Africa-Press – Côte d’Ivoire. Les insectes ne maculent plus les pare-brise des autos l’été, les alouettes sont de moins en moins nombreuses dans les champs, le lapin de garenne a quasiment disparu des tableaux de chasse, sardines et anchois désertent le golfe du Lion. L’être humain ferait-il le vide autour de lui? Ces quelques exemples français se déclinent à l’envi dans le monde entier. Les populations animales et végétales régressent partout. Faisons-nous face à une « sixième extinction de masse »?
Alors que nombre de livres ont, depuis une trentaine d’années, affirmé qu’elle est désormais bien en cours, deux chercheurs de l’université de l’Arizona (États-Unis), John Wiens et Kristen Saban, affirment qu’au contraire, la biodiversité serait stable avec un taux de disparition naturelle des espèces inférieur à 0,1 % ces 500 dernières années, soit largement en dessous des 75 % requis par les critères géologiques. De plus, selon ces chercheurs, plus de la moitié des espèces déclarées éteintes vivaient dans des îles, espaces restreints où les animaux ne peuvent étendre leur aire de répartition.
« Des études récentes suggèrent que des extinctions de genres entiers d’animaux sont en train de s’accélérer et que ces extinctions mettent en danger la survie de l’humanité. Nous trouvons au contraire que les extinctions de genres sont très rares parmi les plantes et les animaux, qu’elles se déroulent généralement dans des îles et que ces extinctions sont actuellement en train de ralentir lors de ces 100 dernières années au lieu d’accélérer « , affirme ainsi John Wiens, lors de la parution de son dernier article sur le sujet, dans la revue Plos en septembre 2025. Ce ralentissement serait notamment attribué au succès des politiques de préservation des espèces et de leur habitat.
Ces affirmations ont fait bondir nombre de naturalistes qui y ont décelé l’émergence d’une opposition idéologique proche du climatoscepticisme. « On tord les faits scientifiques pour défendre une thèse qui va accélérer le déclin du vivant, redoute Benoît Fontaine, chercheur au Centre d’écologie et des sciences de la conservation (Cesco) au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). Comment, en effet, convaincre des industriels de faire attention à la nature si des scientifiques leur disent que tout ça n’est pas si grave? »
Une notion qui s’appuie sur des données paléontologiques
Le débat est d’autant plus vif qu’il ne peut s’appuyer sur des bases solides. « La grande difficulté pour les scientifiques, c’est de pouvoir mesurer l’état de la biodiversité, reconnaît le naturaliste Bruno David, ancien président du MNHN. La nature, ce sont des millions d’espèces qui interagissent entre elles et avec leur milieu dans des relations complexes de prédation ou de mutualisation que nous sommes loin de comprendre entièrement. » Au contraire du changement climatique évalué grâce à un indicateur simple et universel – la tonne de CO2 -, la biodiversité est plus ou moins riche selon les climats, les reliefs, la quantité d’eau disponible, et varie fortement entre les milieux marins et terrestres. Au dernier comptage de 2025, 2.157.000 espèces animales et végétales ont été décrites par les scientifiques. Or, leur nombre total excéderait largement les dix millions.
La notion d' »extinction de masse » s’appuie sur des données paléontologiques. Au cours des 4,5 milliards d’années de son histoire, la planète en a connu cinq. Les couches géologiques correspondantes montrent une disparition de 75 % des espèces en un million d’années au minimum, soit un laps de temps court à l’échelle géologique. Ces critères sont ceux utilisés par la communauté des biologistes pour caractériser la survenue de la sixième extinction.
Les cinq extinctions de masse
L’ORDOVICIEN (-445/-443 MILLIONS D’ANNÉES): 85 % des espèces marines disparaissent. La crise est due à une glaciation qui provoque une baisse du niveau des mers, et donc une réduction des habitats marins. Elle est suivie d’une remontée rapide des eaux qui provoque un appauvrissement en oxygène de l’océan.
LE DÉVONIEN (-375/-360 MILLIONS D’ANNÉES): L’extinction massive touche les espèces marines et épargne les plantes et les arthropodes terrestres. Après un réchauffement des températures, des chutes de météorites conduisent à un refroidissement brutal du climat.
LE PERMIEN (-250 MILLIONS D’ANNÉES): C’est la plus grande crise subie par les espèces terrestres. Des éruptions volcaniques majeures provoquent la baisse de la température du fait de l’occultation du rayonnement solaire. L’impact d’une météorite géante est discuté. 90 % des espèces disparaissent.
LE TRIAS (-201 MILLIONS D’ANNÉES): C’est la crise qui évince les tétrapodes au profit des dinosaures. 95 % des plantes à feuilles sont remplacées par des fougères. La Terre est frappée par cinq grandes météorites. Leur responsabilité est discutée, la place du volcanisme débattue: les causes de cette extinction restent mal connues.
LE CRÉTACÉ (-66 MILLIONS D’ANNÉES): C’est l’extinction des dinosaures qui laissent la place aux mammifères. Elle est attribuée aux seules chutes d’une ou plusieurs météorites. Mais il est plus probable que leur disparition soit due à un lent changement climatique qui a fait diminuer leur nombre.
La seule tentative sérieuse de documenter la disparition d’une espèce revient à l’Union internationale de conservation de la nature (UICN) et à sa « liste rouge » classant les populations en neuf catégories, de « préoccupation mineure » à « éteinte », en passant par « en danger » ou « vulnérable ». Au dernier pointage, l’organisme onusien a évalué les populations de 172.620 espèces. 48.646 d’entre elles sont considérées comme menacées d’extinction à l’échelle mondiale. 926 ont été déclarées « éteintes ». Pour être certain de cette perte définitive, les chercheurs, les naturalistes amateurs, les gestionnaires d’espaces naturels s’appuient sur une méthode draconienne. Il faut en effet qu’une surveillance étroite de l’habitat connu ou suspecté d’une espèce ait échoué à enregistrer la présence d’un individu de jour comme de nuit, en toutes saisons et sur plusieurs décennies couvrant de nombreuses générations.
Si c’est bien sur ces données que se sont appuyés les deux chercheurs de l’université de l’Arizona, Benoît Fontaine, avec ses collègues Philippe Bouchet (MNHN) et Robert Cowie, de l’université d’Hawaii (États-Unis), ont vivement répondu à leurs conclusions. « Le principal reproche que nous faisons, c’est que ces travaux s’appuient uniquement sur la liste rouge qui évalue les statuts de conservation d’environ 7 % des espèces connues et probablement moins de 2 % du nombre total des espèces réellement existantes. » Outre que l’UICN s’intéresse principalement à des populations de vertébrés (les mammifères et les oiseaux sont très bien évalués), des pans entiers de la biodiversité – mollusques, insectes, reptiles – sont peu étudiés du fait de la taille des animaux, de la complexité des recherches et du peu de personnel pour les mener. Difficile, donc, de s’appuyer sur les espèces évaluées quand des genres entiers ne sont ni surveillés, ni même connus de la science.
Ce sont justement ces difficultés qui ont amené la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), groupe international d’experts de la biodiversité, à se montrer d’une extrême prudence dans ses avis. Le rapport sur l’état de la nature publié en 2019 et adopté par consensus affirme cependant que « l’activité humaine menace d’extinction globale un nombre d’espèces sans précédent. En moyenne, 25 % des espèces appartenant aux groupes d’animaux et de végétaux évalués sont menacées, ce qui suggère qu’environ 1 million d’espèces sont déjà menacées d’extinction, beaucoup dans les décennies à venir « . Tout le débat est là: comment passer de la « suggestion » à la certitude? Comment mesurer l’évolution d’un tissu vivant de plus de dix millions d’espèces?
Mobiliser le plus grand nombre d’observateurs
« Des approches variées montrent toutes que la situation est critique « , affirme avec force Benoît Fontaine. Et pour cela, des outils existent. Le premier, c’est la théorie de la biogéographie insulaire posée par les chercheurs Robert MacArthur et Edward Wilson en 1967. Elle établit une relation entre la surface d’un habitat et le nombre d’espèces présentes. Plus l’écosystème est petit, moins il y a d’espèces. « Ce rapport a maintes fois été vérifié, notamment dans des zones en cours de déforestation où l’on constate que la fragmentation des habitats réduit le nombre d’espèces « , table Benoît Fontaine. Une seconde voie consiste à faire appel aux sciences participatives. Il s’agit alors de mobiliser un grand nombre d’observateurs pour couvrir à intervalles réguliers de vastes portions de territoires. C’est ainsi que procède le MNHN, notamment pour son programme Stoc.
Les chercheurs font appel aux volontaires
Le monde est vaste, les plantes et animaux nombreux, les chercheurs ne peuvent être partout. D’où l’idée de faire appel aux volontaires. Passionnés de nature, élèves et professeurs, associatifs, tout le monde peut participer à un programme scientifique. Le Muséum national d’histoire naturelle sollicite ainsi les bonnes volontés sur le suivi des oiseaux, la notation des dates de bourgeonnement et de fleurissement des plantes, la prise de photos d’insectes pollinisateurs, etc. Les chercheurs fournissent le matériel et animent les plateformes de récolte des données. La démarche s’adresse autant à de parfaits béotiens qu’à des personnes ayant déjà acquis des compétences comme les ornithologues amateurs du réseau de suivi des oiseaux communs (Stoc), qui ont appris à reconnaître les chants des différentes espèces.
Caspar Hallmann, de l’université Radboud, à Nimègue (Pays-Bas), a utilisé en 2017 une autre méthode dont les résultats ont fait grand bruit. À 27 ans d’intervalle, le chercheur a procédé à des piégeages d’insectes dans 63 aires protégées d’Allemagne et il a pesé la biomasse ainsi recueillie. Résultat: un déclin de 76 % des populations. Si la méthode ne dit rien des espèces plus ou moins en voie de disparition, elle indique cependant un effondrement alarmant dans des aires où, pourtant, il n’y a aucune activité humaine susceptible de perturber la faune.
Homo sapiens, le principal responsable
Enfin, Robert Cowie, Philippe Bouchet et Benoît Fontaine ont apporté leur propre contribution en 2022. « Pour estimer l’évolution globale des populations, nous avons utilisé les collections d’escargots des Muséums depuis le début du classement des espèces au 18e siècle et nous avons pu ainsi déterminer où et quand dans le passé des individus avaient été collectés, raconte Benoît Fontaine. C’est ainsi que nous avons pu déterminer par extrapolation que ces 500 dernières années, entre 150.000 et 260.000 espèces tous genres confondus ont disparu, soit entre 7,5 et 13 % des 2 millions d’espèces décrites par la science, et bien plus que le petit millier d’espèces déclarées éteintes par l’UICN. »
Cette évaluation est très éloignée des 75 % de disparitions qui signeraient une sixième extinction de masse. « Mais on en prend tout droit le chemin si les humains ne réagissent pas « , alerte Bruno David. Car le principal responsable du phénomène en cours, c’est Homo sapiens. Dans son rapport de 2019, l’IPBES liste les causes de la baisse des populations animales et végétales et les disparitions qui en découlent. En premier lieu, c’est la destruction des milieux par l’humain qui est pointée. « Au total, 75 % de la surface terrestre est altérée de manière significative, 66 % des océans subissent des incidences cumulatives de plus en plus importantes et plus de 85 % de la surface des zones humides a disparu « , révèle le rapport. Figurent ensuite les pollutions diverses par produits chimiques ou émissions de gaz nocifs, la dispersion des espèces invasives, la surexploitation des ressources (surpêche, extraction minière, agriculture intensive), et enfin le changement climatique. « C’est cependant un facteur de plus en plus important avec l’augmentation continue de la température de la planète, qui perturbe les conditions de vie des animaux et des plantes « , prévient Bruno David.
La convention onusienne sur la biodiversité a déjà compilé toutes les solutions permettant de préserver le tissu vivant de la planète: conversion de l’agriculture intensive, fin des extractions minières au profit de l’économie circulaire, préservation stricte des espaces naturels, etc. En 2023, les États se sont donné pour objectif de stopper l’érosion de la biodiversité d’ici à 2030. 170 milliards d’euros y seront consacrés tous les ans, mais les besoins réels sont estimés à 600 milliards. Des sommes qui devraient être prioritaires car la protection de la biodiversité, c’est aussi un moyen de lutter contre le changement climatique. C’est en tout cas la thèse de l’essayiste Frédéric Gruet: « Plutôt que de considérer la crise de la biodiversité comme un simple volet de la crise climatique, pourquoi ne pas renverser la perspective? Et si la crise climatique n’était que l’une des causes d’un problème plus large, celui de l’extinction du vivant? Saurons-nous reconnaître cette urgence? »
Pour plus d’informations et d’analyses sur la Côte d’Ivoire, suivez Africa-Press





