniers mois, le Sénégal et d’autres pays africains comme le Nigeria ou l’Afrique du Sud ont connu des pénuries de kérosène. Comment gérez-vous ces épisodes-là ?
Il m’est arrivé une fois, il y a trente-trois ans, d’avoir un avion de 250 passagers qui se posait dans un aéroport africain et de m’entendre dire qu’il n’y avait plus de carburant. De quoi donner des frissons !
Pénuries de carburants : sans raffineries, pas d’indépendance énergétique africaine
Mais en général on est prévenu à l’avance, ce qui nous permet d’étudier les alternatives, dans la région ou sur le vol du retour, en fonction de la distance et des limitations de poids à l’atterrissage. Nous choisissons souvent l’Espagne : Barcelone ou Malaga. Il faut compter deux heures de plus, mais au moins les passagers voyagent.
Comment les dessertes de l’Afrique ont-elles évolué au sein du groupe Lufthansa depuis le rachat de Brussels Airlines ?
Au moment de la fusion, Brussels Airlines avait 17 lignes vers l’Afrique subsaharienne. Après le Covid [et la lourde restructuration qu’a subie la compagnie], on est passé de 10 à 8 long-courriers, et nous avons donc dû fermer 2 escales, Ouagadougou et Conakry. Aujourd’hui, le Covid étant, espérons-le, terminé, le business va donc reprendre. Nous avons déjà réinjecté une nouvel appareil en juin, qui nous a permis de rouvrir Ouagadougou et Conakry.
Du côté de Lufthansa, nous avons dû fermer, pour des raisons économiques, Addis Abeba et Dar-Es-Salaam, mais nous avons augmenté nos fréquences sur Mombasa, le Kilimandjaro et Zanzibar. En outre, en Éthiopie, si notre présence n’est plus visible, nous avons néanmoins conservé nos alliances avec Ethiopian, qui nous vend des parts sur cette ligne.
Est-ce qu’une alliance de ce type ne freine pas la recherche de nouvelles escales à desservir en propre ?
Je ne crois pas. Comme tout transporteur, ce que nous allons regarder avant tout, c’est simplement la rentabilité, car l’ouverture d’une escale coûte cher, les avions coûtent cher, le carburant aussi – il a augmenté de 110 % depuis le début de la guerre en Ukraine.
Il faut donc faire vraiment attention à ce que l’on fait. Mais une fois que nous avons développé un plan d’action et que les chiffres que l’on nous propose sont positifs, on y va. L’exemple le plus frappant est Windhoek en Namibie, où nous avons commencé avec 3 vols par semaine en espérant que ça allait marcher, puis nous sommes passés de 3 à 6, puis à 7 et enfin à 10 vols par semaine, et cela en l’espace de quinze mois.
35 % DES PASSAGERS AU DÉPART DE DAKAR VONT À PARIS – C’EST ÉNORME
Quand vous ouvrez une nouvelle ligne, y a-t-il un effet post-Covid qui fait que vous êtes beaucoup plus pressant qu’avant pour qu’elle atteigne la rentabilité ?
Il faut du temps à une nouvelle ligne pour qu’elle trouve son public, a fortiori après le Covid, où l’on se rend compte que certains pays sont plus lents à reprendre que d’autres. Dans le cas de Conakry et de Ouagadougou, cependant, on minimise le risque, car toutes deux sont liées à une autre escale : Conakry est lié à Dakar, et Ouagadougou à Abidjan. Par conséquent, même si une escale ne remplit pas dans un premier temps les objectifs qui lui ont été assignés, l’autre va compléter.
Depuis que nous avons ouvert ces deux escales, nous sommes conformes à nos espérances et nous savons d’ores et déjà que l’introduction du nouvel avion ne sera pas remise en question par le groupe. On pense même déjà à un dixième appareil !
Le groupe Lufthansa a fait de Brussels Airlines son vaisseau-amiral sur les destinations africaines. Est-à-dire que la demande ne serait pas au rendez-vous depuis Francfort, Vienne ou Zurich ?
On n’est pas si loin de l’équilibre : Brussels Airlines dessert 17 villes en Afrique, Lufthansa et Swiss 14, sans compter Maurice et les Seychelles, que notre filiale Edelweiss opère de manière saisonnière.
DANS LA MAINTENANCE, L’AFRIQUE DE L’OUEST, EST UN TERRAIN À EXPLOITER
Notre répartition est aussi une question de langue : Lufthansa s’est spécialisé pour les destinations d’Afrique de l’Est et d’Afrique australe, ainsi que celles des pays pétroliers. Elle dessert le Nigeria, l’Angola, l’Afrique du Sud, la Namibie et le Kenya, alors que la Belgique a plutôt vocation à opérer sur les pays francophones, même si nous avons aussi quelques pays anglophones dans notre réseau, comme la Gambie, la Sierra Leone, le Liberia, le Ghana, l’Ouganda et le Rwanda. Mais 60 à 75 % de nos vols vont vers des pays francophones.
D’ailleurs, la plupart de nos passagers depuis Dakar ont la France comme destination finale, et 35 % vont à Paris – c’est énorme.
Quid du cargo ?
C’est Lufthansa qui commercialise les capacités de fret sur l’ensemble de nos destinations – y compris dans les avions de ligne Brussels Airlines, ce qui lui permet de disposer d’un réseau considérable.
Elle opère également des liaisons full cargo, notamment vers l’Afrique du Sud, le Kenya, et de façon opportuniste l’Afrique de l’Ouest.
Dans les opérations de maintenance (MRO), où êtes-vous présents en Afrique ?
Lufthansa Technik, la maison-mère pour cette activité, est la plus grande du monde, mais nous avons encore beaucoup de choses à faire en Afrique. Nos trois bases actuelles, en Égypte, au Rwanda et en Afrique du Sud, ne devraient être qu’un début. L’Afrique de l’Ouest, notamment, est un terrain à exploiter.
IL FAUDRAIT DÉVELOPPER LE TRANSPORT INTRA-AFRICAIN, QUI DÉBORDE DE POSSIBILITÉS, NOTAMMENT EN AFRIQUE DE L’OUEST
Est-ce que le groupe Lufthansa a l’intérêt ou l’envie d’investir dans une compagnie africaine ?
Et pourquoi pas ? Nous l’avons bien fait avec la compagnie italienne Air Dolomiti, nous avons donc déjà ce type de coopération, rien ne nous empêche de le faire également en Afrique, si on trouve le bon partenaire et que le business plan est positif. Ça doit être bien étudié, les deux parties doivent se mettre d’accord sur tout, même les plus petits détails.
[Pour rappel, entre 2010 et 2015, Brussels Airlines et le Groupe Forrest International s’étaient essayé au lancement d’une compagnie régionale en RDC, Korongo Airlines, NDLR]
Je pense qu’il y a suffisamment de lignes entre l’Europe et l’Afrique. Ce qu’il faudrait développer, c’est le transport intra-africain, il y a d’immenses possibilités, notamment en Afrique de l’Ouest, ne serait-ce qu’au Nigeria.
Mais ce pays connaît d’énormes problèmes de rapatriement des recettes pour les compagnies étrangères. Comment y réagissez-vous ?
En effet, il y a des problèmes de transfert quand vous vendez des billets en nairas : il peut se passer huit mois avant que vous puissiez récupérer vos recettes, a minima. C’est un grand frein au développement aérien. En ce qui nous concerne, nous avons limité nos ventes au départ du Nigeria et réduit nos fréquences : on est passés de 7 à 5 fréquences sur Lagos, ce qui a impacté également l’escale de Malabo desservie par le même vol.
Vous venez également d’émettre, sur l’Europe, des tarifs « verts » censés compenser les émissions de CO2 du vol. Est-ce transposable sur l’Afrique ?
Ce n’est pas envisagé pour l’instant. En revanche, nous y vendons du carburant d’aviation durable. On a ainsi signé cinq contrats au Nigeria récemment. C’est quelque chose qui commence à se développer, pas assez rapidement à mon goût. Ce n’est pas encore une priorité dans certains pays, mais je crois que cela va le devenir d’ici un an ou deux, parce que des quotas vont petit à petit se mettre en place. Les compagnies occidentales vont se l’imposer, et beaucoup d’États vont suivre et en faire une condition pour opérer sur leurs plateformes.
Est-ce que cela ne risque pas d’accentuer le gouffre entre les compagnies africaines qui pour beaucoup d’entre elles perdent déjà énormément d’argent et des compagnies internationales très puissantes ?
C’est un risque, et c’est-ce qui explique que le carburant durable ne soit pas une priorité pour l’instant en Afrique. Mais ça a commencé à se développer, et c’est un mouvement qui ne s’arrêtera pas.
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