Energie noire : Euclid va enquêter sur l’expansion de l’Univers

10
Energie noire : Euclid va enquêter sur l’expansion de l’Univers
Energie noire : Euclid va enquêter sur l’expansion de l’Univers

Africa-Press – Côte d’Ivoire. Sommes-nous à l’aube d’un renversement de perspective cosmologique ? À un passage de gué cognitif semblable à celui qui nous a menés d’un système où la Terre était le centre de l’Univers vers celui qui a mis le Soleil au milieu de l’échiquier ? « La période est scientifiquement embarrassante, reconnaît Guiseppe Racca, directeur du programme Euclid à l’Agence spatiale européenne (ESA). Nous savons aujourd’hui que 95 % de la composition de l’Univers nous sont inconnus.  »

Les découvertes des dernières décennies ont montré en effet que celui-ci est composé à seulement 5 % de matière ordinaire, d’atomes qui composent notre corps, notre environnement et l’Univers connu. Le reste du cosmos est dominé à 68 % par l’énergie noire et à 27 % par la matière noire: deux composantes dont nous ne savons quasiment rien.

« Les observations spatiales relèvent des tensions à tous les échelons du modèle de gravité générale, souligne David Elbaz, astrophysicien au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), à Saclay (Essonne). C’est un cauchemar: notre modèle de gravité semble cassé, gouverné à 90 % par des baryons noirs ! Pourtant toutes les observations valident la théorie de la relativité générale d’Einstein. Notre objectif est d’aller au-delà de la pensée d’Einstein. Avec Euclid, nous nous lançons dans l’inconnu.  »

Lancé le 1er juillet 2023, le satellite européen, qui porte le nom du père antique de la géométrie, doit permettre de découvrir de nouvelles voies de compréhension de l’Univers. Il a d’abord rejoint le point de Lagrange L2, une région de l’espace à 1,5 million de kilomètres de la Terre qui lui offre une vue complète du ciel, loin des influences gravitationnelles de la Terre, du Soleil ou de la Lune. Après une première période de tests et de calibrage des instruments, Euclid a commencé sa mission scientifique en février. Un moment capital pour les équipes, après douze ans de développement, dans lequel ont été impliquées 3500 personnes, dont plus de 1500 scientifiques de 17 pays.

Pendant six ans, l’observatoire spatial va scruter près de deux milliards de galaxies sur environ 36 % du ciel (15.000 degrés carrés). Soit la portion de ciel qui n’est éclairée ni par le Système solaire ni par la Voie lactée ou tout autre nuage de poussières proche, et qui permet donc d’accéder à toutes les échelles cosmiques, des galaxies proches jusqu’aux plus grands filaments de matière de l’Univers profond.

Une topographie de la distribution de la matière noire

Le germe de cette mission remonte à 1998, lorsque deux équipes indépendantes montrent que l’expansion de l’Univers, censée décélérer sous l’effet de la gravité, est en réalité entrée dans une étrange phase d’accélération. Ce phénomène inexplicable, qui va à l’encontre des modèles existants, sous-entend « l’existence d’une nouvelle composante, d’une nouvelle interaction fondamentale, qu’on appelle génériquement l’énergie noire, note Yannick Mellier, astronome à l’Institut d’astrophysique de Paris et responsable de la mission Euclid. Nous savons que cet effet d’accélération de l’expansion a pris place au cours des dix derniers milliards d’années. C’est donc cette échelle cosmique que nous allons explorer, puis couper en tranches temporelles afin de regarder comment l’Univers se structure en fonction de son âge.  » L’objectif étant de comprendre quand et comment l’énergie noire a pris en main le destin de l’Univers.

Pour cela, Euclid dispose d’un télescope de 1,2 mètre de diamètre qui alimente en photons deux instruments: un imageur visible (VIS), qui produit des images de 620 mégapixels, et un spectromètre-photomètre infrarouge (NISP), le plus grand imageur infrarouge jamais envoyé dans l’espace. La mission va ainsi réaliser une topographie de la distribution de la matière noire dans l’Univers, le rôle des montagnes étant ici joué par les grandes concentrations de matière.

L’hypothèse de l’existence d’une matière dite noire a été faite en 1933 par l’astronome suisse Fritz Zwicky. Afin d’évaluer la masse totale de l’amas de la Chevelure de Bérénice, il a eu l’idée de comparer la quantité de lumière émise par les populations d’étoiles à la « masse dynamique », c’est-à-dire celle que l’on peut déduire de la vitesse de rotation des galaxies. Il découvre ainsi que cette dernière est 400 fois plus grande que la masse lumineuse ! De même, sans matière noire, les étoiles orbitant en périphérie d’une galaxie, où la gravité est plus diluée, devraient se déplacer plus lentement que celles du centre. Pourtant, les observations montrent que les unes et les autres tournent à peu près à la même vitesse, ce qui suggère à nouveau la présence d’une grande quantité de masse invisible. Une matière qui ne produit aucun rayonnement n’est pas faite d’atomes et n’a aucune interaction avec la matière ordinaire, si ce n’est par la gravitation.

Mais comment cartographier quelque chose que l’on ne voit pas ? « Il y a deux approches particulièrement intéressantes, souligne Yannick Mellier. La première consiste à observer les effets de lentilles gravitationnelles. Mais à des échelles cosmologiques, ces effets sont extraordinairement faibles et nécessitent des mesures de très haute précision. L’autre approche consiste à mesurer statistiquement l’évolution des galaxies sous l’effet de la gravité, leur regroupement progressif au cours du temps.  » Le film de la structuration de la matière devrait en effet nous aider à comprendre le rôle de l’énergie noire dans l’équation de l’Univers.

La première piste d’enquête s’appuiera sur la haute sensibilité de l’instrument VIS, qui doit permettre « d’imager en lumière visible la forme d’une galaxie avec une précision de 1 %, détaille David Elbaz. Et ainsi de déceler les plus infimes déformations engendrées par la présence de matière noire dans la ligne de visée.  » Selon la théorie de la relativité générale, l’espace-temps se comporte, en quelque sorte, comme une trame courbée localement par la masse des astres – étoiles, trous noirs, galaxies -, mais aussi par celle d’agrégats de matière noire. Lorsque les rayons de lumière passent au voisinage de ces collines ou chaînes de montagnes invisibles, ils sont défléchis: un phénomène appelé lentille gravitationnelle.

Celle-ci est dite forte lorsqu’elle produit des effets optiques remarquables: multiplication des images d’une source unique, création d’arc ou d’anneaux lumineux – les anneaux d’Einstein. Les effets de lentilles gravitationnelles faibles sont autrement plus subtils et n’entraînent que de légères distorsions de la forme des galaxies lointaines, décrites par les astrophysiciens comme des « étirements » ou des « cisaillements ».

L’accès à la troisième dimension grâce à l’infrarouge

La seconde voie de recherche exploitera les données capturées par le spectromètre infrarouge NISP, qui enregistrera 64 mégapixels par observation. Les galaxies lointaines, qui s’éloignent de nous du fait de l’expansion de l’Univers, émettent une lumière étirée vers des longueurs d’onde plus étendues, passant du spectre visible vers l’infrarouge. « Quand la voûte céleste nous offre une vue en deux dimensions de l’Univers, la spectrométrie infrarouge permet d’accéder à sa troisième dimension « , note David Elbaz.

Les données produites par NISP vont éclairer d’un jour nouveau les amas de galaxies, les plus massives des structures de l’Univers dont le ciment gravitationnel est la matière noire. « Un modèle d’univers avec une densité de matière noire élevée produira plus d’amas que celui avec une densité faible « , explique Yannick Mellier. L’estimation de la population d’amas et de son évolution au cours du temps nécessite donc de sonder les profondeurs de l’Univers. « Chaque galaxie a sa propre vitesse, souligne le chercheur, une vitesse qui n’est pas aléatoire: les galaxies ont en effet tendance à se diriger vers les structures les plus massives de l’Univers. Elles forment alors des champs de vitesses qui tracent les régions cosmiques où se concentre la gravité.  » Là encore, les vitesses de déplacement de toutes les pièces de l’échiquier seront autant de sources d’information à même d’élucider le mystère de l’énergie noire.

Ces deux voies d’investigation ont toutefois nécessité de déployer des trésors d’ingéniosité technologique. « Enregistrer les très fins écarts de forme des galaxies provoqués par la matière noire exige une qualité d’image stable au cours du temps, note David Elbaz. La même image prise à deux ou six ans de distance doit être semblable, à la molécule près !  »

Cette ultra-haute précision permettra à chaque pose d’observer les déformations gravitationnelles de 50.000 à 100.000 galaxies. L’instrument NISP, dédié à la lumière infrarouge, opère quant à lui à une température de -170 °C, ce qui lui permet de déceler toutes les sources de chaleur de son champ de vision. L’un des grands défis de la mission était de lui assurer une très grande stabilité de mesure, en dépit du rayonnement cosmique qui le bombarde et le vieillit en permanence. « Cette stabilité a permis de planifier, à l’aide de logiciels, les relevés à la seconde près, et ce pendant six ans « , s’enthousiasme Jean-Charles Cuillandre, astronome au CEA.

NISP va ainsi permettre d’étudier le décalage vers le rouge de la lumière des astres, le pendant de l’effet Doppler pour le son. À l’approche d’une ambulance, les ondes sonores de sa sirène sont resserrées, comme écrasées à l’avant du véhicule et le son paraît plus aigu à l’observateur. À l’inverse, tandis que l’ambulance s’éloigne, les ondes s’étirent dans le sillage du véhicule et le son devient plus grave. Le même phénomène se produit pour la lumière: celle d’un astre est perçue plus bleue à l’approche et plus rouge lorsqu’il s’éloigne. Le décalage vers le rouge des galaxies va permettre à Euclid de mesurer précisément leur distance et dresser la carte la plus étendue dans l’espace et le temps jamais réalisée. Le décalage vers le rouge est de fait l’un des marqueurs essentiels de l’énergie noire.

Pour pouvoir balayer l’énorme portion de ciel auquel il est dédié, « Euclid est doté d’un large champ de vision, qui couvre à peu près la surface de trois pleines lunes, explique David Elbaz. Par comparaison, celui du télescope spatial Hubble équivaut à la pointe d’un stylo porté à bout de bras et celui du James Webb à la vision au travers du chas d’une aiguille. Au cours de sa mission, Euclid va observer chaque semaine l’équivalent de la totalité du ciel couvert par le télescope Hubble en trente ans. Cela prendrait neuf cents ans à Hubble pour assurer le même résultat !  »

Une telle moisson d’images et de spectres va permettre des comparaisons statistiques entre les tranches d’univers, pour comprendre où et comment l’Univers accélère son expansion. Et en savoir plus sur l’évolution dans le temps de la prise de pouvoir de l’énergie noire sur le destin de celui-ci.

Des images d’une précision sans précédent

Le 7 novembre 2023, l’ESA a publié les cinq premières images issues des premiers tests instrumentaux d’Euclid. Elles ont démontré l’excellence de l’observatoire, par sa précision, ses largeur et profondeur de vue inédites ! Au-delà des objectifs principaux, ces clichés annoncent un bouleversement scientifique pour de nombreux autres champs de recherche. « Euclid est un joli filet que l’on lance à la lumière et qui, sur une fraction et une profondeur du ciel plus grandes que ce qui a jamais été exploré, attrape tout sur son passage, note Jean-Charles Cuillandre: aussi bien des étoiles, des planètes flottantes, des galaxies proches, que la lumière interstellaire ou des quasars lointains.  »

Particulièrement impressionnante, l’image de l’amas de Persée distingue avec une précision sans précédent les 1000 galaxies de l’amas et plus de 100.000 galaxies supplémentaires en arrière-plan. Un grand nombre d’entre elles, de faible luminosité ou distantes de 10 milliards d’années-lumière, n’avaient encore jamais été observées. Situé à 240 millions d’années-lumière, cet amas est l’une des structures les plus massives connues. Il ne peut s’être formé et demeurer gravitationnellement stable qu’en intégrant une grande composante de matière noire. Persée est probablement à l’intersection de filaments cosmiques de matière noire. Plus de la moitié des galaxies d’arrière-plan seront utilisées pour analyser les effets de lentilles gravitationnelles faibles.

« Les quatre autres clichés illustrent les différentes échelles qui vont pouvoir être explorées par Euclid « , indique Jean-Charles Cuillandre, artisan de cette première livraison d’images. Le chercheur est particulièrement admiratif du portrait d’une galaxie spirale, IC-342, « une image remarquable, qui est à mon sens la plus précise jamais prise en astronomie d’une galaxie dans son intégralité. Cet observatoire spatial va fournir une moisson de données avec un potentiel de découvertes considérable. Je pense qu’on parlera encore des résultats d’Euclid dans quarante ans.  »

Yannick Mellier s’enthousiasme quant à lui des performances extraordinaires de l’instrument en infrarouge qui « va fournir à la communauté astronomique des données qui correspondent à peu près à 12 milliards de sources en visible et en infrarouge. C’est extraordinaire !  » La publication du relevé total ne sera cependant faite qu’au début de la prochaine décennie, qui promet ainsi de revoir de fond en comble notre vision du cosmos, et peut-être de rebattre les cartes de la physique pour aller au-delà de la vision d’Einstein. Et enfin comprendre la nature de l’énergie noire !

Des pétaoctets de données

La cosmologie est aujourd’hui passée dans un régime de haute précision, qui nécessite de collecter toujours plus de données. « Leur traitement statistique est l’un des plus grands défis de la mission Euclid, remarque Yannick Mellier, chercheur à l’institut d’astrophysique de Paris. Aucune mission spatiale n’a jamais produit la masse d’informations complexes que nous nous apprêtons à recevoir au cours des six prochaines années. Il a été incroyablement compliqué d’organiser la chaîne de traitement des paramètres de forme de galaxies dans le spectre visible, combinés à des mesures infrarouges, que nous allons comparer avec des profils enregistrés depuis des télescopes au sol sur plus d’un milliard de galaxies. Dix ans de travail ont été consacrés à cette partie de la mission !  »

Euclid doit en effet enregistrer plus de 500.000 images et spectres électromagnétiques de plus de 10 milliards de sources, en lumière visible et proche infrarouge. Soit au moins dix pétaoctets (1015 octets) de données brutes, dont le traitement sera réalisé à l’aide de neuf centres de calcul, répartis en Europe et en Californie, et du travail de 450 personnes. L’intelligence artificielle sera également utilisée, pour « nettoyer », par exemple, les interférences des rayons cosmiques dans les données. Les volumes d’informations sont tels et leur traitement à ce point complexe que cette partie de la mission représente 50 % du coût total.

Une première livraison de résultats sera faite en 2025 à partir de 20 % des données. En 2027, les chercheurs rendront publique une seconde analyse de la moitié des observations, mais il faudra attendre 2030 pour avoir une lecture de l’ensemble des images et spectres collectés.

Pour plus d’informations et d’analyses sur la Côte d’Ivoire, suivez Africa-Press

LAISSER UN COMMENTAIRE

Please enter your comment!
Please enter your name here