Le football ivoirien délaisse ses jeunes talents qui veulent partir à tout prix

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Le football ivoirien délaisse ses jeunes talents qui veulent partir à tout prix
Le football ivoirien délaisse ses jeunes talents qui veulent partir à tout prix

Africa-Press – Côte d’Ivoire. Pour ouvrir son centre de formation, Ibrahima* a réuni le strict minimum: une dizaine de ballons et autant de gamins prêts à tout pour devenir footballeurs professionnels. A Abidjan, la capitale économique de la Côte d’Ivoire, cet ancien attaquant qui n’a, de son propre aveu, « jamais percé », ne possède ni bureau, ni terrain, ni diplôme d’entraîneur. De toute façon, lâche-t-il d’un ton désinvolte, il n’est « pas vraiment là pour former des footballeurs ».

Depuis 2018, ce quadragénaire fort en gueule qui sillonne jour et nuit les communes d’Abidjan a d’autres objectifs: « Je “scoute” les talents et je sais comment les faire partir », dit-il. Comprendre: il repère les bons joueurs lors des tournois de quartier, promet aux meilleurs et à leurs parents un destin de star du ballon rond avant de les vendre, le plus rapidement, au plus offrant.

Fier des « fruits de [s]on travail », Ibrahima fait défiler sur son téléphone des photos des jeunes qu’il a détectés et qui évoluent désormais sous les couleurs d’équipes roumaines, tchèques, albanaises ou marocaines, la plupart en divisions inférieures. D’autres, moins chanceux, sont en Asie ou en Afrique de l’Est. Aucun ne joue dans un club majeur, la plupart galèrent, certains veulent rentrer et presque tous lui en veulent, estimant qu’il les a « trompés ». Mais Ibrahima s’en moque, lui vit « très bien », aime-t-il répéter. Et ça n’est pas près de s’arrêter, car « la source est intarissable, poursuit-il, la Côte d’Ivoire est une terre de foot et tous ces jeunes ne rêvent que de partir ».

« Système industrialisé »

Centre de formation, centre d’animation, académie: selon une récente enquête de la Fédération ivoirienne de football (FIF), il y aurait plus de 700 structures de formation enregistrées à travers le pays, dont une majorité, à l’instar de celle d’Ibrahima, aux allures low cost et aux intentions douteuses. Seule une poignée sort du lot et réalise un travail sérieux d’encadrement des jeunes. « Tout le monde veut son centre de formation pour commercialiser des jeunes et se faire de l’argent, pas pour les former », déplore Fernand Dedeh. D’après ce journaliste sportif, ce phénomène n’est pas nouveau, mais tandis que certains pays de la sous-région – Sénégal en tête – professionnalisent leur filière de formation, la Côte d’Ivoire, elle, « s’enlise », juge-t-il.

Pis, les ventes opaques des jeunes joueurs sont devenues un « système industrialisé », explique Raheem Alibhai, l’un des responsables d’Ivoire Académie, une structure de formation reconnue à l’international qui a notamment lancé l’attaquant vedette Gervais Yao Kouassi, dit « Gervinho ». Ce « système » affecterait désormais tous les échelons du football ivoirien: les petites structures comme les plus professionnelles qui alimentent les championnats européens en talents ivoiriens. Raheem Alibhai se dit « fatigué de se faire dépouiller et que d’autres profitent du savoir-faire » de ses équipes. Une exaspération partagée par de nombreux dirigeants de centres de formation rencontrés par Le Monde.

Tous racontent la même histoire: les familles de leurs meilleurs jeunes joueurs, sous contrat et formés durant plusieurs années chez eux, sont approchées par des « agents véreux » qui proposent, contre une somme d’argent, d’envoyer le fils prodige dans un centre de formation au Mali, réputé pour la qualité de ses réseaux et ses passerelles vers les championnats européens, et, plus rarement, au Burkina Faso.

Le transfert de mineurs étant interdit par la Fédération internationale de football (FIFA), de faux papiers sont fabriqués pour changer la nationalité et l’âge du joueur. Or cette nouvelle identité fait disparaître le club formateur du parcours du jeune et prive le collectif de la contribution de solidarité, une indemnité versée à chaque transfert. « Le foot ivoirien souffre à cause de ces méthodes, dénonce un dirigeant de Ligue 1 ivoirienne, ce sont des voleurs d’enfants, il suffit de regarder certaines équipes de jeunes du Mali, elles sont en partie composées d’Ivoiriens qui ont de faux papiers, et que l’on retrouve sur la scène européenne actuelle ».

« Nouveaux négriers »

Selon nos informations, plusieurs centres de formation et clubs ivoiriens ont lancé des procédures contre des structures sportives maliennes en saisissant la FIFA ou en lançant des requêtes auprès du Tribunal arbitral du sport. Observateur de ces pratiques qui s’apparentent à de la traite de mineurs, Fernand Dedeh explique toutefois que ces « nouveaux négriers » qui gravitent dans le football ivoirien opèrent « en complicité avec les parents et souvent les jeunes eux-mêmes qui veulent réussir à tout prix et préfèrent tenter leur chance au Mali ou au Burkina plutôt qu’ici ».

Car en Côte d’Ivoire, rares sont les clubs professionnels des deux premières divisions du championnat qui possèdent leur propre centre de formation. Or ces équipes de jeunes constituent généralement des ponts vers l’élite. « On est obligés de faire jouer nos gamins de 14 ans contre des équipes de mecs de 20 ans », se plaint Pascal Théault, le directeur de l’Académie MimoSifcom, la plus structurée du pays. Rattachée à l’ASEC Mimosas, le club le plus populaire du pays et fournisseur officiel « d’Eléphants » pour la sélection nationale, l’académie a notamment vu passer les frères Yaya et Kolo Touré ou Salomon Kalou, des légendes du foot ivoirien. Plus récemment, la vitrine de la formation à l’ivoirienne a vendu Karim Konaté et Oumar Diakité, qui brillent respectivement avec le Red Bull Salzbourg et le Stade de Reims.

Pour le technicien français, il devrait y avoir « quarante académies comme la nôtre qui proposent des entraînements réguliers, un cursus scolaire et médical et du périscolaire pour faire de nos jeunes sportifs des hommes », raconte cet ancien du stade Malherbe de Caen. Le faible nombre de structures pour les jeunes tire le niveau général vers le bas, constate le formateur, qui parle de « gâchis », vu les talents dont regorge le pays. Depuis 2015, il n’y a plus de championnat de jeunes, obligeant les équipes à s’auto-organiser. Une anomalie qui sera corrigée dès l’année prochaine, assure-t-on du côté de la FIF. « La Côte d’Ivoire est une terre de foot, mais pas encore un pays de foot », conclut Pascal Théault.

Et si la formation laisse à désirer, le football professionnel, lui, a peu d’atouts à faire valoir pour conserver les jeunes joueurs. Le niveau de la Ligue 1 est « catastrophique, il n’a que très peu augmenté depuis vingt ans, » confie un agent de joueur franco-ivoirien, de passage à Abidjan. Depuis le sacre en 1998 de l’ASEC Mimosas en Ligue des champions africaine, les campagnes continentales des clubs ivoiriens sont, à quelques exceptions près, de véritables « purges » poursuit-il. Résultat: sur les 27 Ivoiriens qui seront retenus pour jouer la Coupe d’Afrique des nations (CAN) qui se tiendra en Côte d’Ivoire du 13 janvier au 11 février, il n’y aura a priori qu’un seul représentant du championnat local: le gardien remplaçant.

« Fous de foot »

Sans billetterie – les matches de Ligue 1 se jouent parfois devant 100 personnes –, avec très peu de sponsoring et de maigres droits télé, les budgets des clubs sont dérisoires. La FIF attribue chaque année une subvention d’environ 80 millions de francs CFA (122 000 euros) par club. « Ça paie les maillots à l’année », plaisante un dirigeant de club qui précise que son budget est « trois à quatre fois supérieur ». Selon ce dernier, le « faible » soutien des instances pousse les clubs à « faire partir leurs jeunes joueurs au plus vite ».

Même si la FIF impose un revenu minimum de 160 000 francs CFA pour les joueurs de Ligue 1, dans les faits, tous ne perçoivent pas cette somme. « Ce n’est pas surprenant qu’un jeune préfère tout faire pour partir et gagner 2 000 euros par mois en 4e division allemande », explique Jean-Philippe Dieudonné, un jeune entrepreneur belge à la tête d’un centre de formation à Abidjan et qui a récemment acheté un club de 4e division pour donner du temps de jeu aux jeunes qu’ils forment. Si la matière première, les joueurs, est abondante, les infrastructures, elles, sont insuffisantes.

D’après Jean-Philippe Dieudonné, il y aurait moins de cinq terrains aux normes à louer dans la mégalopole d’Abidjan. Comme l’ensemble des professionnels du secteur, cet amoureux du football ivoirien espère que la vingtaine de terrains d’entraînement construits pour accueillir la CAN va servir aux centres de formation et aux équipes du championnat local. Le chantier paraît vaste, mais il ne manque pas grand-chose pour faire de la Côte d’Ivoire pays de foot avec une formation « digne de ce nom » veut croire le jeune belge, selon lequel « l’essentiel est déjà là, les Ivoiriens sont fous de foot, en plus d’être bons ».

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