Africa-Press – Côte d’Ivoire. Sciences et Avenir: Les missions scientifiques européenne Euclid et américaine DESI viennent de publier leurs premiers résultats. La première annonce une trentaine de résultats astrophysiques, quand la seconde annonce une fluctuation de l’énergie noire dans le temps. Quelle est votre analyse de ces résultats ?
David Elbaz: Ces résultats ne sont pas comparables. Dans l’exploitation des données d’Euclid, il y a à la fois la cosmologie et ce qu’on appelle la science « Legacy » (héritage), qui étudie galaxies et amas de galaxies. Ces études profitent de la finesse des images d’Euclid et de son grand champ d’observation, qui permet de capturer la lumière de millions de galaxies. La cosmologie en revanche nécessite beaucoup plus de données que ces publications préliminaires.
Une étape fondamentale sera franchie à l’automne lorsque des informations suffisantes pour une analyse cosmologique seront fournies au consortium. Les 34 premiers articles rendus publics par l’agence spatiale européenne présentent des découvertes sur les galaxies, en particulier sur les effets de lentilles gravitationnelles, ce qui permet de valider la qualité des observations Euclid. Elles montrent que Euclid fonctionne comme attendu, voire mieux, et que ses capacités techniques seront au rendez-vous pour atteindre ses objectifs principaux, à savoir caractériser l’énergie noire à travers ce qu’on appelle son équation d’état, qui est précisément au cœur des résultats annoncés par DESI.
Quels sont ces résultats ?
Les résultats de DESI montrent un écart avec ce qui était attendu. C’est extraordinaire ! Bien sûr, ces résultats peuvent être affectés d’incertitudes. Mais le niveau de confiance de ces mesures est déjà impressionnant ! Elles suggèrent que l’énergie noire a eu une phase de croissance puis de décroissance, et donc qu’elle change au cours du temps. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que nous n’avons plus de théorie pour expliquer la composante principale de l’Univers. C’est un résultat majeur, qui promet l’avènement d’une nouvelle physique. À quel point ? Cela reste à définir.
Notamment par les résultats d’Euclid ?
Oui. Pour être validés, ces résultats nécessitent d’être croisés avec ceux d’autres sondes qui ne sont pas affectées par les mêmes biais d’observation. C’est ce qui s’est passé pour la carte du fond diffus cosmologique. Les Américains en ont publié une carte en 2003 à partir des résultats de la mission WMAP, mais celles réalisées dix ans plus tard avec les données de la mission européenne Planck ont largement amélioré la résolution de ces mesures.
« Le champ scalaire associé aux axions pourrait constituer une explication unifiée, reliant l’absence actuelle d’antimatière à l’énergie noire »
À quelle échéance aurons-nous confirmation ou infirmation grâce aux données d’Euclid ?
Cela va prendre un an. Avec Euclid, nous nous intéressons aux lentilles gravitationnelles, qui servent notamment à mesurer le cisaillement gravitationnel (un phénomène de distorsion des images de galaxies distantes par des concentrations de masse d’avant-plan). Celui-ci permet d’établir des cartes précises, une sorte de « tomographie », révélant la répartition de la densité de matière dans l’Univers à différentes époques. Pour cela, il est nécessaire de collecter une très grande quantité de données sur de vastes régions du ciel.
Dans le contexte, la mission européenne a été en quelque sorte une victime collatérale de la guerre en Ukraine: elle devait initialement être lancée depuis Kourou avec un lanceur russe Soyouz, mais cette collaboration a été interrompue à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il a fallu attendre ensuite qu’un Falcon 9 de SpaceX soit disponible pour lancer la mission, partie ainsi avec plusieurs mois de retard.
Comment expliquer que l’énergie noire varie au cours du temps ?
Cela pourrait être, par exemple, ce que les physiciens appellent un « champ scalaire », c’est-à-dire un champ d’énergie qui évolue au fil du temps. Avant la découverte du boson de Higgs, nous connaissions principalement des champs associés à une direction précise: la gravité, par exemple, attire toujours la Lune vers le centre de la Terre. De même, un électron repousse un autre électron depuis sa propre position, indiquant encore un point précis d’interaction. En revanche, un champ scalaire comme celui associé au boson de Higgs agit partout dans l’espace, sans privilégier une direction particulière. Ce qui est longtemps resté purement théorique est devenu une réalité grâce à la découverte du boson de Higgs, dont le champ explique la masse des particules. Cela ouvre la possibilité que d’autres champs scalaires existent: des champs d’énergie différents du vide ou des propriétés géométriques fondamentales de l’espace, comme la constante cosmologique ; et qui auraient des effets bien réels.
Que dit la physique de ces champs scalaires ?
Un autre champ hypothétique associé à une particule tout aussi hypothétique appelée « axion » a été inventé pour briser certaines symétries fondamentales entre particules, notamment en fonction de leur charge. Ce champ pourrait ainsi résoudre l’un des grands mystères de la physique moderne: pourquoi l’antimatière semble avoir disparu de notre Univers. Lorsqu’on parle d’énergie noire et de matière noire lors de conférences, le public nous interpelle souvent sur l’absence d’antimatière. La réponse habituelle est qu’il s’agit là de deux sujets bien distincts. Mais peut-être pas, finalement: c’est peut-être le même sujet. Le champ scalaire associé aux axions pourrait constituer une explication unifiée, reliant l’absence actuelle d’antimatière à l’énergie noire. Dans d’autres modèles, c’est une gravité modifiée qui pourrait expliquer ces observations.
De potentiels « signes avant-coureurs d’une nouvelle physique »
Il pourrait donc exister des interactions directes entre un champ scalaire et la matière noire ?
Oui, ces phénomènes, qu’on considère jusque-là comme indépendants, pourraient être liés. Si tel est le cas, le futur de l’Univers ne serait plus du tout celui qu’on envisageait auparavant. À ce jour, on explique que l’Univers va se refroidir progressivement jusqu’à devenir froid et sans vie. Or, tant que l’on ne sait pas exactement ce qu’est l’énergie noire, une telle conclusion n’est plus assurée. Aujourd’hui, certains modèles envisagent même la possibilité que l’Univers, au lieu de continuer à s’étendre indéfiniment, puisse un jour se recontracter.
Cela pourrait même être directement lié au champ de Higgs, qui aurait alors plusieurs effets physiques simultanés. Cela ouvre une porte vers une nouvelle correspondance entre nos observations et la physique fondamentale. Cela pourrait remettre en question l’âge de l’Univers, par exemple. De même, on s’aperçoit que l’énergie noire a changé à peu près au moment de la naissance du système solaire, ce qui constitue une coïncidence amusante.
J’aime ainsi rappeler à mes étudiants que certaines anomalies observées dans le comportement des galaxies, anomalies souvent mises de côté car jugées mineures, pourraient en réalité être les signes avant-coureurs d’une nouvelle physique. Ces éléments, jusque-là isolés, pourraient bientôt s’articuler ensemble pour former un nouveau modèle explicatif cohérent. Nous réaliserions alors que ces indices étaient devant nos yeux depuis longtemps, mais qu’ils nous avaient échappé parce que notre regard était trop imprégné par une théorie. Cette découverte ouvre des perspectives passionnantes.
Et si les résultats d’Euclid devaient infirmer ceux de DESI ?
Si Euclid confirme simplement que l’énergie noire est une constante cosmologique, ce serait probablement le résultat le moins intéressant que l’on puisse obtenir, et ce, pour deux raisons. D’abord, parce que cela reviendrait exactement à ce que l’on supposait déjà auparavant ; ensuite, parce que cette constante resterait un simple paramètre inexpliqué: on ignore totalement pourquoi elle possède cette valeur précise.
En revanche, si nos observations montrent à nouveau que l’énergie noire change au cours du temps, ce serait une révolution. On pourrait alors comprendre pourquoi nous ne l’avons pas détectée plus tôt: selon certains modèles, son effet aurait été caché par l’expansion très rapide de l’Univers au début de son histoire. Ce n’est que plus tard, quand l’expansion s’est ralentie, que cette énergie noire aurait commencé à se manifester. À partir de là, de nouvelles théories peuvent émerger.
Les résultats de DESI renforcent aujourd’hui, plus que jamais, la nécessité d’Euclid. Il nous faut une compréhension beaucoup plus fine de l’Univers et pour cela un outil capable d’explorer ces facettes – ce qu’est Euclid. DESI a une approche à une seule « facette » de l’observation cosmologique, qu’elle va améliorer chaque jour. Mais si cette facette a un angle de vue qui lui fait voir un carré – ou un rond – à la place d’un tube, les observations pourront toujours être affinées au millième, dix-millième ou cent-millième près, on continuera à voir un carré à la place d’un cylindre. Pour comprendre l’Univers, il nous faut donc une perspective complémentaire, ce regard différent qu’apportera Euclid.
Enfin, l’arrivée prochaine d’autres missions telles que l’observatoire Vera Rubin, qui se concentrera notamment sur les supernovæ, est particulièrement prometteuse. C’est une véritable convergence scientifique qui se dessine actuellement: chaque observatoire apportera une pièce du puzzle, chacun donnant sa vision de l’Univers pour résoudre ensemble cette « quadrature du cercle » cosmologique. Nous assistons à un moment unique où toutes ces missions vont collectivement transformer notre compréhension de l’Univers.
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